-Tu sais d’où je sors ? M’interpella Dda Lmouloud Mammeri, un jour des années 1970, le croisant à la sortie de la Faculté d’Alger.
A ma réponse négative, il m’apprit :
– Je sors de chez le Recteur. Il m’a fait part de la proposition du Ministre pour que j’aille les représenter à la rencontre internationale sur la francophonie…
– Et ?…
– Je l’ai remercié en lui montrant mon billet d’avion, pour lui prouver que je suis déjà invité par l’organisme international même…
Voilà donc le côté incorruptible de Mouloud Mammeri.
Mouloud Mammeri di tnemmast n ṭṭrad, la « Bataille d’Alger » : awal akked Ḥend Sadi
Lui qui vit publier l’un de ses rares communiqués par le quotidien national El-Moudjahid, organe du pouvoir, dans la rubrique “nécrologie” entre deux avis de décès en 1972. Une injure grave faite à celui qui rédigea un rapport, à l’adresse de l’ONU, en faveur de la décolonisation de l’Algérie, durant la guerre de libération.
Lui qui s’est vu fermer son petit cours, par ailleurs informel, à la limite de la clandestinité, de langue berbère, dans cette même Faculté.
Lui qui s’est vu refuser de donner une conférence sur la poésie kabyle ancienne dans son propre pays, le 10 mars 1980 !
« La colline oubliée », Mouloud Mammeri à l’assaut de la modernité
Et ce qui devait arriver, arriva, car :
– Quand on bâillonne trop de rêves, quand on rentre trop de larmes, quand on ajoute bois sur bois sur le bûcher, à la fin, il suffit du bout de bois d’un esclave, pour faire dans le ciel de Dieu et dans les cœurs des hommes, le plus gigantesque incendie. » (In « Le foehn »)
L’histoire donnera raison à Mammeri : l’interdiction de sa conférence, ce sera la cause du soulèvement populaire historique d’avril 1980.
– Il était temps de happer les dernières voix avant que la mort ne les happe. Tant qu’encore s’entendait le verbe qui, depuis plus loin que Syphax et que Sophonisbe, résonnait sur la terre de mes pères, il fallait se hâter de le fixer quelque part où il pût survivre, même de cette vie demi-morte d’un texte couché sur des feuillets morts d’un livre.”
Le message mammerien est clair et ne souffre d’aucune ambiguïté : notre langue et notre culture se doivent de passer de l’oral à l’écrit, c’est-à-dire aux livres, « avant que la mort ne les happe ». Il y a donc péril en la demeure.
Des Aztèques aux Kabyles ou la mort absurde de Mouloud Mammeri
Mouloud Mammeri explique, dans une conférence donnée à l’Université de Montréal, le 9 mars 1984, l’origine du mal multimillénaire dont souffre la langue berbère :
-… Le statut le plus évidemment défavorisé, c’est celui du berbère. Celui-là, pendant longtemps, a été tout simplement ignoré. C’est-à-dire que son statut a été l’inexistence.
Mouloud Mammeri : de la révolution algérienne à l’amazighité (I)
Naturellement, il était toléré dans les faits : il y avait des gens qui parlaient berbère, mais il n’était reconnu à aucun degré… Cette langue est considérée comme une espèce de résidu, comme une espèce de séquelle qui n’a jamais servi en tant que langue écrite, en tant que langue de civilisation et qui, par conséquent, n’a pas de statut légitime ou légal…
Après les Phéniciens sont venus les Romains. Après les Romains, les Vandales. Après les Vandales, les Byzantins. Après les Byzantins, les Arabes. Après les Arabes, les Turcs. Après les Turcs, les Français. C’est-à-dire que, à aucun moment, l’histoire de l’Afrique du nord n’a été entièrement déterminée de l’intérieur même de l’Afrique du nord.
Bien sûr, il faut nuancer, parce que, pour diverses raisons, ces dominations ne sont pas toutes équivalentes. Même si, c’est le même phénomène colonial qui se répercute d’une période à l’autre, il y a quand même des différences entre elles. Mais sur le plan de la culture, puisque c’est lui qui nous occupe en ce moment, quelle a été la conséquence ? C’est que, dès le départ, il y a toujours eu une langue officielle, qui n’était jamais celle du peuple nord-africain, quel qu’il fût.
