3 mai 2024
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La littérature algérienne d’expression française : quand le colon dominait la page

« La langue française est un butin de guerre », aurait dit Kateb Yacine

La littérature algérienne d’expression française est un domaine artistique et littéraire qui témoigne de l’histoire, de la culture et des luttes de notre peuple. Ce champ littéraire, qui a émergé au cours du 20e siècle, représente un véritable miroir de la société algérienne, ainsi qu’un moyen de résistance et d’affirmation de l’identité culturelle. Avant que des œuvres arrivent à émerger, il fallait du temps, beaucoup de temps.

Un temps de latence, d’abasourdissement, de négation et d’incompréhension. Comme si la société entière devait emprunter un processus de deuil. Puis vient la phase d’acceptation avant celui de réflexion et de révolte contre ce père castrateur (le complexe d’Œdipe pour reprendre Freud). L’Algérie, a été confrontée à plusieurs périodes de domination étrangère. Au 19e siècle, elle est tombée sous la coupe coloniale française après des années de lutte et de résistance.

  • La colonisation a profondément marqué la société algérienne et a eu un impact significatif sur la littérature qui en a émergé.

Au commencement était la frontière. Alger la blanche n’a jamais été prise. Les redoutables corsaires algériens étaient les maîtres de la Méditerranée. Jusqu’à une certaine époque.

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Convoitée par des Anglais et des Français, Alger tomba sous la coupe française en 1830. Hussein Dey abdiqua et prit la fuite vers son pays d’origine, la Turquie. Et les autochtones algériens durent se débrouiller pour défendre leur terre. Mais l’entreprise coloniale était un immense projet auquel adhérèrent à ses débuts mêmes les plus illustres intellectuels français.

 Dans un premier temps, Victor Hugo avait manifesté une certaine complaisance à l’égard de la colonisation française en Algérie. Voyons deux extraits révélateurs de cette position initiale plus ambiguë : En 1851, dans une lettre au président Louis-Napoléon Bonaparte, il déclarait :

« La France civilisatrice a mission de répandre partout les lumières, de développer l’industrie […] L’Algérie sous votre impulsion va devenir une magnifique colonie. »

On le voit ici faire sienne la rhétorique de la « mission civilisatrice », présentant la colonisation comme vectrice de progrès. De même, dans une conférence de 1855 intitulée « Le Droit et l’Homme », Hugo affirmait : « La France colonise l’Algérie. C’est une bonne action aux yeux de la civilisation. »

Il semblait alors adhérer à l’idéal colonial d’apporter les Lumières à des peuples jugés moins évolués, cautionnant dans une certaine mesure la conquête militaire.

Ces textes démontrent qu’à l’aube de la colonisation Hugo avait initialement adoubé l’entreprise au nom des bienfaits supposés du progrès pour les sociétés colonisées. Une position qui évoluera radicalement par la suite. Citons deux passages clés illustrant l’évolution de la pensée de Victor Hugo vis-à-vis de la colonisation en Algérie :

EXTRAIT 1 (Discours à l’Assemblée, 1875) : « Je ne m’associe pas aux apothéoses qui accueillent, comme des triomphes, certaines violentes et sanglantes répressions […] la colonisation brutale est un non-sens, et votre conquête, pour être légitimée, a besoin de s’humaniser. »

On voit Victor Hugo exprimer déjà des réserves sur la violence coloniale, appelant à une politique « humanisée ».

EXTRAIT 2 (Discours et souvenirs, 1880) : « Là où il y a conquête, il y a tyrannie. Tout est illégitime dans la victoire d’un peuple sur un autre […] Quel droit avons-nous sur ces peuplades brunes au nez épaté ? […] Quel droit aurions-nous sur elles, sinon celui du taureau sur le champ ? »

Ici, Hugo condamne fermement le principe même de la conquête coloniale, en contradiction avec les principes républicains d’autodétermination des peuples.

La meilleure illustration de la littérature coloniale peut se résumer à la mort de l’Arabe sur la plage dans l’Etranger de Camus. La matrice sous-jacente qui travaille la graphie de cette époque est la coprésence des deux altérités, l’algérienne et la française. Sauf que l’Altérité française s’était imposée d’elle-même avec force et fracas. Il y’avait des armes sophistiquées qui pouvaient aligner des dizaines d’adversaires d’un coup. Les troupes ottomanes qui tenaient la citadelle d’Alger étaient à des années lumières. La Science et la technique n’était pas encore arrivée là. On était toujours à l’exégèse et a l’explication du texte saint. On y était les gardes fous.

