Mardi 14 novembre 2017
La création du FFS et la résistance politique (IV)
Yaha Abdelhafid (à gauche) avec Aït Ahmed et l’aspirant Si Arezki. Photo prise pendant le maquis du FFS.
Dans la partie précédente, nous avons examiné la situation qui portait à la naissance de formes de résistance citoyenne au putsch militaire de 1962, malgré les retournements de veste de personnalités politiques et militaires, et les compromissions du P.C.A. [Parti «communiste» algérien]. Ils ont préféré profiter, chacun à sa manière, de la situation arbitraire créée.
Concernant le P.C.A., on constate qu’il est dans sa nature idéologique même de « louvoyer » avec le pouvoir, sous prétexte de « soutien critique ». Ce genre de parti, depuis Karl Marx (1), aime trop le Pouvoir et l’État, pour savoir s’en distancer de manière convenable, en choisissant résolument le peuple dominé. Nous avons déjà eu le parti « communiste » français qui mit un certain temps avant de reconnaître la légitimité de la guerre de libération nationale algérienne. Il en fut de même de sa « succursale » algérienne. Par la suite, dans la « logique » de ce parti, vint le « soutien critique » aux chefs de la dictature nouvelle, masquée de « socialisme spécifique ».
Alors, demanderait-on, comment expliquer qu’un Si Lhafidh et d’autres de ses compagnons n’ont pas suivi le courant s’’”adaptant” à la nouvelle situation de dictature militaire ? Voici l’explication. Elle est fondamentale et constitue une des clés de l’histoire algérienne jusqu’à aujourd’hui :
« Malgré nos uniformes (2), nous nous considérons toujours comme des militants. Tout occupés à résoudre les problèmes de la population et à édifier notre État, nous ne réfléchissions pas en militaires mais en militants. »
Et cela, au point qu’ils ont transformé des casernes en… écoles !
Ainsi, naquit un nouveau parti. Dans une première phase, sa lutte était limitée au domaine politique.
« Contre le coup de force, le Front des Forces Socialistes avait refusé le bâillon comme étendard de l’Algérie indépendante en se dressant, en cet été trouble de 1963, contre l’arrogance des nouveaux maîtres du pays. La dictature en marche nous avait contraints, nous, combattants de l’intérieur, à reprendre le chemin des maquis pour jouer les prolongations.
Ce livre [le tome 2] est l’histoire du FFS, feu sacré entretenu pendant un quart de siècle pour résister à la dictature des faussaires. Au crépuscule de ma vie, j’estime qu’il est temps d’en faire l’inventaire et de dire des vérités. Y compris les plus amères… »
Toute l’originalité de ce témoignage, par rapport à d’autres, est précisément la révélation totale, preuves concrètes à l’appui, des vérités « les plus amères ». Résultat ? Nous verrons le prix que leur auteur aura à payer, même de la part de personnages les plus surprenants.
Mais revenons à la création du F.F.S (voir plus bas la vidéo). Abdelhafid Yaha explique les motifs fondamentaux de sa création.
« L’Algérie qu’incarne le pouvoir politique n’est pas celle dont nous avions rêvée dans les maquis. Installés à la tête de l’État par la force, ces hommes représentent tout ce qui nous était étranger : le clanisme, la prédation, le clientélisme et l’usurpation des symboles de la Révolution.
L’Algérie mérite mieux et nous ne pouvons nous taire plus longtemps. Après quelques mois d’observation, nous sommes arrivés à la conclusion qu’il fallait agir. Car, ne rien faire, c’est renier notre combat et trahir le serment fait à nos martyrs.
Nous décidons alors de créer un mouvement d’opposition comme réponse politique aux errements autoritaires d’un pouvoir de fait accompli imposé par la force. Le FFS est proclamé le 29 septembre 1963. »
Si Lhafidh en explique ainsi la genèse :
« Fidèle à mes convictions j’ai très tôt pris mes responsabilités pour poursuivre la lutte. Il était dans le droit fil de la plate-forme de la Soummam de nous opposer au pouvoir personnel. Afin de continuer le combat inachevé pour la liberté et la démocratie, je me suis dressé, avec d’autres anciens militants nationalistes, contre le régime autoritaire de Ben Bella-Boumediene. En juin 1963, à l’initiative du colonel Mohand Oul Hadj, Krim Belkacem et moi-même nous avons décidé de lancer un mouvement d’opposition. Deux mois plus tard, celui-ci prendra le nom du Front des Forces socialistes. » (3)
Régionalisme ou patriotisme ?
