Lundi 20 mai 2019
La faiblesse de la force est de ne croire qu’à la force (*)
On accorde à l’Etat une toute puissance bien imaginaire. Ce que l’on constate aujourd’hui, c’est l’accroissement du « déficit de rationalité de l’Etat ».
Il est admis que le mouvement nationaliste a commis deux graves erreurs aux conséquences incalculables : la première c’était de croire que l’aliénation historique, économique et culturelle disparaissait automatiquement avec le départ de l’occupant étranger ; la seconde était de penser qu’il suffisait d’accaparer l’appareil de l’Etat, de promulguer des lois et des règlements, de se doter d’une armée pour maîtriser le processus de modernité, de développement et de l’émancipation. Comme si les clés de la modernisation étaient entre les mains des détenteurs du pouvoir, c’est-à-dire de la force brutale qu’elle soit locale ou étrangère, « la faiblesse de la force est de ne croire qu’à la force » écrivait Paul Valéry au siècle dernier.
En effet, il y a des gens qui croient que pour dresser les animaux et les dominer, il faut user des armes et de la force physique. C’est une erreur grotesque. C’était là une méthode employée par les barbares. Les procédés modernes de dressage sont tout autres.
Aujourd’hui, c’est au pouvoir de l’affection qu’on recourt : on commence par s’efforcer d’obtenir la confiance des animaux en usant de bienveillance à leurs égards et c’est cette bienveillance qui agit sur eux. On appelle animaux domestiques, ceux qui se font servir par leurs maîtres. Un peuple émotif secrète naturellement un pouvoir narcissique c’est à dire un pouvoir égocentriste dépourvu de tout sentiment de culpabilité. Pour combler son vide existentiel, il a besoin de se nourrir des émotions et des peurs de la population. Il est vrai que l’histoire ne peut se faire que par une alternance de sagesse et de brutalité puisque de toute façon, les régimes déclinants résistent à la critique verbale.
Le pouvoir compris comme un contrôle plus accru des hommes et des consciences par une sorte de bureaucratisation et d’asservissement des individus et de la société ne s’est accompagné d’aucune efficacité réelle sur la technologie, du savoir, de la science, du progrès technique et spirituel. C’est pourquoi, la société semble évoluer dans des directions inattendues, opprimantes et désespérées qui accentuent quotidiennement l’impression générale d’irresponsabilité, de passivité et d’impuissance. Un proverbe dit « ce n’est pas la girouette qui change de direction, mais c’est le vent qui tourne ». C’est la fin des tabous : le mythe nationaliste n’opère plus, ses « héros » ont disparu, vieilli, ou sont fatigués.
Pour le colonel Boumediene, l’intérêt de la nation algérienne est de s’identifier à son Etat, par conséquent de le subir. « L’Etat est tout, la société est rien » selon la formule consacrée. Partant du principe « je pense donc tu suis », le pouvoir a investi dans la création de tout ce qui soutenait la nécessité d’obéir. On dirigeait la société algérienne comme on dirige une armée c’est-à-dire d’en haut en bas.
Comme dans l’armée, les officiers ordonnent et les soldats exécutent. On donne des ordres et les gens exécutent (gestionnaires, magistrats, médecins, enseignants, paysans, ouvriers, commerçants etc…). Tous sont des fonctionnaires de l’Etat, tous doivent s’exécuter. Tous lui doivent leurs salaires. «Travail de diable, salaires de diable».
L’Etat providence est là pour répondre à leurs besoins matériels. En agissant ainsi, l’Etat est devenu promoteur d’une culture d’obéissance. Le pouvoir est parti jusqu’en Chine pour faire sienne la pensée du chinois Laozi qui disait « pour qu’un Etat soit bien gouverné, il fallait que le peuple ait la tête vide et le ventre plein ». Dans ce sens, le pays a été très bien gouverné de 1962 à nos jours. C’est là le secret de la longévité du régime politique algérien. Mais cette longévité a un prix ; la dignité d’un peuple et le défaut d’une élite. En France, l’Etat-nation est le fruit d’une histoire et le produit d’une élite. Il est formé d’une bourgeoisie (la droite détenant le capital) et d’un prolétariat (la gauche disposant de la force de travail). La production est assurée par la combinaison intelligente des deux sous l’égide d’un Etat de droit.
En Algérie, l’Etat est le produit d’une contradiction externe (entre une puissance coloniale et une insurrection armée). Pour un pays qui sort de la colonisation dépourvu d’une bourgeoisie autochtone entrepreneuriale dynamique capable de prendre le contrôle du pouvoir, de la société et de l’économie, c’est l’armée, en tant que corps organisé et discipliné au lendemain de l’indépendance qui va s’en charger de façon autoritaire à travers des luttes de clans dont l’enjeu est le bénéfice de la rente. Elle est devenue le principal garant de cet Etat post colonial, qu’elle administre soit directement, soit par procuration. Le noyau dur du pouvoir est constitué par une alliance des dirigeants de l’Armée et de l’Administration.
Que ce soit dans l’armée ou dans l’administration, des secteurs hautement improductifs, nous sommes en présence de dirigeants qui sont des hommes d’appareils ayant fait toute leur carrière dans l’armée et/ou dans l’administration, ils connaissent tous les mécanismes, tous les rouages, toutes les ficelles et dans lesquels les liens de vassalité l’emportent sur les qualités professionnelles.
Des hommes qui obéissent aux ordres et non aux lois. C’est ce que l’on pourra appeler la politique de « la carotte au bout du bâton ».
Cette politique s’inspire de la profession de foi de la révolution algérienne : « l’indépendance est au bout du fusil ». Une fois l’indépendance proclamée, le même mot d’ordre sera repris « Le pouvoir politique est au bout du canon ». Une fois conquis, il fallait le conserver. L’armée au pouvoir choisit d’appuyer le développement sur les revenus pétroliers et gaziers c’est-à-dire sur l’extérieur plutôt que sur le travail c’est-à-dire les forces internes de production. Le projet étatique de modernisation réside dans la nature même de l’armée ; autorité, obéissance, discipline. Il est assumé par l’armée, c’est pourquoi il est autoritaire et prétend imposer d’en haut ce qui convient à une société contrôlée et modelée par l’Etat.
Tout l’argent public est allé s’investir dans des projets grandioses (la plus grande armée, la plus grande usine, la plus grande mosquée), tandis que les tâches traditionnelles du gouvernement étaient sacrifiées. L’agriculture qui n’est pas considérée comme un facteur de puissance nationale, a été ignorée. Le développement en Algérie n’est pas l’élévation du niveau de vie de la population mais le renforcement de la puissance nationale.
La quête de la puissance nationale l’a emporté sur la volonté à résorber la pauvreté des masses. Luxe extrême et dénuement total se côtoient au quotidien. Cette situation est le produit de ce mal développement qui a fait passer la modernisation de l’Etat avant l’amélioration des conditions de vie de la population. Faut-il pour ce faire changer de fusil d’épaule ? Autrement dit dégraisser l’Etat et muscler la société ? Qui est en mesure de le faire ? Est-ce dans son intérêt ?
A. B.
(*) Paul Valéry