Déjà du temps des Phéniciens, alors que l’Afrique du nord entière était uniquement berbère, et que, par conséquent, il y avait une unité de peuplement de l’Afrique du nord qui a été rompue par la suite, donc à aucun moment où il y avait une unité réelle des peuplements de l’Afrique du nord, la langue officielle même des rois numides, c’est-à-dire des rois berbères (Massinissa, Jugurtha, Makawsen et tous les autres…) était le punique, c’est-à-dire la langue de Carthage. Parce que le punique était une langue répandue dans tout le bassin occidental de la Méditerranée et que, par conséquent, ils avaient intérêt, ou ils étaient contraints, de se servir de cette langue que les autres comprenaient…”
Dans son ouvrage Poèmes kabyles anciens (objet de l’interdiction de conférence citée plus haut), Mouloud Mammeri lance un appel aux Kabyles et à travers eux à tous les Amazighs :
– A toi Mohand, à ceux de ta génération, je dédie ce livre. Il te donnera une image de la Connaissance, une image fondamentale, essentielle qui te rappellera ce qu’ont fait et dit tes ancêtres.
Certains de ceux à qui tu le montreras, te diront :
– Ça c’est des histoires anciennes, des contes de fées et autres ogresses tout justes bons à faire dormir les enfants. Où est notre intérêt dans ces contes ? Laisse donc les histoires anciennes aux anciens. Nous, nous sommes des gens d’aujourd’hui, de notre époque, de la modernité, de l’ère des cosmonautes parvenus jusqu’à poser leurs pieds sur la lune ; l’époque où les avions rapprochent un pays d’un autre en un laps de temps ; l’époque, où à travers un simple bout de verre grossissant on peut voir loin, toute une ville… »
Mouloud Mammeri a fait l’objet de plusieurs études, recherches, thèses et autres maîtrises universitaires. Citons-en deux :
– Mouloud Mammeri et le problème kabyle, par Irène Licini, Vénise, 1970, thèse de licence ;
– Le Réveil du nationalisme dans l’œuvre de Mouloud Mammeri, par Jacqueline Rosay, Université d’Aix-en-Provence, 1972, mémoire de maîtrise.
Les œuvres de Mammeri sont en outre citées dans plusieurs travaux universitaires, comme références.
Plusieurs ouvrages lui sont consacrés. La liste est, bien sûr, longue :
– Mouloud Mammeri, écrivain algérien, par Mildred Mortimer, paru au Canada aux éditions Naaman. Dans lequel, on lit en introduction :
– Ethnologue et romancier, Mouloud Mammeri fait partie de la génération d’écrivains algériens de langue française, celle qui apparut dans les années cinquante. Il apporte à la littérature algérienne la perspective d’un homme imprégné de la culture berbère de la Kabylie. Au cours de son évolution artistique, Mammeri n’a cessé de traduire avec de plus en plus de force la réalité, le déroulement quotidien. Il dépeint une société en mutation, bouleversée tout d’abord par des événements venant de l’extérieur, puis par des éléments intérieurs…
Depuis 1965, Mouloud Mammeri tente divers modes d’expression : traductions, nouvelles, théâtre, cinéma. La traduction en français des Isefra, poème en langue berbère de Si Mohand ou Mhend, ainsi que la publication des Poèmes kabyles anciens, deux recueils qui valorisent la tradition orale de la Kabylie, dévoilent son intérêt pour la littérature orale…
Par son œuvre, Mammeri mérite toute notre attention car il situe l’Algérie dans son contexte socio-historique et montre l’attitude de l’Algérien vis-à-vis de son passé, son présent et son avenir. Mammeri exprime le problème que rencontre tout Africain : Comment affirmer sa propre originalité et préserver ses traditions millénaires, tout en marchant d’un pas sûr vers l’avenir ? »
L’auteur, parlant de la personnalité de Mammeri, le présente ainsi :
– Féru de civilisations anciennes et modernes, Mouloud Mammeri apporte à la littérature algérienne la perspective d’un homme imprégné de la culture berbère.
