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Kamel Daoud ou la monomanie des fustigations

DEBAT

Kamel Daoud ou la monomanie des fustigations

Toute ma vie, je me suis fait une certaine idée des intellectuels. J’ai écouté d’abord Slimane Azem et plus tard Lounis Aït Menguellet. Tous deux, mais pas seulement eux, ont constamment fait appel dans leurs œuvres à ces intellectuels pour trouver une issue aux malheurs qui, collectivement, nous frappe ou juste leur demander secours en mettant les mots qu’il faut sur les blessures multiples qui écorchent âmes et corps des Algériens (1). Des mots qui guérissent les maux pour reprendre la formule consacrée.

Pour moi qui ai eu la chance de connaître et de fréquenter (en tant que simple élève) Mouloud Mammeri, Kateb Yacine et plus récemment Sadek Hadjeres, j’ai toujours cru que l’alliance des élites intellectuelles et du peuple pour le progrès social et l’émancipation de la société était une évidence. Les manifestations du Hirak où alternaient celles, populaires, du vendredi avec celles des universitaires les mardis, ont confirmé, plus d’une année durant, cette jonction des tenants de la « culture savante et de la culture vécue » pour reprendre l’expression d’un célèbre anthropologue que Kamel Daoud n’aura pas de mal à deviner. Je le dis ainsi parce que notre illustre écrivain qui se veut Maître d’école veut jauger notre niveau, à nous élèves, en terminant son texte sur le journal Liberté « Nous ne savons pas encore être libres » de façon docte : «Je laisse au lecteur le soin de retrouver le sublime auteur, algérien, de cette citation ».

Or il se trouve que Kateb Yacine ne regarde pas son peuple de si haut, il était toujours là à l’accompagner sans l’admonester. Il se joignait aux manifestations de rue. Il ne prenait pas nos tares (parce que nous en avons, il vrai) pour des causes mais pour des symptômes. Il savait et il le criait haut et fort que nos malheurs viennent des puissants, des gouvernants, des argentiers et des muftis mais ni de leur opposition ni du petit peuple.

Qu’il l’ait connu ou pas, il faisait sienne la pensée du psychiatre et psychanalyste Milton Erickson qui nous dit à propos du petit monde, « il n’y a pas de gens méchants mais des gens souffrants (2) ». Kateb Yacine n’a jamais mis dos à dos le bourreau et la victime. Kamel Daoud le fait régulièrement comme s’il avait besoin de cette posture pour se donner une allure d’intellectuel objectif.

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Du coup, sa belle plume, pourtant engagée, s’abreuve d’une encre sanguine, émotive. Alors, l’écrivain prend l’expression de nos souffrances pour une offense, reçois nos remontrances comme un désamour. À ses yeux, nous sommes pire que le pouvoir : « Les anathèmes sont-ils le capital du Régime quand il est en colère contre un libéré ? Non. Ils sont encore plus ceux des “démocrates” ».

Mais revenons aux intellectuels. Bien sûr, il y a toujours eu parmi eux, ceux qui ont défendu l’indéfendable pour plaire aux puissants du moment. Ce fût le cas d’Abdelkader Djeghloul, de Kamel Belkacem ou plus près de nous, d’Ammar Belhimer et d’Ahmed Benssaada et de tant d’autres. Mais Je ne parle pas de cette catégorie-là, ceux-là sont des intellectuels organiques, ils font leur job. Personne n’attend rien d’eux.

Le plus étrange et inquiétant à la fois, ce sont ces positions de Kamel Daoud, du moins celui de ces derniers temps et particulièrement le Daoud post 22 février 2019. À lire ses contributions de plus en plus caricaturales envers l’opposition et le Hirak, on se dit que l’alliance intellectuels/peuple se défait sous les coups de plume de notre brillant romancier qui sort ses griffes. Il les sort non pas pour lacérer le pouvoir qui emprisonne, viole, dilapide et perdure illégitimement, mais pour taillader l’opposition qu’il qualifie de « sectes d’opposition » et de lui reprocher, à cette opposition : « celui qui se bat pour la liberté ne sait pas l’imaginer que comme chute du régime».

En gros, l’opposition qui reprend les slogans populaires dont « yetnehhaw-gaɛ» serait faite de putschistes. Ce n’est pas la première fois qu’il situe la radicalité du côté des manifestants, des hirakistes, des opposants, des Kabyles, c’est quasi son leitmotiv. Dans l’article cité plus haut qu’il vient de commettre sur le journal Liberté, il estime « que rien n’égale la propagande du Régime, souvent, que la violence des « pairs » démocrates et leur penchant pour le parti unique « démocratique » ». Remarquons au passage que pour le Régime il parle de propagande alors que s’agissant de l’opposition, il l’affuble de violences. Euphémisme d’un côté, exagération de l’autre !

