Spécialiste du Kurdistan et plus largement de l’Empire ottoman, l’historien Hamit Bozarslan fait remarquer que le Kurdistan rime avec violence, et ce depuis le début du XIXe : guérillas, oppositions armées, répression… sont une donnée structurelle de l’histoire fort mouvementée des Kurdes.
Les luttes pour l’indépendance du Kurdistan, dont les frontières sont singulièrement incertaines en raison de l’absence précisément d’un État ou d’États kurdes, sont anciennes ; elles remontent au début du XIXe siècle, c’est-à-dire à la révolte des Kurdes de la principauté de Baban de 1806 en Irak contre le sultan ottoman Sélim III (1761-1808), sous la direction d’Abdul-rahman, prince de la puissante famille des Babans au Kurdistan irakien, et qui marqua le début des soulèvements indépendantistes kurdes tout au long des XIXeme et XXeme siècle. Puis, les luttes ont repris depuis la chute de l’Empire ottoman jusqu’à nos jours.
Les Kurdes se révoltent par intermittence tantôt pacifiquement et tantôt militairement pour des raisons nationalistes, et ce conflit au pluriel qui continue de marquer l’histoire du Moyen-Orient est loin d’avoir trouvé une solution politique stable et consensuelle. Le nationalisme kurde ne bénéficie pas d’appuis à l’étranger, les États occidentaux sont réticents à lui apporter un franc soutien en raison de leurs intérêts et de la crainte de déstabiliser cette région du Moyen-Orient déjà en butte à de nombreux conflits.
Rappelons que les Kurdes sont un peuple d’origine indo-européenne, les Kurdes descendent des Mèdes de l’ancienne Perse, qui fondèrent un empire au VIIe siècle avant J.-C. Leur présence au Moyen-Orient est fort ancienne ; ils étaient présents dans biled al-cham dès le IXe siècle et leur révolte contre le calife abbasside, Abbas al-Ma’mun, en 833, est bien connue. Aussi au XIIe siècle, le Kurde, Salah Eddine al-Ayoubi, dont le nom a fortement marqué l’histoire de l’islam en s’imposant d’abord comme calife d’Égypte en 1171 après sa victoire contre les fatimides et en libérant ensuite Jérusalem le 2 octobre 1187. Mais la question kurde ne se posait pas encore dans l’espace du Kurdistan en termes de frontières (Iran, Syrie, Irak, Turquie). Le premier partage du Kurdistan remonte au XVIeme siècle entre la Perse et l’Empire ottoman et le second démembrement date de la fin de la Première Guerre mondiale.
En l’absence de statistiques officielles, les Kurdes comptent aujourd’hui environ 40 millions de personnes répartis entre la Turquie, où est établie la plus dense population kurde, suivie de l’Irak, la Syrie, l’Iran et la diaspora kurde à l’étranger. Bien qu’il existe des Kurdes alévites, chi’ites duodécimain, chrétiens, yézidis (zoroastriens)… les Kurdes sont majoritairement des Musulmans sunnites de rite shafi’ite[1] et non hanéfite[2] comme la grande majorité des Turcs.
Jusqu’au début du XIXe siècle les émirats kurdes de l’Empire ottoman bénéficiaient d’une large autonomie de gestion administrative et fiscale en vertu d’un acte d’alliance de 1515 avant que la Sublime Porte, s’inspirant du modèle jacobin français, ne décide d’imposer une forte centralisation. Les premières régions de l’Empire à être touchées par cette réforme de l’organisation politico-administrative sont les provinces kurdes en raison de leur proximité avec Istanbul, à la différence des provinces excentrées de l’Empire comme les Balkans, la péninsule arabique et l’Afrique du Nord, (sauf le Maroc qui n’était pas une province de l’Empire), et qui, elles, disposaient d’une certaine autonomie.
Depuis la fondation de la République de Turquie en 1923 sur les ruines de l’Empire ottoman, le kémalisme et le nationalisme turc nient l’identité kurde, interdisent la langue kurde et les populations kurdes sont régulièrement réprimées par l’armée turque. La guerre de la décennie 1980 au Kurdistan de Turquie a détruit environ 3 000 villages considérés comme les viviers de la contestation armée, ce qui a entraîné le déplacement de 3 millions Kurdes contraints de s’installer dans les grandes villes. Cet exode massif a transformé ces dernières en grandes agglomérations de plus d’un million d’habitants.
L’Iran abrite la population kurde la plus faible numériquement et la minorité kurde est doublement discriminée du fait qu’ethniquement les Kurdes sont différents des Perses et religieusement, ils sont majoritairement sunnites distincts des chi’ites. L’irrédentisme kurde est bien connu, il remonte au moins à la république de Mahabad de Mustafa Barzani, unique et éphémère république kurde indépendante sur le territoire iranien qui a vécu dix mois au cours de l’année 1946. Après la révolution de 1979 et le tournant jacobin qu’elle a connu, les Kurdes, comptant près de 7 % de l’ensemble de la population iranienne, s’étaient insurgés militairement pendant une dizaine d’années, un conflit latent, réactivé sporadiquement. Les revendications d’autonomie culturelle, face au nationalisme encombrant perso-chi’ite, sont sévèrement réprimées ; des villages sont détruits, des zones minées et de nombreuses personnes arrêtées et d’autres assassinés y compris en Europe en 1989 et 1992.