Les révoltes tribales et la déroute de l’armée ottomane avait scellé le destin de l’Algérie. Son altérité va mettre du temps à s’esquisser, se définir et s’affirmer.

Dans la littérature algérienne émergente du 20e siècle, on observe une volonté affirmée de prise de parole pour dire « je » là où le colonialisme n’autorisait qu’un « autre » muet, figé dans le stéréotype du sauvage exotique.

Des auteurs comme Mouloud Feraoun, Mohammed Dib ou Assia Djebar ont investi le champ littéraire pour manifester l’existence complexe d’un peuple aux multiples visages, loin du décor figé auquel le regard colonial voulait le réduire. Plus qu’une simple écriture des origines, le texte devient un espace de jonction des mondes, où la voix algérienne dialogue avec les cultures de l’autre sans s’y dissoudre.

On pense à l’œuvre hybride de Kateb Yacine par exemple. Cette parole recrée symboliquement des lieux d’union et de partage là où le système colonial confinait dans la séparation physique et l’exclusion sociale. Elle réinvestit l’espace du texte et, partant, celui de la Cité.

Désormais, habiter la page comme lieu de présence, c’est affirmer son droit à exister sur la scène commune, au-delà des assignations coloniales. La littérature devient espace de lutte pour la reconnaissance intersubjective par excellence.

Relégation de l’Algérien

Revenons sur la manière dont les écrits coloniaux ont participé à la relégation de l’Algérien au statut d’objet, puis sur l’émergence d’une littérature qui a renversé cette dynamique.

Beaucoup de récits de voyage du XIXe siècle présentaient l’indigène comme figure presque zoologique, relégué dans les marges exotiques du paysage colonial. L’historien s’arrête rarement sur ses conditions d’existence réelle. Des auteurs comme Fromentin ou Loti l’ont figé dans des stéréotypes déshumanisants. Plus tard, certains romans coloniaux continuent de le tenir à distance du drame humain raconté, cantonné à des rôles folkloriques. L’indigène demeure accessoire de décor planté là pour le plaisir du colon.  Or c’est justement en s’emparant du français que des écrivains algériens ont renversé cette perspective. Mouloud Feraoun dépeint dans « La Terre et le Sang » un pays kabyle loin des images d’Épinal, habité de vies intimes.

De même, dans « Nedjma » Kateb Yacine déconstruit les schémas figés pour présenter l’Algérien comme sujet agissant au cœur d’une intrigue polyphonique qui tourne le dos aux stéréotypes raciaux.

Désormais, la parole algérienne émerge pour manifester sa présence propre au sein même de l’idiome colonial, comme l’a si bien exprimé Assia Djebar dans « L’Amour, la fantasia ».

« Le sang des races » de Louis Bertrand (1899) est révélateur de la vision exotique coloniale. L’Algérien y apparaît comme pur produit de son terroir, figé dans une essence raciste. Ses aspirations intimes sont occultées au profit d’une essentialisation folklorisante. On est loin du portrait nuancé qu’offrira Mouloud Mammeri dans « La Colline oubliée » (1952). En restituant avec sensibilité le quotidien d’un village kabyle, il réhabilite la complexité de vies jusqu’alors invisibilisées.

L’Algérien devient sujet de son propre récit, habitant de l’intérieur un univers romanesque dont il n’était qu’objet décoratif. Cette dynamique se confirme dans la trilogie de Mohammed Dib comme « La Grande maison » (1952). En décrivant de l’intérieur le microcosme algérois, il rend compte finement des aspirations et désarrois d’êtres longtemps réduits à des silhouettes exotiques. Désormais, la littérature algérienne se fait le lieu d’émergence d’une subjectivité propre, loin des schémas essentialisants du discours colonial. Elle devient espace de parole et de reconnaissance pour des existences naguère reléguées au rang de simples décors. Nous allons nous attarder sur ce roman clé qu’est « L’Étranger » d’Albert Camus, au regard de notre réflexion sur la reconnaissance intersubjective. C’est en effet révélateur que :

– L’Arabe tué sur la plage soit relégué au statut d' »incident » mineur dans la diégèse. Sa mort n’est décrite que très succinctement et suscite peu d’empathie chez Meursault comme chez le lecteur.