Si Lhafidh fournit, alors, la première des informations occultées, au sujet de ce parti d’opposition :
« Contrairement aux allégations de la propagande officielle qui tente de nous isoler, ce n’est pas une région d’Algérie qui s’est dressée contre le reste du pays. Car, cette terre est la nôtre dans toute sa splendide immensité. Au demeurant, la présence parmi nous de femmes et d’hommes originaires de plusieurs régions, révoltés par le pouvoir personnel, l’arbitraire et la chasse aux contestataires, atteste de notre volonté commune de freiner l’autoritarisme en marche. »
La réalité sur laquelle la propagande officielle jouait était celle-ci : « La Kabylie devient très vite la plaque tournante de l’opposition. »
Nous avons là une explication sur l’une des manières de la caste dominante indigène, bonne élève de la caste colonisatrice passée, d’appliquer la règle de l’empire romain : « diviser pour régner ». Cette règle consiste à manipuler le régionalisme, en l’occurrence Kabyles-« Arabes », pour perpétuer sa domination.
En effet, supposons que le mouvement d’opposition du FFS fusse né en Oranie. Aurait-on dit que ce sont les Oranais qui « se dressent contre le reste du pays », notamment contre les Amazighes ? La réalité est simple. La Kabylie fut l’une des régions, avec les Aurès (deux territoires montagneux où sévissait la plus grande misère), qui a souffert le plus lors de la guerre de libération nationale. Dans le premier tome, Si Lhafidh en fournit les preuves ; toutefois, jamais il n’en tire une quelconque « fierté régionaliste », mais, en authentique patriote algérien, il a toujours en vue l’ensemble du territoire national. Vue l’importance de l’argument, aujourd’hui, répétons son affirmation, à peine mentionnée ci-dessus : « cette terre est la nôtre dans toute sa splendide immensité ».
L’autre motif qui fit de la Kabylie la région qui s’opposa le plus à la dictature militaire, notamment par rapport aux Aurès, fut l’existence de militants plus conscients, influencés par la conscience plus profonde et plus éclairée des émigrés algériens, notamment kabyles, en France.
Ainsi, le F.F.S., contrairement aux allégations officielles du régime, fut une réaction de la partie la plus consciente, la plus résolue et la plus proche du peuple algérien, dans son ensemble. Preuve en sont les faits que Si Lhafidh fournit dans son témoignage.
Lire aussi : Du putsch militaire de 1962 à la veille de la création du FFS (III)
À propos d’un chef historique
On arrive à une autre révélation de Si Lhafidh. Il s’agit des comportements assumés par Hocine Aït Ahmed, l’un des dirigeants historiques de la guerre de libération nationale.
Une première fois, Si Lhafidh et ses compagnons, notamment Mohand Oulhadj, ex-colonel de la wilaya III, durant la guerre anti-coloniale, lui proposent de se joindre à eux pour la formation du parti. Il refuse et propose un … « coup de force militaire ». Les deux autres le rejettent. Si Lhafidh écrit :
« Mohand Oulhadj ne cache pas sa déception :
– Ce n’est pas la première fois qu’Aït Ahmed refuse d’être à nos côtés. Même lorsque le clan d’Oujda est entré de force avec l’armée de l’extérieur, il n’a pas voulu être parmi nous pour défendre la légitimité du GPRA [Gouvernement Provisoire de la République Algérienne]. A l’époque, rappelez-vous, on l’avait invité à nous rejoindre, mais il a préféré partir en France.
C’est la deuxième fois qu’il nous fait faux bond… «
Finalement, Hocine Aït Ahmed finira par accepter d’être le secrétaire général du F.F.S. Mais il faut lire le compte-rendu des événements qui le portèrent à ce poste, et quel fut l’importance du rôle de Si Lhafidh dans cette promotion. Ainsi, l’on découvrira une certaine manipulation de la vérité, au profit de Aït Ahmed, et au détriment du second. Les motifs de cette occultation seront présentés dans la dernière partie de ce dossier.
Ceci dit, il est très instructif de lire la déclaration de proclamation du FFS. Voici le début :
« La résistance du peuple algérien au coup de force constitutionnel a acculé le régime à découvrir son véritable visage. Les tenants du pouvoir ont recouru aux méthodes coloniales de corruption et de menaces les plus basses et les plus odieuses afin de bâillonner et de truquer la volonté populaire.
