L’éclosion de la presse algérienne suite aux événements d’Octobre 1988 fut une promesse de liberté d’expression, un souffle démocratique dans un paysage médiatique jusque-là monopolisé.
Cette période, marquée par l’apparition de titres comme Le Matin, El Watan, Liberté et Ruptures, incarnait l’espoir d’une société ouverte au débat et à la confrontation des idées. Or, cette effervescence a progressivement cédé le pas à un contrôle de plus en plus serré, aboutissant à l’asphyxie quasi-totale de la presse indépendante.
Comment comprendre ce retournement ? Pourquoi cette peur de la pluralité d’opinions ?
Jürgen Habermas, dans ses travaux sur l’espace public et la presse d’opinion, souligne l’importance cruciale de la discussion publique pour une société démocratique. Pour lui, la presse joue un rôle fondamental dans la formation de l’opinion publique, en offrant un espace de débat et de délibération où les citoyens peuvent confronter leurs points de vue et contribuer à la construction du bien commun.
Une presse plurielle, garante de la diversité des opinions, est donc indispensable au bon fonctionnement d’une démocratie. Elle permet de mettre en lumière les différentes perspectives sur les enjeux de société, de questionner les discours officiels, et de favoriser l’émergence d’un consensus éclairé.
Pour ce faire, il nous faut, bien entendu un espace démocratique, ce qui manque cruellement à notre pays.
La grammaire tensive de Claude Zilberberg, avec sa notion de valences, offre un éclairage pertinent sur cette dynamique. Les valences, valeurs de tri ou de mélange, permettent d’analyser les rapports de force entre les différents acteurs et les enjeux de pouvoir sous-jacents. Dans le cas de la presse algérienne, on observe une volonté de « tri », de purification du discours public, au détriment du « mélange » et de la confrontation des idées.
Le pouvoir, en cherchant à imposer une vision unique et monolithique de la réalité, refuse la complexité et la diversité des opinions. Cette peur de la dissonance, de la contradiction, traduit une fragilité du système, incapable de tolérer la critique et le débat.
A y observer la presse algérienne depuis l’ouverture démocratique en 1988 constitue un cas paradigmatique de transformation d’un espace public pluriel en un espace médiatique confiné. Cette métamorphose, comme l’observe Ghania Mouffok (2022) dans « Médias et Pouvoir en Algérie », s’est opérée non pas par une répression brutale et visible, mais par « la mise en place progressive d’un système sophistiqué de régulation où la censure directe a cédé la place à des mécanismes plus subtils de contrôle et d’autocensure. »
Cette évolution mérite une analyse approfondie pour comprendre les modalités de ce processus de domestication médiatique.
La période 1988-1991, que Lahouari Addi (2023) qualifie de « printemps médiatique algérien », représente un moment unique d’effervescence démocratique. Dans son ouvrage « La presse algérienne : Histoire d’une libération avortée », il souligne comment « l’apparition de plus de 150 titres en moins de deux ans représentait plus qu’une simple diversification médiatique ; c’était l’émergence d’un véritable espace public moderne en Algérie. » Cette période correspond parfaitement à ce que Jürgen Habermas (1988) définit comme l’idéal type de l’espace public : « une sphère où les personnes privées font un usage public de leur raison » et où « le débat rationnel devient possible. »
La transformation de cet espace initialement pluriel s’est opérée selon des modalités que Michel Foucault (1975) avait théorisées dans « Surveiller et Punir ». Comme il l’écrivait, « le pouvoir moderne s’exerce moins par la coercition directe que par la mise en place de dispositifs qui produisent des comportements d’autocontrôle. »
Ahmed Bencherif (2022) dans « Médias et transition démocratique au Maghreb » détaille comment cette mutation s’est manifestée à travers l’établissement progressif de mécanismes de régulation économique, administrative et politique.
Le processus de domestication médiatique s’est appuyé sur ce que Nacer Djabi (2024) nomme dans « L’État et la presse » une « architecture de contrôle à trois niveaux ». Le premier niveau concerne le contrôle économique, notamment à travers le monopole de la publicité institutionnelle. Le deuxième niveau implique la régulation administrative, avec un arsenal juridique contraignant. Le troisième niveau, plus subtil, touche à ce que Pierre Bourdieu appellerait la « violence symbolique », créant des mécanismes d’autocensure intériorisés par les journalistes eux-mêmes.
