Tout avait bien commencé pour le Hirak. Un souffle populaire s’était emparé du pays, un cri d’espoir et de volonté de briser la fatalité que le régime militaire a inscrite comme seul destin pour le pays.
Nous n’aurions jamais cru en une telle vitalité d’une jeunesse et en une stratégie inédite. Elle avait choisi l’humour comme arme à destination du pouvoir militaire. Les slogans étaient géniaux par leur capacité à jouer avec la dérision. Elle avait compris que le régime militaire en serait perturbé car il ne connaît pas ce langage, l’humour lui est inconnu.
Elle avait également compris que les images étaient plus fortes que les slogans d’une époque passée. Quelle extraordinaire photo qui a fait le tour du monde, celle qui sera immortalisée par le nom de « la danseuse de la rue ». Son geste était admirable de beauté. Sa danse était le rayonnement d’une jeunesse qui voulait vivre dans la modernité et dans les deux genres unis. Son mouvement semblait aérien avec un regard d’effronterie lancé au visage d’une classe politique et militaire qui était restée dans le fond des ténèbres.
Je m’étais dit que cette fois, c’était la bonne, elle avait enfin trouvé le bon angle d’approche révolutionnaire. Ils ne referont pas la même erreur qui fut la notre avec des marches aussi stériles que douloureuses pour la voix et les pieds.
Et puis, de semaine en semaine, l’Algérie est redevenue l’Algérie. La lumière et le bon esprit de l’intelligence ont laissé place au bruit et aux danses qui, cette fois-ci, n’avaient pas la moindre chance de rivaliser avec celle de notre danseuse de la rue.
D’erreurs en erreurs, les généraux avaient la certitude qu’ils ne pouvaient perdre la partie. Quelles ont été les raisons profondes de leur victoire ?
Une révolution sans projet politique
Cela n’avait jamais existé dans l’histoire. Si nous prenons l’une des plus célèbres qui fait référence universelle, la Révolution française, il y a une erreur fondamentale mais courante à son égard par de nombreuses personnes qui l’évoquent.
Ce n’est pas la colère de la rue qui avait provoqué la naissance de la grande révolution. Elle avait été préparée de longue date par les idées du siècle des lumières que termine la séquence révolutionnaire. Puis ce fut une démarche politique qui avait provoqué l’étincelle soit la réaction d’une élite suite au refus du Roi d’accorder une constitution. La colère populaire, exacerbée par la « crise du pain », n’avait été que l’instant ultime qui avait fait basculer les événements en une révolution.
Ce ne sont jamais les cris qui suffisent à une révolution, Ils provoquent une révolte, pas une révolution. La différence fondamentale est que la seconde a le projet politique de l’abolition des institutions du pays ainsi que le départ des dirigeants en un mouvement concerté et réfléchi.
Le Hirak se voulait être une révolution puisqu’il souhaitait la seconde république. Il n’a même pas été une révolte car une révolte n’emprunte pas un chemin balisé tous les vendredis, les autres jours de la semaine n’étant pas considérés comme révolutionnaires.
On peut s’imaginer l’extrême déception des personnes honnêtes dans leur conviction. C’est pour eux un énorme gâchis que nous regrettons tous ensemble.
Une révolution sans incarnation
Cela ne s’est également jamais vu. Un mouvement révolutionnaire doit avoir des leaders, des porte-parole clairement identifiés. Le Hirak a innové dans l’histoire, il voulait conquérir le pouvoir sans figures incarnées qui sont les organisateurs légitimes qui portent une communication, qui galvanisent, revendiquent et menacent.
L’explication que la plupart ont donnée à cette révolution sans visages, comme l’avait soutenu Lahouari Addi, est totalement incompréhensible. Selon eux il était dangereux d’en désigner car ils auraient été la cible des menaces et/ou auraient été manipulés par le pouvoir.
Voilà une révolution qui ne voudrait faire prendre aucun risque à des leaders et qui ne fait aucune confiance envers les compagnons de lutte. Aucun risque et aucune confiance entre les manifestants, le Hirak a véritablement inventé une nouvelle forme de révolution.
En fait, à y réfléchir de plus près, peut-être que la prudence était justifiée pour ne pas accorder cette confiance. Examinons la raison.
Comme une révolution est gourmande en médias, le fiston de l’islamiste Madani s’est rajouté en mettant à disposition son média de télévision à l’étranger (financé par la fondation de l’abbé Pierre) au service de la révolution populaire et démocratique. Et beaucoup d’autres soutiens islamistes qui ont un intérêt à la démocratie comme le diable à la lumière.