Dans l’univers de Mammeri, l’homme reste un étranger sur cette terre jusqu’au moment où il renoue ses liens avec elle. De cette communion entre l’homme et la nature, tant valorisée par le monde traditionnel, naît un nouvel accord. L’homme nouveau chez Mammeri est celui qui, en s’engageant dans la lutte aux côtés de ses frères et en renouant ses liens avec la nature, se réconcilie avec lui-même. »
Durant les années 1970, lorsque je lui remettais un exemplaire de la revue Itij, (Le soleil), la première B.D. en langue amazighe, qu’on publiait, mes camarades, un cousin et moi, clandestinement à Alger, il me posait toujours la même question :
– Comment vous arrivez à faire ça ?
Dda Lmouloud nous a enseigné l’écriture de notre langue afin de la préserver de sa disparition programmée.
Son roman éponyme « La Colline Oubliée » sera adapté et réalisé en film, en 1994, après un dur et long combat, par l’autre défunt grand militant de la culture amazighe, Abderrahmane Bouguermouh. « Tawrirt ittwattun » (La Colline oubliée) sera, ainsi, le premier film en langue amazighe.
Dda Lmouloud Mammeri nous a quittés, physiquement, à l’âge de 72 ans, trop tôt, une certaine triste nuit du 25 au 26 février 1989, des suites d’un accident de voiture qui eut lieu près d’Aïn Defla, à son retour d’Oujda (Maroc), d’un colloque sur l’amazighité.
Cependant, il est toujours présent, car son enseignement et son influence intellectuelle, son exemplaire intégrité, sa sincérité, son dévouement et son engagement pour la sauvegarde de la langue et culture berbères nous servent de Code de Déontologie Intellectuelle, que l’on devra qualifier, à juste titre : Le Serment de Mammeri.
De son vivant, il aimait rappeler : « Nous avons défriché le terrain, à présent, c’est aux autres de continuer ».
Indéniablement, le meilleur hommage que l’on puisse rendre à Mouloud Mammeri, l’intellectuel incorruptible qui préféra la culture du peuple à la culture de salons, c’est de continuer son œuvre grandiose inachevée. C’est Le Serment de Mammeri auquel nous devons tous et toutes adhérer.
Smaïl Medjber
Œuvres de Mouloud Mammeri :
– Romans parus aux éditions Plon à Paris : La Colline oubliée, (1952), Le Sommeil du juste (1955), L’Opium et le bâton (1965), La Traversée (1982) ;
– Théâtre : Le Banquet (Librairie Académique Perrin, Paris, 1973), Le Foehn, pièce de théâtre, non publiée, jouée en avril 1967 à Alger, à Constantine et à Oran par le Théâtre National Algérien ;
– Nouvelles et récits : Le Zèbre, Preuves n° 76, juin 1957 ; La Meute, Europe n°567/568, juillet-août 1976 ;
– Contes pour enfants parus aux éditions Bordas, à Paris, en 1980 : Machaho ! Contes berbères de Kabylie ; Tellem chaho ! Contes berbères de kabylie ;
– Traductions de poèmes parus aux éditions Maspero : Les Isefra, poèmes de Si Mohand Ou Mhend (1969) ; Poèmes kabyles anciens (1980) ;
– Grammaire berbère paru aux éditions. Maspero, en 1976 : Tajerrumt N Tmazight, grammaire berbère kabyle ;
– Revue Awal.
(Extrait d’Abc Amazigh : une expérience éditoriale en Algérie (1996/2001) volume 2, de Smaïl Medjeber, Editions L’Harmattan)
P.S. : A titre personnel, je voudrais rajouter ce souvenir :
Pour la célébration de mon mariage qui eut lieu après ma sortie de prison, j’avais invité Dda Lmouloud. Il me fit la surprise d’y venir la veille de cette fête, accompagné de son épouse et de sa fille Nezha. Surpris, je lui dis :
– Dda Lmouloud, c’est demain la fête, ce n’est pas aujourd’hui !
Il me répondit :
– Désolé Smaïl, demain je ne pourrais pas venir, j’ai une conférence à Madrid.
Alors, pour fêter mon mariage, honorablement, par sa présence, pour lui et sa petite famille, je me suis mis dans le costume de marié. Mais le couscous n’étant pas encore prêt, on se contenta, avec son accord d’une… omelette !