26 avril 2024
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La jeunesse algérienne n’est qu’un mot ?

Le pouvoir et son discours

La jeunesse algérienne n’est qu’un mot ?

Cette célèbre phrase de l’éminent sociologue Pierre Bourdieu disqualifie toute idée voulant faire de « la jeunesse » une catégorie analytique. Utiliser les mots « jeunesse » ou « révolution de jeunes », comme a été qualifié le printemps arabe, c’est cacher volontairement les misères, les inégalités et les distorsions sociales actuelles et surtout camoufler le rôle du pouvoir central. La notion de « jeunesse » est une façon de classifier et disqualifier des groupes sociaux en les qualifiant de rebelles, de subversifs, d’anarchiques et d’anomiques. Dans la sociologie algérienne, sont introduits les concepts tels que la Tchitchi, les Hitistes, les trabendistes et les Harragas. Ces concepts désignent des groupes sociaux, appartenant à différentes classes sociales mais différemment clientélisés par l’Etat même s’ils appartiennent au même groupe d’âge.

Les élections communales ont bien montré que les partis classiques et établis n’ont pas su canaliser la fureur de certaines franges de jeunes. Ce que l’on désigne par le mouvement de jeunes est au fait une alliance momentanée et spontanée de deux segments de la société, visibles même à l’échelle locale. Il s’agit des classes moyennes bloquées dans leurs extensions et leurs montées sociales et d’une classe basse marginalisée. Le premier groupe est composé de diplômés chômeurs que le marché de travail n’a pas pu absorber ou qui occupent des emplois marginalisés, sous-payés. On trouve aussi de jeunes entrepreneurs et commerçants bloqués par les monopolistes et les rentiers corrompus.

Le deuxième segment est composé des membres des classes marginalisées, subalternes, sans qualifications distinguées et sans aucun capital économique. Ce sont les laissés-pour-compte du système. Les membres de ce groupe vivent encore de bricolage quotidien et des solidarités familiales. Ce groupe peut être qualifié de « sans-part » pour reprendre la célèbre formule de Jacques Rancière qui qualifie ainsi le mouvement des banlieues parisiennes.

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Ces deux segments sont liés par le sentiment de « marginalité subjective » et alimentés par les rentes abondantes. C’est ainsi que cette alliance est devenue possible, vu la crise de la rente pétrolière que vit le pays depuis quelques années. Dans les moments des rentes abondantes, l’Etat rentier a eu tout le temps et les moyens suffisants de coopter les différents segments de la société, y compris les jeunes pour couronner Bouteflika d’un cinquième mandat.

Cette alliance était pourtant forte et pouvait faire tomber les pires dictatures éventuelles, comme la démontré le soulèvement de 2011 en Egypte par exemple. Cela sera rendu possible à cause du mélange d’esprit de protestation, du sentiment de marginalisation et de la hogra (mépris) ainsi que de l’envie du renouvellement. Comme on l’a vu durant ces dernières élections communales ( 23 novembre 2017), cette alliance a introduit de nouvelles formes et méthodes de protestation, de nouveaux répertoires de l’action politique, du genre « se révolter en faisant la fête ». Mais nous sommes encore loin de l’esprit des « damnés de la terre » de Fanon. Nous sommes plutôt dans l’esprit de crise de consommation de « la société de spectacles ». Oui, il s’agit désormais des protestations sans grandes utopies, des révoltes sans Révolution et sans risques, comme dirait le philosophe Žižek. Ainsi, la question qui se pose est comment faire de ce bouillon de protestation une structure, un contre-pouvoir durable, et comment faire de cette alliance spontanée une alliance stable ?

Les dernières élections locales, moyen de garder le système intact

Comme à chaque échéance électorale, le pouvoir algérien ruse pour cacher son bilan catastrophique et escamoter ses responsabilités dans la dégradation de la situation socio-économique du pays. Pour ce faire, il utilise les élections locales pour faire rejaillir les vieilles structures archaïques en Kabylie, comme taseffit (le clanisme), laarouchia (le tribalisme) et les confréries religieuses (voir la note d’Ait Ahmed, mars 2002), pour dévier ainsi le regard du vrai problème du pays : l’absence de la démocratie, donc la vraie participation du citoyen à la gestion des affaires de la cité.

Avec sa stratégie d’atomisation de la société (petits groupes), dont le seul but et d’avoir un lien de clientèle privilégié avec des segments du pouvoir, ce dernier s’érige en vendeur de sable et utilise les élections pour fausser les analyses et décimer les prises de conscience politique.

La vraie question est comment faire de cette échéance électorale une démarche appropriée pour instaurer un contre-pouvoir et pas « un simple jeu du pouvoir » ? Comment faire de nos communes une diapositive pour projeter notre soif d’une démocratie réelle ? Comment maintenir cette dynamique citoyenne pour atteindre ses objectifs sans déchanter cette masse porteuse de grands espoirs ?

Les peuples du monde entier, de l’Amérique latine jusqu’en Asie crient : « Democracia Real YA». Chez nous en Algérie, règne encore le discours de partage de la rente sous toutes ses formes ; de la rente pétrolière à la rente bureaucratique de Maarifa (piston local).

Il s’agit de prendre le train de changement en marche et dénoncer la dictature pédagogique qui veut nous faire croire que nous ne sommes pas encore mûrs pour la démocratie ou que la démocratie a besoin d’une certaine morale. Moraliser la politique veut dire la normaliser, et le discours des normes morales est un discours archaïque, religieux ou nationaliste qui fait du citoyen un sujet pédagogique, donc déchu de toute capacité individuelle et intellectuelle. La morale est la mère du populisme. On ne réussit pas une bonne commune parce qu’on est bon croyant ! Pour tout pouvoir, il faut un contre-pouvoir crédible.