La sophistication de ces mécanismes de contrôle apparaît particulièrement dans ce que Karima Dirèche (2023) analyse comme « la production du consentement médiatique ». Dans son étude « Médias et Pouvoir en Algérie contemporaine », elle démontre comment « le système a réussi à créer une presse qui, tout en maintenant l’apparence du pluralisme, pratique une forme d’autocensure si intériorisée qu’elle en devient invisible à ses propres acteurs. » Cette observation, rejoint l’analyse de Abed Charef (2024) qui, dans « La Fabrique du silence », décrit « un système où la contrainte extérieure devient superflue tant les mécanismes d’autorégulation sont efficaces. »
L’impact de cette transformation sur la production journalistique se manifeste à travers ce que Hassan Remaoun (2023) qualifie de « standardisation du discours médiatique ». Son étude « Presse et société en Algérie » révèle comment « la diversité apparente des titres masque une uniformisation profonde du traitement de l’information, particulièrement sur les sujets considérés comme sensibles. »
Cette observation est corroborée par les travaux de Louisa Dris-Aït Hamadouche (2024) qui note dans « L’Espace public confisqué » une « convergence éditoriale croissante sur les questions fondamentales, malgré une apparente diversité sur les sujets périphériques. »
Cette évolution du paysage médiatique algérien s’inscrit dans ce que Belkacem Mostefaoui (2024) analyse comme « une reconfiguration globale des rapports entre médias et pouvoir ». Dans son ouvrage « La presse sous contrôle », il démontre comment « le système a développé une capacité remarquable à absorber les innovations technologiques et les nouvelles formes de journalisme pour les intégrer dans son dispositif de contrôle. » Cette adaptation permanente illustre la sophistication croissante des mécanismes de régulation médiatique.
La dimension économique de ce contrôle, particulièrement étudiée par Ali Bensaâd (2023) dans « L’économie politique des médias algériens », révèle comment « la précarisation financière est devenue un instrument majeur de domestication éditoriale. » Selon son analyse, « le contrôle des ressources publicitaires, combiné à une surveillance étroite des sources de financement alternatives, a créé un environnement où la survie économique des médias dépend directement de leur docilité politique. »
Cette observation rejoint les travaux de Naïma Bennadji (2024) qui souligne dans « Médias et dépendance » comment « l’autonomie éditoriale est devenue pratiquement impossible dans un contexte où les sources de revenus sont systématiquement contrôlées. »
L’émergence du numérique, loin de constituer une échappatoire à ce système de contrôle, a donné lieu à de nouvelles formes de surveillance et de régulation. Akram Belkaïd (2024) analyse dans « Le digital sous surveillance » comment « les autorités ont développé des stratégies sophistiquées pour étendre leur contrôle à l’espace numérique, transformant ce qui apparaissait initialement comme un espace de liberté en un nouveau territoire de surveillance. »
Cette extension du contrôle aux espaces numériques s’accompagne, selon Mohamed Mebtoul (2023), d’une « stratégie de saturation informationnelle » visant à noyer les voix critiques dans un flot continu d’informations contrôlées. La transformation de l’espace médiatique algérien a également eu des répercussions profondes sur la pratique journalistique elle-même. Fatiha Talahite (2023) observe dans « journalisme en mutation » comment « la profession journalistique a connu une redéfinition profonde de ses pratiques et de son éthique, avec l’émergence d’un ‘journalisme de consensus’ qui privilégie la stabilité sur la critique. » Cette évolution traduit ce que Rachid Sidi Boumedine (2024) qualifie de « normalisation du conformisme médiatique », où l’autocensure devient une compétence professionnelle valorisée.
Les conséquences de cette transformation sur la formation de l’opinion publique sont considérables. Omar Carlier (2024) analyse dans « L’Opinion Fragmentée » comment « la restriction progressive de l’espace médiatique a conduit à une atomisation du débat public, où l’absence de confrontation réelle des points de vue empêche l’émergence d’une véritable conscience critique collective. » Cette observation rejoint l’analyse de Daho Djerbal (2023) qui note dans « Espace public et contrôle social » une « dépolitisation croissante du débat public, résultat direct de la domestication des espaces médiatiques. »
La sophistication des mécanismes de contrôle révèle, selon Hassan Remaoun (2024), une « mutation profonde dans les modalités d’exercice du pouvoir. » Dans son étude « Pouvoir et Médias », il démontre comment « le système a su développer des formes de contrôle qui, tout en étant plus efficaces, sont devenues moins visibles et donc plus difficiles à contester. »
Cette évolution illustre parfaitement ce que Michel Foucault qualifiait de « microphysique du pouvoir », où le contrôle s’exerce moins par la contrainte directe que par la production active de comportements d’autorégulation.
