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La force dilapidée de la jeunesse algérienne

Harga et hosanna d’un hypothétique paradis

La force dilapidée de la jeunesse algérienne

Le jeune Algérien n’a pour horizon que la matraque ou la harga.

Englués dans des algarades politiques – ou plutôt politiciennes -, peu pragmatiques et très peu en prise sur les problématiques réelles de la société, la classe politique algérienne et une grande partie des médias de notre pays – d’ici et « off shore » – sont gagnés par une forme de dommageable irrésolution, voire de vacuité culturelle et intellectuelle. Allergiques à l’effort pédagogique, cédant aux idées générales dont le substrat principal est un condensé de préjugés, ils naviguent à vue, presque avec la même approximation que celle du camp adverse tant décrié, à savoir le pouvoir en place.

Malgré une envolée appréciable de titres de presse- y compris, depuis quelque années, les journaux électroniques, l’information, supposée sacrée, et le commentaire, ayant pour vocation d’être libre, sont tous les deux lestés d’une sorte de superficialité, de facilité, voire parfois de désinvolture, qui finissent par discréditer l’acte même d’informer. Les réseaux sociaux et certaines chaînes de télévision ont profité de ce désert informationnel et des grandes failles professionnelles de beaucoup de médias classiques, pour se « placer » et se positionner en d’indispensables alternatives. Le succès de ces derniers canaux est obtenu par défaut. Ce qui lui ne leur procure aucune qualité ou vertu particulière. Au contraire.

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Autrement dit, en Algérie, les grandes thématiques liées à la crise économique, à la question identitaire, aux réformes de l’école, aux problématiques culturelles, aux enjeux environnementaux et de l’aménagement du territoire et, enfin, à la grande problématique de la jeunesse, ne bénéficient que rarement des éclairages idoines et des analyses pertinentes. Partant de la formule-bateau qui déclare que « tout est politique », des voix et des plumes se sont oubliées dans cette guerre sans fin, reléguant au second plan les dynamiques sociales, parfois souterraines, les efforts de reconfiguration de l’économie, malgré le toujours persistant poids de la rente, l’underground culturel à l’œuvre chez de larges franges de la jeunesse, le désir d’émancipation et d’autonomisation des ces dernières, et, in fine, les divers constituants de ce qu’on peut appeler la « Politique ».

Dans cette contribution, nous tenons à focaliser le regard sur la jeunesse. Une grande partie des jeunes Algériens n’étaient pas encore nés lors de l’explosion d’octobre 1988. Elle n’a pas connu l’arrêt du processus électoral en janvier 1992. Elle ne sait de la période du terrorisme que quelques termes colportés par les médias (décennie rouge ou noire, tragédie nationale, réconciliation nationale et…terrorisme). Elle en a une idée confuse, puisque cette période est toujours frappée par un grave tabou: elle n’est pas « actée » dans l’enseignement de l’histoire, bien que ses débuts remontent à 1992, c’est-à-dire il y a 26 ans. Les plaies sont encore là, suintantes et ravivées à chaque acte terroriste isolé commis ici où là, bien qu’ils soient devenus rares. Mais, à voir de plus près, la scotomisation de larges pans de l’histoire du pays, lointaine ou récente, est toujours une réalité dans les manuels d’histoire. Il est malaisé d’imaginer une jeunesse qui s’assume, qui avance, qui développe l’estime de soi, dans un environnement culturel aseptisé, où des réalités sont tues ou hypocritement dénaturées.

