25 avril 2024
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J’accuse la volonté de diffamer, j’accuse la volonté de punir

TRIBUNE

J’accuse la volonté de diffamer, j’accuse la volonté de punir

Après Bouteflika ? C’est Bouteflika, sans aucun doute. Sûrement. C’est-à-dire, l’éternelle subsistance du régime autoritaire et ses moyens – la «justice » –, despotes. Un régime dans lequel il est préférable de vider les caisses d’une nation toute entière que d’exercer, noblement, le métier de journaliste.

 Alger, le 15 septembre 2020 : l’heure de l’arbitraire sonne à la Cour d’Alger.  La condamnation, en appel,  à deux ans de prison ferme du journaliste algérien, Khaled Drareni, à l’issue d’un procès inique. Pour quel motif, quelle accusation ? Rien. Un dossier vide. Traduction : un dossier que la « justice » va remplir avec des « preuves irréfutables », donc totalement réfutables. 

Une scène d’une absurdité inégalable qui rappelle Meursault tuant l’Arabe. Loin des lectures frivoles et ressentimenteuses qui veulent voir absolument en l’auteur de Misère en Kabylie un « raciste » et un « colonialiste », ce crime peint avec brio, dans un décor de fournaise solaire, l’arbitraire du colonialisme et de ses innombrables crimes – si on prend en considération l’œuvre et l’engagement politique d’Albert Camus. 

Comme dans L’Etranger, le soleil était écrasant, dans cette journée du 15 septembre 2020. « Il se brisait en morceaux sur le sable et sur la mer» (1). Comme Meursault, le régime algérien ne peut plus supporter le soleil et la lumière que véhicule le Hirak – révolte pacifique aux aspirations démocratiques – depuis le 22 février 2019. Khaled Drareni, figure éminente du journalisme libre en Algérie, a exacerbé le poids du soleil et de la lumière sur le régime algérien, par le simple fait de couvrir les marches hebdomadaires du Hirak – sans complaisance aucune, sans concession aussi. Cette pratique du journalisme dans les limites de la morale et de la déontologie lui a valu l’arrestation du jeudi 26 mars 2020,  puis la mise sous mandat de dépôt le 29 du même mois. Pourquoi ? « C’était le même soleil que le jour où j’avais enterré maman et, comme alors, le front surtout me faisait mal et toutes ses veines battaient ensemble sous la peau.» C’est ainsi que répliqua la « justice » algérienne. 

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N’ayant pas dérogé à sa règle morale, l’animateur du Café presse politique sur Radio M n’a pas cédé face aux menaces de la DSI (Détachement spécial d’intervention), consistant en l’engagement d’un dossier d’accusation auprès du procureur (par le biais de l’un des colonels adjoints du général Wassini Bouazza) ; face aux insistances du juges d’instruction en mars 2020, demandant le code de déverrouillage de son téléphone portable. Protection des sources oblige, dit Khaled Drareni. Règle fondamentale du journalisme.

Lucide, Khaled Drareni a conservé une attitude digne et combative tout au long du procès du 10 août, tenu indignement à son encontre, au tribunal de Sidi M’hamed à Alger. Lorsque la « juge » se retourne vers l’écran pour lui demander une dernière parole conclusive, il annonce témérairement le mot de la fin : « je continuerai à faire mon métier de journaliste de la même manière ». Conséquence ? « La lumière a giclé sur l’acier et c’était comme une longue lame étincelante qui m’atteignait au front. Au même instant, la sueur amassée dans mes sourcils a coulé d’un coup sur les paupières et les a recouvertes d’un voile tiède et épais.» (2)

La témérité et l’intégrité de Khaled Drareni, son refus d’être un journaliste « clone » du système a augmenté l’épaisseur du « voile tiède » qui couvrait les paupières de Meursault, alias la « justice » algérienne. Le « voile tiède » est devenu brûlant, aveuglant de facto.  Que s’est-il passé donc ? « Alors, j’ai tiré encore quatre fois sur un corps inerte où les balles s’enfonçaient sans qu’il y parut. Et c’était comme quatre coups brefs que je frappais sur la porte du malheur.»(3)

La Cour d’Alger a « tiré encore » deux années de prison « sur un corps » emprisonné injustement, arbitrairement. Un troisième tire pour tuer la personne morale du Journaliste ; un quatrième pour mieux enterrer le journalisme en Algérie. A ces deux  années de prison succède une campagne d’acharnement et de diffamation à l’encontre de la personne du journaliste : redoutable espion, dangereux « khabardji » (informateur). Aussi, intelligence avec des parties étrangers, financement illégal et suspect de médias étrangers, incitation à attroupement non armé, atteinte à l’unité nationale, dira la « justice » algérienne. C’est ces accusations vides et non fondées qu’ « ils » appellent le « dossier Khaled Drareni ». 

Désormais, la scène politique algérienne se trouve scindée entre un Nous qui scande haut et fort : « Qu’ils s’en aillent tous » et un Eux qui s’accroche aux appareils du pouvoir en répliquant : « On y reste tous » et « On vous emprisonne tous », en cas d’ingratitude envers les « libertés » véhiculées par la « nouvelle République », post-Bouteflika, post-déconfinement. 

