Mardi 30 novembre 2021
Kateb Yacine, ce poète immortel
De tous les écrivains maghrébins, Kateb Yacine fut le plus exceptionnel, pour une raison toute simple : outre la force créatrice de sa plume si poétique, il était un infatigable militant engagé sur le terrain.
L’auteur de Nedjma pense que, pour changer les choses, écrire, produire, créer ne suffisent pas, il va falloir aller au contact des masses, recenser leurs préoccupations et tenter de répondre à leurs aspirations. Sa troupe théâtrale qui a sillonné de long en large le pays aux pires moments de la dictature de Boumédiène fut une aubaine inespérée pour redécouvrir l’arrière-fond de l’Algérie, avec toute sa diversité, son multiculturalisme, son multilinguisme.
Dans l’anecdote que Kateb aurait un jour racontée sur le paysan kabyle auquel il avait demandé le chemin en arabe, en pleine montagne, alors que ce dernier lui répondait en kabyle, il y a toute une symbolique sur ce besoin de multilinguisme millénaire, étouffé par l’arbitraire autoritaire dans notre société. Ni l’un (Kateb) ne comprend le kabyle ni l’autre (le paysan) ne comprend l’arabe, bien que les deux bonhommes habitaient le même pays, vivaient les mêmes réalités et appartenaient au même peuple.
Un choc, sinon une révélation de ces mécanismes contradictoires des sociétés au fond tribal, comme la nôtre, ankylosées par les logiques meurtrières des idéologies linguicides. « Aujourd’hui, par les armes, nous avons mis fin au mythe ravageur de l’Algérie française, dit alors Kateb Yacine dans un entretien en 1987, mais pour tomber sous le pouvoir d’un mythe encore plus ravageur : celui de l’Algérie arabo-musulmane, par la grâce de dirigeants incultes.
L’Algérie française a duré cent trente ans. L’arabo-islamisme dure depuis treize siècles ! L’aliénation la plus profonde, ce n’est plus de se croire Français, mais de se croire Arabe. Or, il n’y a pas de race arabe, ni de nation arabe. Il y a une langue sacrée, la langue du Coran dont les dirigeants se servent pour masquer au peuple sa propre identité ! » (1)
C’était aussi presque le même esprit qui a animé l’anthropologue Mouloud Mammeri pour aller remettre à jour l’héritage linguistique de la société touareg au Sahara et chleuh au Maroc. L’intellectuel kabyle, féru de l’épopée des Aztèques et des Incas, a fait de anthropologie un art de prospection culturelle, par excellence, de l’identité berbère en perdition.
La jonction katébo-mammérienne se trouve dans l’amour de ces deux intellectuels engagés des langues populaires ; ces langues nées de la chair et de l’esprit des peuples en lutte permanente pour leur survie identitaire ; ces langues qui cimentent la diversité culturelle et la préservent de l’érosion séculaire ; ces langues, âme d’une identité amazighe en foisonnement, en transformation et en ébullition permanente, à travers les âges.
Bref, il aurait fallu du temps et surtout de l’expérience de terrain pour que notre poète-dramaturge en arrive à la conclusion suivante : les langues populaires sont un trésor inestimable pour préserver la mémoire collective de l’usure et de la perdition. C’est la courroie de transmission de l’âme d’un peuple en éternelle révolte…
Kamal Guerroua.
(1) « Aux origines des cultures du peuple : entretien avec Kateb Yacine » (1987), dans Revue Awal, n° 9/1992