Le masque est tombé. La légende du zaïm [en arabe, le chef « génial et infaillible »], du militant suprême, du super-khalife [en référence aux souverains des dynasties arabes du passé] a crevé comme un ballon de baudruche. Par son abstention, encore plus massive, le peuple algérien a dit, le 15 septembre, un NON net et vigoureux au despotisme oriental et à ses instruments néofascistes. Les deux mascarades électorales ont clarifié la situation politique et fait apparaître l’opposition d’un homme assoiffé de pouvoir aux traditions révolutionnaires et démocratiques de notre peuple, d’une minorité d’usurpateurs à la majorité des citoyens, d’un clan à la nation, d’un groupe d’inconditionnels à l’ensemble des militants, pour qui la construction du socialisme est inséparable du respect de la personne humaine, de la liberté et de l’adhésion consciente.
Le potentat règne malgré le peuple et contre le peuple, et déjà en violation flagrante de la pseudo-constitution. La torture sévit dans les locaux de la PRG [Police des Renseignements Généraux], de la gendarmerie et de la sécurité militaire. La pseudo-constitution rejoint les serments de carrefours, les promesses de coulisses et les innombrables engagements solennels pris et trahis par Ben Bella. »
À la lectrice et au lecteur de constater quelles sont les différences et les ressemblances entre cette époque de 1963 et l’actuelle de 2017. Ainsi, on découvre la logique et la nature des régimes qui ont dominé l’Algérie depuis l’indépendance.
Du colonialisme au néo-colonialisme
Le 30 septembre 1963, revient sur le devant de la scène le problème des ex-officiers de l’armée française, dans une déclaration publique du FFS :
« Le cycle est bouclé. Après l’enlèvement du Colonel Saout El-Arab il y a deux mois, après le relèvement de ses fonctions du Colonel Si Othmane, après la mise sur la voie de garage du Colonel Zbiri et devant les menaces qui pèsent sur le Colonel Chaâbani, la séquestration du Colonel Si Hassan et de ses frères de combat dans le but de leur extorquer, malgré leur qualité de députés, et en violation de leur immunité parlementaire, des déclarations incompatibles avec leur dignité et leur honneur de militants, un des derniers chefs de l’intérieur, le Colonel Mohand Oulhadj, vient d’être relevé de ses fonctions (…) Ainsi apparaît la volonté du pouvoir d’éliminer définitivement tous les militants révolutionnaires de l’intérieur au profit des ex-officiers de l’armée française. »
Pendant ce temps :
« (…) des dizaines de militants ou sympathisants du FFS seront jetés en prison, sans le moindre procès. Pire encore, l’Algérie qui avait interpellé la conscience universelle sur l’usage de la torture pendant la guerre de libération nationale, se retrouve dans le camp des tortionnaires contre ses propres enfants. Le cri des suppliciés du centre d’interrogatoire de Notre-Dame d’Afrique dirigé par le sinistre commissaire Hamadache, hante encore les cauchemars des centaines de patriotes qui ont subi « la question ». Chef d’une police parallèle dépendant de la Présidence et assuré d’une totale impunité, Hamadache n’a pas hésité à enlever des militants, à pratiquer les pires tortures et à commettre de nombreux assassinats. »
En présence d’une telle situation générale (domination de caste, et répression des opposants voulant réellement la démocratie en faveur du peuple), ceux qui se proclamaient « progressistes » et « démocrates » sont restés sinon dans un silence assourdissant, du moins ont formulé des paroles accommodantes, au nom du sacro-saint « soutien critique », dont le nom réel est compromission.
Que fut, alors, la réaction des militants du F.F.S. ? Elle sera exposée dans la partie suivante.
K. N.
Email : kad-n@email.com
Notes
(1) Voir la critique de Michel Bakounine contre le concept de « dictature du prolétariat » (en
réalité, une formule inédite pour justifier l’existence de l’État, sous une autre forme) et contre le parlementarisme (pratiqué par K. Marx et F. Engels, au détriment de l’opposition radicale).
(2) Si Lhafidh était officier l’A.L.N., Armée de Libération Nationale, combattant à l’intérieur.
Les mots entre crochets sont les miens ; ils fournissent les clarifications aux personnes non familiarisées avec les faits présentés.
(3) Citation extraite du tome 1, déjà cité dans la première partie de ce dossier.