– Au contraire, beaucoup d’intérêt se concentre sur la capacité de Meursault à exprimer ou non des affects lors de l’enterrement de sa mère. Comme si la vie de l’Arabe avait moins de valeur que le respect des convenances en vigueur au sein de la société coloniale.

– Le procès de Meursault tourne finalement bien moins autour du meurtre lui-même que de ses motivations « inhumaines » selon les normes de la bourgeoisie coloniale. L’Arabe est avant tout prétexte à juger le désir d’émancipation de Meursault.

A travers ce roman, Albert Camus donne à voir de manière subtile comment le système colonial maintenait l’indigène en marge de toute reconnaissance juridique et affective, comme simple faire-valoir d’un projet de société centré sur les colons.

Sa mort ne compte que relativement à ce qu’elle dit de son meurtrier blanc. Sa subjectivité propre demeure invisible. « L’Étranger » offre ainsi une réflexion saisissante sur les enjeux de reconnaissance interculturelle dans l’Algérie coloniale.

Retraçons plus en détail cet épisode emblématique de « Tartarin de Tarascon » d’Alphonse Daudet. Lorsque Tartarin se lance à la poursuite du « lion berbère », symbole de la résistance du terroir indigène, sa caricaturale odyssée prend des allures de métaphore colonialiste assumée. Ayant traqué sa proie dans les montagnes hostiles, Tartarin parvient à la terrasser de haute lutte, au prix d’un combat épique contre cette figure de la sauvagerie indigène.

C’est l’avènement triomphal du héros colonisateur soumettant de sa force herculéenne une nature algérienne fantasmée comme chaotique et menaçante. En terrassant la cruauté tellurienne du lion, n’est-ce pas aussi la fierté berbère que Daudet entend dompter symboliquement ? Ce passage conjugue avec verve les poncifs d’une littérature coloniale célébrant la mise au pas glorieuse d’un terroir perçu comme une jungle à civiliser.

Il illustre avec brio comment ce roman relaie abondamment les clichés d’une conquête transcendée par l’épopée d’un colonisateur providentiel.

Flaubert, aussi, immense écrivain connu pour Madame Bovary, avait ses idées arrêtées sur l’entreprise coloniale. Il s’attaque dans « Salammbô » à une fresque carthaginoise qu’il veut érudite, la représentation du Berbère qui s’y dessine mérite également notre attention. Tout d’abord, le Berbère apparaît en guerrier valorisé par le courage et la force brutale, notamment à travers le personnage de Mathô. Cependant, cette valeur guerrière reste purement physique et instinctive, indissociable d’une sauvagerie animale. Ensuite, chez Flaubert, le Berbère demeure guidé par les pulsions primitives d’une nature humaine archaïque, dans un état proche de la bête. Sa psychologie ne dépasse pas celle de créatures violentes et imprévisibles.

En outre, il présente les Berbères comme des hordes désordonnées, incapables d’unité et de discipline, reflétant les poncifs de leur soi-disant « incapacité » à l’organisation étatique. Ainsi, malgré une indéniable fascination esthétique, le roman de Flaubert essentialise le Berbère en être instinctif, pas encore dompté par la rationalité supposée des civilisations méditerranéennes. Sa plume entérine certains préjugés de son temps, qui légitimeront plus tard la mission civilisatrice coloniale. Le Berbère y apparaît comme une figure de l’Autre primitif, précisément celui qu’il s’agira de soumettre.

Attardons-nous sur deux illustres écrivains français qui ont illustré la littérature coloniale en Algérie : Eugène Fromentin et Alphonse Daudet. Voyons d’abord Fromentin, avec ses peintures orientalistes comme « Un été dans le Sahara » (1857). Ses récits mettent en scène un indigène essentialisé, évoluant dans un décor exotique. L’Algérien n’y apparaît que sous les traits déshumanisés du « Bédouin insoumis », relégué au rôle de figurant pittoresque dans un projet littéraire étroitement lié à l’œuvre coloniale. Quant à Daudet que nous avons mentionné au-dessus, « Tartarin de Tarascon » (1872) caricature le fellah dans sa soumission ridiculisée.