Que cette opposition soit identifiée au Hirak, aux Kabyles qu’il qualifie, du reste, de « culte des ancêtres« , aux islamistes qui se cachent « derrière la religion féroce« , etc. Et, bien sûr, l’amalgame fait que tous sont logés à la même enseigne. Notre journaliste-romancier nous explique que « c’est notre univers de guerre et de méfiance qui ordonne le casting de nos représentations mentales».

Certes, la demande de démocratie en Algérie est inséparable du mouvement nationaliste et de la lutte de libération nationale. Il fallait libérer le pays pour libérer l’Algérien du statut d’indigène et prétendre à son émancipation. Certes l’indépendance du pays a abouti, à cause du putsch opéré par le tandem Ben Bella-Boukharouba, à l’assujettissement de la société. Là aussi, la demande de démocratie postindépendance a commencé, pour l’essentiel, par la prise des armes dans les maquis de Kabylie avec le FFS. Mais de là à imaginer que l’« on ne sait pas être libre », et que les Algériens « si jeunes, ils aiment jouer aux morts et aux martyrs. Et quand ils sont vieux, ils se convertissent en apparatchiks endoloris », c’est faire de la psychanalyse un peu à l’emporte-pièce.

Pour pouvoir disserter sur les malheurs algériens, pour s’interroger sur les comportements sacrificiels de beaucoup de militants, il faut se pencher, en effet, sur la dimension subjective des acteurs mais on ne pas se contenter d’effleurer le second volet de l’explication, la dimension politique. C’est cette double approche qui peut rendre compte des bouleversements en cours en Algérie et rendre intelligibles nos impatiences.

Des études sérieuses et pluridisciplinaires sont à mener en toute indépendance. Mais, si s’opposer à l’opposition, s’attaquer aux maillons faibles, peut donner l’impression que l’on fait de l’autoanalyse ça peut s’avérer une piste limitante. C’est une mauvaise manière de croire que l’on peut avoir de la sorte une figure d’autorité qui permette de jouer au sauveur (le sauveur de Karpman) en en écrivant, par exemple, au chef de l’État pour lui demander de libérer les prisonniers. Sans le peuple derrière soi, on ne peut se prendre ni pour Voltaire, ni pour Zola. Quand des propos aiguisent les tensions plus qu’ils ne les apaisent, on n’apporte rien à la société ou si peu, on ne met pas grand-chose d’influent dans le panier des débats. Pire, on pousse à l’infantilisme que l’on veut combattre ou éradiquer.

Pour Kamel Daoud, nos anxiétés, nos peurs, nos tensions, notre verbe excessif, ne traduisent pas nos malheurs et notre quête de liberté. Pour lui ça se résume à « nous ne savons pas encore être libres ». Boum : la sentence est sans appel ! Pourtant ce n’est pas si simple. Alors attendons d’avoir d’abord nos libertés et nous verrons ce qu’on en fera. Ça me semble être la façon de ne pas mettre la charrue avant les bœufs. En attendant, nous continuerons de lire avec grand intérêt Kamel Daoud même s’il s’offusque que l’on puisse critiquer le rapport de Benjamin Stora qui occulte les crimes contre l’humanité subis par les Algériens colonisés. Et lors même que ses flèches se trompent parfois de cible, sa pensée féconde exprimée avec talent est une chance pour l’Algérie. Mais cela ne nous dispense pas de rester vigilants et de lui rappeler que les vérités,  y compris les siennes, ne sont que des opinions.  

Hacène Hirèche (consultant et militant associatif)

Renvois

  1. Slimane Azem : « a win yellan d lfahem, sefhem iyi amek akka » (Ô toi l’érudit, dis-moi pourquoi le monde est ainsi fait ? Lounis Aït Menguellet : « anida ten widen ileqqmen tamusni ; anida ten widen iseffden allen i lɣaci » (où sont-ils, ceux qui dispensent le savoir au peuple, où sont-ils ceux qui lui ouvrent bien les yeux »
  2. Jay Haley, un thérapeute hors du commun : Milton H. Erickson (2007) traduction de Françoise Robert.
  • M. Erickson est le père de l’hypnose qui porte son nom : hypnose éricksonienne
Auteur
Hacène Hirèche, militant associatif

 




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