Le poids de la démographie

Au cours de ces deux dernières années, plusieurs analyses inhérentes à l’économie et à la société algériennes se sont arrêtées, de façon singulière, sur la donne démographique qui semble prendre une dimension majeure dans les réflexions et débats focalisés sur le développement économique et les solutions à imaginer pour dépasser la crise financière qui affecte l’Algérie depuis plus de trois ans. En effet, le poids de la démographie, avec près de 42 millions d’habitants d’ici la fin 2018, commence à peser sur les politiques publiques et les grands choix économiques et sociaux du pays. L’Algérie enregistre plus d’un million de naissances vivantes par an depuis près d’une dizaine d’années, alors qu’il était à 600 000 naissances vivantes avant l’année 2000. Le taux de fécondité qui, avec la politique du planning familial des années 80 et 90, était de 2,4 enfants par femme, a bondi à 3,1 enfants par femme en 2015. Cette « performance » est, en quelque, sorte renforcée par un faible taux de mortalité (4 pour 1000 habitants) et par une espérance de vie atteignant 78 ans pour les hommes et 75 ans pour les femmes. Cette situation a été rendue possible par un développement humain indéniable (santé, revenus et cadre de vie), malgré des faiblesses et des travers relevés ici et là par des médias ou des analystes de la scène sociétale algérienne.

L’on constate donc, que malgré une légère tendance au vieillissement de la population, phénomène constaté à partir des dernières données démographiques (RGPH d’avril 2008 et estimations annuelles postérieures), la proportion de la frange de la jeunesse continuera à prédominer d’un poids écrasant, pour plusieurs années encore, dans la structure de la population algérienne. À l’intérieur même de cette catégorie, des millions d’Algériens n’ont pas vécu certains événements cruciaux de l’histoire récente du pays. Ils ne connaissent, en effet, d’octobre 1988 et de janvier 1992 que ce qu’en racontent les adultes et, bien, entendu, les conséquences dramatiques aussi bien sur le plan politique que sur les plans économique et social.

Même les manuels scolaires qui, sous d’autres cieux, prennent en charge les cinq à dix dernières années de l’histoire du pays, sont muets sur ce qu’on appelle la tragédie nationale, l’assassinat de Mohamed Boudiaf, et sur d’autres pans aussi importants de l’histoire tourmentée de notre jeune pays. Comment alors espérer couronner la politique de réconciliation nationale par un background culturel et historique, lorsque la culture du tabou continue à être servie pour une jeunesse déjà fortement malmenée sur le plan social?

Lorsque, il y a exactement dix ans, le président de la République avait réuni les 48 walis de la République, d’autres responsables de l’État et un panel de spécialistes et experts pour examiner de près les problèmes de la jeunesse algérienne, on avait le sentiment qu’on voulait aller au cœur de la vraie source d’énergie du pays et de la société; du moins, elle est censée l’être. Cependant, il se trouve que cette frange la plus numériquement présente est la plus socialement fragilisée jusqu’aux limites du tolérable en matière de conditions sociales et d’équilibre psychologique.

L’illusion rentière

Sur le plan de la stratégie économique du pays, tous les efforts de la collectivité sont supposés tendre vers la garantie d’un avenir meilleur pour les jeunes générations. Cela étant un principe non seulement moral, mais aussi un principe relevant de la logique de la continuité générationnelle qui fonde la permanence d’une entité humaine et d’une société.

Les mésaventures des harragas, des suicidés et de tous ceux qui, par leur conduite, sont à l’écart des « normes » sociales, interpellent aujourd’hui toute la société de laquelle il est attendu un sursaut salutaire.

La jeunesse algérienne a, durant plusieurs décennies, subi les illusions d’une distribution de la rente, laquelle a fait beaucoup de mal à tout le pays. Quelques années plus tard, les Algériens apprennent la réalité nue qu’aucun masque ne peut dissimuler. Ils se découvrent socialement, économiquement et psychologiquement démunis face aux nouvelles réalités imposées par la libéralisation de l’économie et la mondialisation des échanges et de la culture. Il est incontestable que les premières victimes d’un système- le libéralisme mondialisé- présenté comme étant « universel », sont les jeunes.

Pris par le courant et le clinquant de la civilisation occidentale-dont ils ignorent les fondements et les humanités-, les jeunes Algériens – via la télévision et l’internet – ont versé dans le monde virtuel à outrance, voyant des paradis partout, sauf dans leur propre pays. Le rêve et le délire se confondent alors, une sorte de tandem qui fait voir aux jeunes des rivages à atteindre, des espaces à visiter et…une réalité à fuir. Une réalité qui n’est pas exclusivement malmenée et « noircie » par le chômage, mais surtout par un manque de perspectives, un déficit de culture et un malaise parfois inidentifiable. Il semble qu’à la vie réelle- faite de famille, de quartier, de village, d’amis, de difficultés et d’espoirs-, un grand nombre de jeunes aient pris option pour la vie par procuration, telle que sait la décliner la nouvelle technologie de l’information et de la communication, fût-ce au prix de la grande désillusion et de mille désenchantements.