L’Arabe y est davantage un prétexte qu’un être de chair et de sang, instrument de moquerie au service d’une fantasmagorie colonialiste. Cette œuvre populaire deviendra emblématique d’une certaine imagerie coloniale vidant l’indigène de toute subjectivité propre. Ces écrivains ont puisé dans le terreau idéologique du code de l’indigénat pour façonner des récits colportant des stéréotypes culturalistes alors dominants. Leur vision essentialisante, en niant l’Autre dans son humanité même, a largement contribué à asseoir une supériorité civilisationnelle mythifiée.

Ernest Renan fut l’une des grandes figures intellectuelles ayant théorisé la mission civilisatrice de la colonisation. Ses écrits révèlent une vision très révélatrice des présupposés idéologiques justifiant le statut infériorisé des indigènes algériens. Dans un texte comme « Qu’est-ce qu’une nation ? », Renan défend l’idée que certains peuples, jugés moins évolués, doivent se plier à la logique assimilatrice des colonisations pour accéder au progrès. L’Algérien apparaît comme le « primitif » que la France se doit d’élever à la Raison. Cette conception culturaliste autorise d’importantes restrictions à la citoyenneté et aux libertés de l’indigène.

Ernest Renan influence directement la définition du fameux « indigénat », statut d’exception légalisant la discrimination. En niant leur capacité naturelle d’émancipation, ces théories ouvrent la voie à des politiques coercitives d’acculturation. Elles justifient le maintien de l’indigène en marge de la République au nom d’un prétendu « temps de latence » nécessaire à son évolution.

Bien que lucide sur les limites réelles de la colonisation, Renan demeure l’illustre porte-voix d’une essentialisation culturaliste des différences fondatrice d’un projet colonial d’assujettissement politique et culturel des sociétés conquises. Ces doctrines ont profondément structuré l’imaginaire colonial en Algérie et les modes de domination qui en découlèrent. Elles ont longtemps parasité les représentations des sociétés algériennes.

Revenons plus en détail sur la manière dont la littérature coloniale a façonné les représentations des indigènes algériens. Un des stéréotypes majeurs fut celui du « musulman fanatisé ». Figé dans son archaïsme, il apparaissait comme une menace pour l’ordre colonial. On pense aux relations de voyage empreintes d’orientalisme, comme ceux de Fromentin ou Loti.

Un autre cliché répandu fut celui du « fellah soumis », réduit à une fonction utilitaire de force de travail sans épaisseur psychologique. Nombre de récits le cantonnaient à des rôles de figurants pittoresques mais superficiels. Le portrait du « Bédouin insoumis » véhiculait quant à lui l’image d’un indigène incontrôlable qu’il fallait dompter de force. Récits militaires ou romans comme ceux de Daudet colportaient cette vision racialisante. Les femmes indigènes furent elles aussi enfermées dans des clichés, comme celui de la fellaha (paysanne) analphabète ou de la « Bagnarde » libérée des mœurs. Leur subjectivité était niée. Ces stéréotypes, en figeant l’Autre dans l’altérité la plus réifiée, servaient de support idéologique à l’entreprise coloniale. En les déconstruisant, la génération d’après s’attaquait au fondement du système.

Nous allons approfondir la manière dont des écrivains algériens ont répondu à cette vision problématique popularisée par Camus. Avec des œuvres comme « La Terre et le Sang » ou « Le Fils du pauvre », Mouloud Feraoun s’attache à restituer avec empathie la complexité des vies indigènes, bien loin des figures essentialisées prégnantes dans la société coloniale.  De même, Mouloud Mammeri redonne chair et épaisseur humaine aux Kabyles dans « La Colline oubliée », où les personnages sont mus par des désirs, angoisses universelles derrière lesquels on devine des destinées bafouées.

Quant à Mohammed Dib, sa trilogie algéroise (« La Grande maison », « L’Incendie ») dépeint de manière subtile et sensible la condition propre de l’Algérien au sein d’un microcosme urbain jusque-là fermé aux regards indigènes. Mais c’est peut-être Kateb Yacine qui pousse le plus loin la réappropriation subjective, dans une œuvre comme « Nedjma » totalement affranchie des schémas essentialistes. L’Algérien y apparaît comme sujet agissant du drame dans toute sa complexité humaine.

En redonnant vie et intériorité aux figures indigènes, ces écrivains ont profondément renouvelé le regard porté sur leur société et leur peuple. Ils ont ouvert la voie à une littérature algérienne décomplexée et décolonisée.

Saïd Oukaci, doctorant en Sémiotique

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