La vérité et la foi en la « vérité »

Au § 23 de l’Antéchrist, Nietzsche écrit à propos du christianisme : « Avant tout, il sait qu’il est en soi tout à fait indifférent que quelque chose soit vrai, mais que c’est de la plus haute importance dans la mesure où on le croit vrai. La vérité et la foi en la vérité de quelque chose : deux domaines d’intérêts tout à fait séparés, presque des domaines antithétiques, – on parvient à l’un et à l’autre par des voies foncièrement différentes. […]. Quand, par exemple, il y va du bonheur de se savoir sauvé du péché, il n’est nullement nécessaire que l’homme soit pécheur, mais qu’il se sente pécheur. Mais, pour autant qu’avant tout la foi est nécessaire, il faut jeter le discrédit sur la raison, la connaissance, la recherche intellectuelle : la voie de la vérité devient une voie défendue.»(4) 

De manière exagérée – peut-être ! – je dirais que Nietzsche est, dans ce passage, prémonitoire sur le déroulement du procès de Khaled Drareni. A la manière d’une organisation sacerdotale, la Cour d’Alger n’avait « nullement » intérêt de voir la réalité, l’éthique personnelle et professionnelle du journaliste. Elle avait « foi » en sa « vérité » qui, elle, est « Antithétique » avec celle de Khaled Drareni. La sentence de la Cour d’Alger annonçant quatre années de prison pour ce dernier est le triomphe de ce qu’elle « croit » vrai. Traduction : la diffamation. La parole journalistique libre est désormais « défendue ».

Ce retournement des notions du « bien », du « mal », du « vrai » et du « faux » contribue à calomnier et discréditer toute organisation politique indépendante issue de la société civile. Le retournement vise à maintenir la bassesse et faire pérenniser le pouvoir en place. Nietzsche dira « rendre l’humanité malade»(5). En témoigne les émissions d’acculturation et de crétinisation – dites de « culture » – sur des chaînes offshores comme Ennahar TV ou Numidia TV. 

Dans une récente contribution publiée dans les colonnes du quotidien algérien Liberté, le journaliste Arezki Aït-Larbi évoque un ancien ministre de la « communication », parlant des conditions d’exercice de sa profession : « Sur le plateau d’une de ces télévisions offshore qui défient quotidiennement le droit et la morale, Mahieddine Amimour, inamovible apparatchik depuis l’époque de Houari Boumediene, déclarait il y a quelque temps : “Quand j’étais ministre de la Communication, je n’avais aucun pouvoir. J’étais juste la vitrine civile du colonel des moukhabarates qui dirigeait la presse !” Et de raconter comment, sur ordre de l’officier, il avait désigné un journaliste réputé fort en gueule, pour attaquer des personnalités de l’opposition sur la chaîne qatarie El-Djazira !

Dans la posture de la victime civile soumise aux injonctions du tout-puissant militaire, Mahieddine Amimour a tenté ainsi d’occulter sa responsabilité complice dans la perversion des institutions. Évidemment, l’idée de démissionner pour ne pas cautionner cette forfaiture ne lui avait même pas effleuré l’esprit. Car, lorsque l’on a le ventre gros, l’on peut se dispenser d’avoir une conscience.» (6)

Face à cet archétype de la décadence éthique et professionnelle, Khaled Drareni ne pourrait être que calomnié, diffamé, jugé à tort, emprisonné. Informer est devenu un acte délictueux, sous la « nouvelle République » de Tebboune. Il faudrait, comme ce ministre de la « communication », désinformer. Beau renversement des valeurs. Sublime défiguration de la réalité. 

Le 13 juillet 2020, près d’une centaine de journalistes ont signé une pétition sur le site Algéria-Watch dans laquelle ils affichent leur soutien au quotidien Liberté. Ils appellent le gouvernement « à reconsidérer sa politique de répression de la liberté de la presse ». La pétition ayant pour titre Les menaces contre la liberté, un pas de trop dans la répression de la presse a été signée suite aux menaces du ministre de la « communication », porte parole du gouvernement, Ammar Belhimer, accusant le quotidien privé Liberté de « désinformation », dans un communiqué publié le 8 juillet par l’agence de presse officielle. 

Quel « honnête » ministère de la « communication » ! – c’est-à-dire de l’incommunication, de la censure. 

Punir malgré tout

Qui a condamné Khaled Drareni à quatre années de prison ? Le FLN ? La DSI ? L’appareil judiciaire ? Personne ne sait qui a condamné qui. Brouillage total du réel. En termes foucaldiens, on peut appeler cette condamnation une volonté de punir exercée par un pouvoir de censure et de diffamation.