Moins à blâmer qu’à comprendre

Les jeunes sont pourtant moins à blâmer qu’à comprendre. De façon confuse, ils se disent victimes d’un « système », une entité que l’on a mille difficultés à définir et identifier de façon précise, tant elle qualifie une histoire, une organisation, une culture et une gouvernance. Autrement dit, ceux qui accusent à la cantonade le système, en font nécessairement partie. Ils essayant de justifier une situation intenable, en faisant porter au système toutes les tares et les pratiques perverties que subissent tous les Algériens. Ces tares et pratiques n’étaient pas dénoncées ou mises à l’index tant que tout le monde trouvait son compte. C’était une vision étroite, qui se limitait à profiter de la fausse prospérité qui a prévalu pendant les fastes années de la rente pétrolière. Aujourd’hui, il en va tout autrement. Le réveil est brutal pour les jeunes, qui évoluent dans un système éducatif déprécié dans ses qualités pédagogiques, dans un environnement culturel aseptisé, ouvert uniquement sur le circonstanciel et le folklore, et dans une économie qui tente, difficilement, d’imposer les valeurs du travail, longtemps mises au rencart.

Dans un passé récent- qui a quand même laissé de lourdes séquelles-, l’opportunisme, la corruption, la mauvaise gestion et l’encouragement de la médiocrité, ont constitué, dans une espèce de morbide conjuration, les règles de conduite, voire les  »normes », des groupes sociaux et des institutions.

Les conséquences de cette terrible connivence ont commencé à se faire sentir dès les premiers signes du fléchissement des recettes en hydrocarbures, deux années avant le soulèvement d’octobre 88. Les balles tirées par les militaires en ces tristes journées, ont inauguré une relation tendue entre gouvernants et gouvernés; elles ont inauguré une ère  »belliqueuse » par laquelle on a voulu vider le contentieux historique de la gouvernance, mal négociée au lendemain de l’Indépendance.

Les pics de tension vécus par la rue algérienne depuis cet épisode- avec une parenthèse de presque quinze ans vécue sous l’ère du terrorisme- et les résultats qui en découlèrent sur le plan social et économique, ne peuvent guère étonner que ceux qui veulent bien l’être : des cohortes de chômeurs primo-demandeurs d’emploi, dont une grande partie est issue de l’université, de nouveaux chômeurs issus de la fermeture des entreprises publiques, banditisme dans les villes et même dans les hameaux de campagne, commerce et consommation de la drogue, agression contre les femmes et les personnes âgées, un taux de suicides historique jamais connu auparavant, y compris par la nouvelle  »arme » qu’est l’immolation par le feu, et, enfin, dernier avatar d’une véritable chute aux enfers, la harga (immigration clandestine) que rien ni personne- pas même la fatwa énoncée à ce sujet par des « dignitaires » religieux et la criminalisation des réseaux de passeurs- ne semblent pouvoir arrêter.

De Sidi Salem a commencé l’aventure

Ces deux dernières années ont connu un riche « palmarès » dans ce domaine: des dizaines de jeunes ont rejoint la rive nord de la Méditerranée, des dizaines d’autres sont arrêtés et déférés devant le parquet, et d’autres encore ont disparu en pleine mer.

Depuis les premiers contingents partis de Sidi Salem (Annaba) vers Lampedusa en 2006, la fièvre de l’émigration clandestine ne fait que se confirmer et s’aggraver. L’évolution des conditions sociales des Algériens au cours de ces dernières années semble même  »donner raison » aux  »pionniers », faisant ainsi dire à ceux qui n’ont eu l’idée de fuir le pays que ces derniers jours qu’ils ont « perdu leur temps » de croire aux chances de l’épanouissement de la jeunesse dans ce pays.