Puis il y avait les éternels opportunistes, ceux qui sentent le vent bien plus rapidement que le nez d’un chien ou du meilleur spécialiste en météo. Ils avaient voté quatre fois en vingt ans pour leur grand bienfaiteur. Ils ont été à toutes les manifestations. Et lorsque le Hirak s’était usé, un certain nombre sont repartis vers les sphères gagnantes du pouvoir où ils avaient un abonnement. J’en connais même un qui s’est présenté au poste de député après s’être cassé la voix tous les vendredis. C’est compatible avec le nouveau job voulu, on lui demandait de se taire.
Dans toutes les révolutions il faut des étendards. Des milliers de foulards en une vague noire qui paraissait à la télévision onduler dans un flot humain. Les dames demandaient un état de liberté et d’égalité. Vous rendez-vous compte de l’énormité et de l’incongruité de la situation ? Des femmes qui adhèrent volontairement et avec grande dévotion au code de la famille qui leur confère un statut d’esclaves inféodées au maître mâle, demandent un état de liberté.
C’est cela le grand projet politique du Hirak. Demander aux islamistes de revendiquer un état laïc, aux affairistes d’exiger une confiscation des biens mal acquis et aux fils des militaires de plaider pour un pouvoir civil. Un chef-d’œuvre d’analyse politique.
Mais là encore, comment en vouloir aux manifestants de bonne foi qui se sont laissés griser par l’impossible. Ce sont les théoriciens de la révolution qu’il faut blâmer, ceux qui en étaient les plus zélés sans en prendre aucun risque en se déclarant leaders. Ils en avaient eu le prestige sans se déclarer responsables.
Une révolution hebdomadaire, en intérim
Tous les vendredis, après la prière, les révolutionnaires se donnaient rendez-vous à quatorze heures, place de la Grande Poste pour les uns, la grande rue pour les autres et bien d’autres lieux.
Le flot de la révolte commençait son étirement, les chants et les danses montaient en puissance. La chorale était bien à l’unisson, exercée par de nombreux mois de répétition. Puis lorsque le rituel se terminait, les braves se séparaient en se promettant d’être là, vendredi prochain, à quatorze heures, place de la Poste. Promis juré, ils ne renonceront pas au combat même s’il y avait le match du championnat le vendredi après-midi à la télévision.
Pas une fois, pas une seule, la masse n’a eu l’idée de rompre la routine du terrain balisé et des horaires. Pas une fois la foule ne s’est écartée de la piste du cirque. Ni intimidation devant les casernes, ni devant les lieux du pouvoir gouvernemental, ni même de choisir les lieux au hasard des circonstances. Aucune inscription menaçante et guerrière sur les murs des casernes ou dans les lieux publics. Des marches, des danses et des yoyous comme seul programme de la révolution.
Ce fut une révolution en rangs serrés et ordonnés, sans aucune imprévisibilité. Comment voulez-vous que les généraux puissent être surpris ou débordés ?
Le Hirak, après en avoir émis l’idée lui-même, a rapidement refusé la solution de la désobéissance civile ou d’un mouvement plus fort. Voilà un mouvement se disant révolutionnaire et qui se refuse aux mécanismes révolutionnaires.
Le Hirak disposait pourtant d’une arme lourde, la puissance de la foule. Il ne s’en n’est pas servi. Ce n’était ni une révolution, ni même une révolte, c’était un défouloir dans une Algérie qui s’ennuyait du manque de distractions.
Les mêmes honnêtes hommes pensaient effectivement qu’une révolution devait être pacifique. On leur a vendu une chimère car une révolution pacifique existe autant que l’eau bouillante qui ne brûle pas. Les révolutions au jasmin, aux oeillets et autres jolies images de la mémoire n’ont jamais existé. Le souvenir fantasmé a occulté le sang, les incarcérations et les actes de violence.
Ils ont été bernés par ce mirage et victimes de leur innocence par la méconnaissance des faits historiques.
Et pourtant….
Et pourtant il faut saluer cette merveilleuse idée de départ. C’est elle à qui je dédie ma pensée pour un souhait d’anniversaire. C’est elle qui était révolutionnaire et qui ouvrait une perspective unique pour la libération de l’Algérie de cette seconde armée coloniale.
J’aimerais tellement, avant notre disparition, voir un jour un Rostropovitch algérien jouant du violoncelle devant une caserne pour accompagner la chute de l’empire des barbares comme ce fut le cas pour le mur de Berlin.
J’aimerais tellement voir une autre danseuse de la rue ou un poète couvrir le bruit de la révolution d’un son de l’humanité, celui de la beauté et de la liberté.
Bon anniversaire au Hirak trahi.
Boumediene Sid Lakhdar