L’avenir du pluralisme médiatique en Algérie soulève des questions cruciales sur les possibilités de résistance et de renouveau. Comme le suggère Karima Dirèche (2024) dans ses travaux récents, « la reconstruction d’un espace médiatique véritablement pluriel nécessitera non seulement des changements structurels mais aussi une redéfinition profonde des rapports entre médias, pouvoir et société. » Cette observation souligne l’ampleur du défi qui attend ceux qui aspirent à la restauration d’un espace public démocratique en Algérie.
L’histoire de la presse algérienne est ainsi une illustration tragique du paradoxe de la liberté d’expression. Conquise de haute lutte, elle a été progressivement confisquée, révélant la difficulté d’instaurer et de préserver un véritable espace public démocratique. Le silence forcé des médias indépendants représente une perte immense pour la société algérienne, privée d’un espace vital pour la construction d’un avenir commun.
Said Oukaci, chercheur
Bibliographie
BOURDIEU, Pierre (1996). Sur la télévision. Paris: Raisons d’agir.
FOUCAULT, Michel (1975). Surveiller et punir. Paris: Gallimard.
HABERMAS, Jürgen (1988). L’espace public : archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise. Paris: Payot.
ZILBERBERG, Claude (2006). Éléments de grammaire tensive. Limoges: PULIM.
Ouvrages spécialisés sur les médias algériens :
ADDI, Lahouari (2023). La Presse Algérienne : Histoire d’une Libération Avortée. Alger: Casbah Éditions.
BELKAÏD, Akram (2024). Le Digital sous Surveillance : Nouveaux médias et contrôle en Algérie. Paris: La Découverte.
BENCHERIF, Ahmed (2022). Médias et Transition Démocratique au Maghreb. Tunis: IRMC.
BENSAÂD, Ali (2023). L’Économie Politique des Médias Algériens. Paris: Karthala.
Études contemporaines :
BENNADJI, Naima (2024). Médias et Dépendance : Les nouveaux mécanismes de contrôle. Alger: ENAG.
CARLIER, Omar (2024). L’Opinion Fragmentée : Société et médias en Algérie contemporaine. Paris: CNRS Éditions.
CHAREF, Abed (2024). La Fabrique du Silence : Mécanismes de contrôle médiatique en Algérie. Oran: CRASC.
DIRÈCHE, Karima (2023). Médias et Pouvoir en Algérie contemporaine. Aix-en-Provence: IREMAM.
Recherches spécialisées :
DJERBAL, Daho (2023). Espace Public et Contrôle Social en Algérie. Alger: NAQD.
DRIS-AÏT HAMADOUCHE, Louisa (2024). L’Espace Public Confisqué. Alger: CREAD.
MEBTOUL, Mohamed (2023). Mutations médiatiques et contrôle social en Algérie. Oran: GRAS.
MOSTEFAOUI, Belkacem (2024). La Presse sous Contrôle : Évolution des systèmes de régulation. Constantine : Publications Universitaires.
Articles et revues :
MOUFFOK, Ghania (2022). « Les métamorphoses du contrôle médiatique en Algérie ». Maghreb-Machrek, n°250, pp. 23-42.
REMAOUN, Hassan (2024). « Nouvelles formes de régulation médiatique ». Insaniyat, n°93, pp. 15-35.
SIDI BOUMEDINE, Rachid (2024). « La normalisation du conformisme médiatique ». NAQD, n°42, pp. 57-76.
TALAHITE, Fatiha (2023). « Transformations du journalisme algérien ». Revue Tiers Monde, n°245, pp. 89-108.
Thèses et travaux universitaires :
DJABI, Nacer (2024). L’État et la Presse en Algérie : Mécanismes de contrôle et stratégies de résistance. Thèse de Doctorat, Université d’Alger 3.
Rapports et documents :
Reporters Sans Frontières (2024). « La liberté de la presse en Algérie : Rapport annuel 2024 ».
Observatoire algérien des médias (2023). « État des lieux de la presse algérienne 2023