La réaction des autorités, ne serait-ce que symbolique, à une telle dérive historique, a tardé à prendre corps. Pire, des autorités religieuses se sont empressées de condamner les harragas par une fetwa « ad hoc », en décrétant la tentative d’émigration illégale d’acte haram (péché); comme est aussi péché l’immolation ou toute forme de suicide. Il est bien commode de condamner et de vouer aux gémonies lorsqu’on s’exprime ex cathedra, sous les lambris climatisés d’une mosquée. Que peut valoir un tel  »verdict » pour un être qui a perdu tous ses repères au point d’imaginer la solution finale? Ainsi, au lieu de chercher des solutions réelles à un problème grave, devenu phénomène de société, en amenant les pouvoirs publics à asseoir des stratégies économiques et sociales en direction de la jeunesse, on a l’impression que le procureur et l’imam- représentant respectivement le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel- se sont « ligués » contre des naufragés, contre des victimes d’un système économique et social, pour les culpabiliser psychologiquement et juridiquement.

Les politiques publiques menées en direction de la jeunesse ont, certes, consommé des enveloppes financières colossales et installé des infrastructures et équipements, disséminés à travers le territoire national. Mais, cela semble manquer d’efficacité et d’organisation. L’échec du programme « 100 locaux par communes » est là pour dire ce qu’il ne fallait pas faire: une politique non concertée avec les acteurs locaux, à commencer par les jeunes, et une gouvernance locale qui n’arrive pas à briller par la collégialité et la participation. À lui seul, l’argent ne fait pas une politique. Si quelques projets de micro-entreprises ont réellement réussi, c’est grâce à la persévérance et au punch des porteurs de projets. Il faut reconnaître aussi qu’un grand nombre de ces projets ont échoué et leurs porteurs sont même poursuivis en justice pour défaut de remboursement de crédits.

Comment vaincre et dépasser l’esprit « harga »?

Les dispositifs sociaux d’emploi, même s’ils peuvent atténuer pour quelques mois le manque ou la frustration qui affectent les jeunes sans emploi, ne constituent nullement une alternative à une politique d’emploi basée sur l’investissement créateur d’emplois. On sait que le véritable emploi, qui donne dignité et traitement salarial à la mesure des besoins de consommation, ne peut provenir que des investissements et de la création d’entreprises. Cependant, avec les handicaps de la formation professionnelle, peu adaptée aux besoins du marché du travail, et des études universitaires dont le niveau est ravalé au bas de l’échelle, le cercle vicieux du  »non emploi » risque de se redessiner rapidement. On a assisté à des situations où des chefs d’entreprises étrangers ont dû recourir à la solution de ramener à partir de leur pays d’origine, du personnel d’exécution et de maîtrise dont ont besoins leurs unités, au moment même où les jeunes Algériens souffrent de chômage.

La libération des jeunes, de leur énergie et de leur esprit d’initiative, passe imparablement, comme ont eu à en débattre déjà des experts nationaux (sociologues, économistes, anthropologues,..), par la une formation et une qualification aux normes exigées par le champ économique national. Il s’agit de valoriser les prédispositions de la jeunesse algérienne, de leur offrir un cadre d’expression et de perfectionnement, comme il s’agit également de réformer en profondeur les programmes pédagogiques de l’école, de les mettre au diapason du savoir et de la connaissance modernes, en prise sur les réalités sociales et économiques du pays.

Actuellement, les programmes scolaires et le contenu des productions culturelles (cinéma, TV, radio, publication,…) sont, dans une grande partie, à mille lieues des besoins et des aspirations des jeunes Algériens; ils ne sont pas encore gagnés par le souci de faire valoir auprès de ces jeunes l’ambiance de la culture nationale authentique, loin d’un orientalisme de mauvais aloi ou d’une occidentalisation de façade, comme il tardent à faire intégrer de façon efficace et sereine l’ambiance des valeurs humanistes et universelles, dans un monde pourtant tendu vers la dimension d’un village planétaire. Que faire pour que l’esprit de la harga – lié à des fantasmes d’un paradis extérieur à la haine de soi – puisse être vaincu et dépassé?

Auteur
Amar Naït Messaoud

 




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