La démocratie va plus loin que cette définition. Elle veut dire donner aux petits, aux faibles, les moyens nécessaires de négocier leurs droits ou même de les arracher face aux puissants. Dans l’histoire du monde, il n’y a jamais eu un pouvoir gentil qui par sa moralité ou sa gentillesse a volontairement partagé son pouvoir avec le reste de la société. Pour arriver à négocier ses droits, il faut créer un contrepoids structurel.

Le discours de la rente et le discours moralisant sont les deux pieds du pouvoir algérien depuis des décennies. Cela explique sa nature composite. Braudel a qualifié l’Etat algérien, lors des attaques espagnoles sur les côtes algériennes, en 1529, d’ »Etat composite, bigarré, une superposition d’Etats ». Cinq siècles après, cette remarque reste, du moins dans ces grands traits, intacte. Il y a une sorte de « longue durée », pour rester dans la terminologie braudelienne. Le pouvoir est une superposition de cercles concentriques et de groupes de pressions. Sa stratégie a toujours été de clientéliser la société et d’étouffer dans l’œuf toute tentative d’autonomie individuelle et collective. Les différents cercles sont aussi des centres qui gèrent les différentes sortes de rentes : morale, économique, culturelle, etc. C’est ce qui fait sa nature composite son hétérogénéité et malheureusement aussi sa force et la difficulté de le transformer. Car les rentes ne sont pas dans une seule main (un clan) mais partagées sur plusieurs mains (clans) qui se disputent et se complètent.

De par sa nature rentière, l’élite politique, ayant accès à cette rente, est hétérogène, vue qu’elle n’est recrutée ni à base de conviction politique ni à base de compétences. L’hétérogénéité de cette élite sert à calmer ou à coopter les différentes sortes d’oppositions représentant les différentes sortes de couches sociales. Les divers groupes de société revendiquant la représentation identitaire, régionale, religieuse, de gauche ou de droite, ne sont que des clients de différentes segments et clans du pouvoir. Ces derniers les utilisent pour assurer leur mainmise sur le pouvoir au sein du pouvoir hétérogène. Ils les utilisent comme chevaux de batailles pour arracher sa part de la rente.

Le pouvoir est ainsi composé de forces idéologiquement et politiquement opposées, formant des alliances contre-nature et qui est d’une hétérogénéité insurmontable. Ainsi se trouvent côte à côte des forces rétrogrades et des forces progressives, comme sous le règne du président Bouteflika, et défendant des projets sociaux et politiques contradictoires comme le prouvent les dernières réformes de la constitution. Sous Bouteflika, on y trouve des baathistes, des islamistes et des berbérophones ; des politicards de gauche et de purs néolibéraux qui revendiquent des projets dans un climat d’auto-élimination continuel. La constitution actuelle, comportant des articles à coloration démocratique et des articles rappelant l’essence autoritaire du régime, est une démonstration de l’amalgame et de l’ambiguïté de la classe-Etat et de l’Etat rentier.

Ainsi, les élections communales doivent et peuvent être la naissance d’une opposition du Bas (from below). Comme les « damnés de la terre » de Fanon, la commune peut-être le lieu de renversement des rôles et devenir un pouvoir de négociation. Pour cela, il faut que le budget communal soit moins dépendant des partages de rente. Créer une dynamique économique pour tous les membres de la commune, créer un marché interne et donc créer du travail, peut rendre la commune indépendante du budget rentier de l’Etat. Une démarche pareille va renforcer les individus dans leur maturité politique et seront plus exigeants dans les demandes des droits et libertés individuelles.

A partir du moment où le partage des postes se fait dans un système méritocratique et pas bureaucratique, le pouvoir en place perd ses atouts et les moyens de sa pression. Industrialiser la commune et faire des taxes individuelles et commerciales la source principale de son budget, va donner à ses membres un pouvoir structurel pour ainsi finir avec la dialectique du maitre et de l’esclave décrite par Hegel. La relation de l’Etat au citoyen en Algérie ne peut être décrite autrement.

Arrêtons donc de faire de nos communes des clients des différents segments et clans du pouvoir, mais il faut la rendre le centre de rébellion démocratique, et pas le lieu du rejaillissement du populisme et du moralisme. Réalisant la démocratie d’en bas pour désarmer ceux d’en haut !

R. O.

Notes

  1. Jacques Rancière (né en 1940 à Alger) est un philosophe français, qui travaille principalement sur la politique et l’esthétique, professeur émérite à l’Université de Paris VIII (Saint-Denis).
  2. Slavoj Žižek, né le 21 mars 1949 à Ljubljana en Slovénie, est un philosophe slovène de tradition continentale.
  3. La vraie démocratie maintenant.
  4. Fernand Paul Achille Braudel, né le 24 août 1902 à Luméville-en-Ornois (Meuse) et mort le 27 novembre 1985 à Cluses(Haute-Savoie), est un historien français. Fermement convaincu de l’unicité profonde des sciences humaines, il est l’un des représentants les plus populaires de « l’École des Annales » et a marqué durablement l’historiographie française par la définition de concepts « braudéliens » : l’étagement des temporalités, la longue durée, ou encore la civilisation matérielle sont des prismes à travers lesquels il observe le monde et dépasse très largement l’histoire traditionnelle en ouvrant sur des sciences telles que la géographie, l’économie, l’ethnologie, la sociologie, ou encore l’archéologie.
Auteur
Le Pr. Rachid Ouaissa, Marburg (Allemagne)

 




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