Dans le premier tome de son Histoire de la sexualité, La volonté de savoir, Michel Foucault entendait par pouvoir « la multiplicité des rapports de force qui sont immanents au domaine où ils s’exercent, et sont constitutifs de leur organisation ; le jeu qui par voie de luttes et d’affrontements incessants les transforme, les renforce, les inverse ; les appuis que ces rapports de force trouvent les uns dans les autres, de manière à former chaîne ou système, ou, au contraire, les décalages, les contradictions qui les isolent les uns des autres ; les stratégies enfin dans lesquelles ils prennent effet, et dont le dessin général ou la cristallisation institutionnelle prennent corps dans les appareils étatiques, dans la formulation de la loi, dans les hégémonies sociales.» (7) 

En Algérie, il ne faut pas chercher l’intelligibilité de l’exercice du pouvoir diffamatoire dans un point central ou un foyer unique. Il est partout et nulle part. Il est dans « le socle mouvant des rapports de force qui induisent sans cesse, par leur inégalité, des états de pouvoir» (8) que les algériens appellent le Système. 

A défaut de preuves tangibles à l’encontre de Khaled Drareni, le système, mû par la volonté de punir, par la volonté de diffamer, a su trouver, par le biais des voix autorisées qui tentent maintenant de justifier son emprisonnement, le sésame vers sa condamnation : « correspondant de médias étrangers sans accréditation ». Traduction dans leur « langue » : « espion, traître, collaborateur ».  Résultat : aucune indulgence, condamnation arbitraire, honneur souillé. Et pourtant, et sans cette fameuse « carte d’accréditation », il a pu interviewer Abdelmadjid Tebboune et Emmanuel Macron ! Comme s’”ils” venaient de le découvrir !

D’où la question préoccupante : l’affaire Khaled Drareni n’est-elle que la continuation de la guerre contre le Hirak par d’autres moyens ? « Politiques », «judiciaires », peut-être ?

Dans le cas présent, on assiste bel et bien à une guerre judiciaire contre toute volonté d’échapper à la censure médiatique et politique, réclamée par les figures de proue du Hirak, notamment Khaled Drareni. Il est quand même surréaliste de transformer la couverture médiatique d’une manifestation pacifique à Alger centre, en une « incitation à attroupement non armé » et en « atteinte à l’unité nationale ». Pour quelle raison ? Le Système l’a décidé ainsi. 

Le discours judiciaire ayant condamné arbitrairement Khaled Drareni n’est que l’inflation et l’exacerbation de l’idéologie du ressentiment, propre aux régimes de type populiste. Le raisonnement de base de la pensée du ressentiment se manifeste dans la solide jonction entre frustration et argumentation, entre pathos et logos. La frustration est celle de l’éveil politique du peuple algérien, sa re-politisation suite à l’événement du 22 février 2019 : le Hirak. Le raisonnement est celui du discours diffamatoire : toute contestation de l’ordre établi est une menace contre l’«unité de la Nation », une « main étrangère ». Traduction : une menace contre les intérêts d’un groupe dominant à la tête du pouvoir. Marc Angenot a écrit pertinemment  dans Dialogues de sourds : « Il y a dans toute idéologie du ressentiment, de forme conservatrice ou pseudo-progressiste, une dénégation crispée de ce qui est en train de s’opérer dans le réel. Face à la déterritorialisation (Deleuze), à une évolution sans fin ni cesse qui dissout des territoires symboliques et d’antiques enracinements, le ressentiment cherche à restituer des fétiches, des stabilités, des identités» (9). 

C’est à ce modèle que la « nouvelle démocratie » algérienne aspire : restaurer dans l’Après-Bouteflika l’éden perdu de l’Avant-Bouteflika. Un éden où la presse, les journalistes et les citoyens seront de plus en plus « libres » de ne rien dire, de se taire. Cela reste une « liberté » tout de même ! Au mois, ils pourront  dire ce qui convient à la sensibilité de la « nouvelle république ». 

La condamnation de Khaled Drareni – ainsi que celle de plusieurs militants politiques –  est un symbole fort, significatif : C’est la crucifixion d’une personne consciencieuse et honnête, la crucifixion du journalisme libre, la crucifixion du dire vrai. Energique face à la douleur et fort en face d’un tribunal inquisitoire, le journaliste de Radio M n’a nullement cédé. Inébranlable, il a affirmé solennellement qu’il continuera de faire son travail de journaliste selon son éthique, selon son engagement. 

J’accuse la volonté de diffamer, J’accuse la volonté de punir ! Que justice soit rendue à Khaled Drareni ! Libérez le prisonnier du Tullianum ! Que justice soit rendue à tous les prisonniers  politiques ! Libérez tous les prisonniers politiques ! 
 

J.B. N

Renvois

1 .Albert Camus, L’Etranger, Paris, Gallimard, 1942, p. 87.

2 .Albert CAMUS, Op.cit. , p. 92. 

3 .Ibid. , p. 93.

4 .Ibid. , p. 70-71

5 .Ibid. , p. 70-71

6.Arezki Aït-Larbi, Khaled Drareni, l’honneur de la presse algérienne, Liberté, 12/08/2020. 

7 .Michel FOUCAULT, Histoire de la sexualité I, La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 122.

8 .Ibid. , 

9 .Marc Angenot, Dialogues de sourds, Traité de rhétorique antilogique, Paris, Mille et une nuits, 2008, p. 348.

Auteur
Juba Ben Nakkache

 




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