En Irak, avec près de 8 millions de Kurdes environ, ils représentent le second groupe ethnique irakien. Bien que nombreux, ils sont logés à la même enseigne que les Kurdes des trois autres États.
Le régime de Saddam Hussein avait bombardé en mars 1988 au gaz moutarde la ville frontalière kurde de Halabja faisant 5 000 morts environ. La politique d’arabisation au pas de charge imposée par Saddam Hussein et le parti Ba’th a chassé plus 100 000 Kurdes de la province de Kirkouk. Le décret pris par Saddam Hussein en septembre 2001 a privé des milliers de Kurdes chi’ites de la nationalité irakienne. Le soulèvement de 1991 fut sévèrement réprimé, provoquant le déplacement de près de deux millions de Kurdes en Iran et en Turquie. Ce qui a conduit le Conseil de sécurité de l’ONU à établir une zone d’exclusion aérienne couvrant une grande partie du Kurdistan irakien, cette région est ainsi soumise à une autonomie de facto et son territoire, comparable en superficie à celui de la Suisse, est contrôlé par les forces militaires kurdes.
Depuis la réconciliation en 1997, à la fin de la guerre civile de 1994 -1997, entre le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) de Massoud Barzani et l’Union patriotique du Kurdistan (UPK) de Jalal Talabani, le Kurdistan irakien a connu un véritable développement économique. Des milliers de villages détruits ont été reconstruits, les secteurs de l’éducation et de la santé ont pu être largement modernisés, et les revenus du programme « Pétrole contre nourriture », dont 13 % allaient au Kurdistan, ont permis la redynamisation de l’économie dans les villes. Le Kurdistan irakien bénéficie aujourd’hui d’une situation économique, politique et sécuritaire meilleure que celle de toutes les autres régions d’Irak.
En raison de sa stabilité et son essor économique relatif, nombreux sont les Kurdes de Turquie, d’Iran et de Syrie qui ont choisi de s’installer au Kurdistan irakien ou entretiennent avec lui des échanges commerciaux. Mais cette situation enviable demeure fragile et les dirigeants kurdes en ont parfaitement conscience. Entouré d’États jacobins et autoritaires et où la question kurde dérange au plus haut point les dirigeants turcs, syriens, irakiens et iraniens peu favorables à la décentralisation. Dans un Moyen-Orient en proie à de fréquentes crises politiques, le risque de changement d’alliance et d’évolution du contexte géopolitique régional est réel et l’autonomie du Kurdistan irakien étant mal vue, peut désormais être remise en cause.
En Syrie, les Kurdes comptent près de trois millions d’habitants et sont en majorité des Musulmans sunnites, ils parlent la langue kurde, une langue indo-européenne. À cause des discriminations dont ils sont l’objet, alors que la constitution (art. 9) garantit « la protection de la diversité culturelle de la société syrienne dans toutes ses composantes…», les Kurdes constituent une minorité qui se soulève régulièrement. Dès 1963, les nationalistes arabes ont créé une ceinture pour « dékurdifier » la région frontalière entre la Turquie et la Syrie. Une région riche de ses terres fertiles où ils installèrent des tribus arabes bédouines du sud et dessaisirent les Kurdes de leur nationalité. Ainsi des milliers de Kurdes furent déchus de leur nationalité et devinrent des apatrides, tout en étant soumis à la conscription militaire.
L’arrivée de Hafedh Al-Assad au pouvoir en 1970, un fervent partisan du nationalisme arabe, accentue la répression des Kurdes, nie toute autre identité en Syrie en dehors de l’identité arabe et réprime la langue kurde. Lorsque les Kurdes ont tenté de célébrer le nouvel An kurde, Novrouz, en 1992 à Damas, les manifestations furent écrasées.
En 2004, ils prirent massivement part à la révolte des « bidoun », soit « les sans nationalités ». À la faveur des « printemps arabes » et pour calmer les contestations, le régime syrien a accordé au cours de l’année 2011 la nationalité à plus de 250 000 Kurdes.
Le conflit kurde est à l’évidence ancien et, pourrait-on dire, atypique ; il se conjugue au pluriel et se caractérise singulièrement par sa longévité. Il prend racine dans l’Empire ottoman avant de déborder et d’impliquer plusieurs États autoritaires de cette région : l’Iran, la Syrie, l’Irak et la Turquie. Il s’agit d’une question interne à chaque État, mais inséparable de l’ensemble du Kurdistan. Ce qui lui confère une dimension transnationale et accroît depuis, notamment la récente guerre syrienne, son enchevêtrement si bien que Hamit Bozarslan parle de sujet incertain, précaire et d’une très grande complexité.
Le Kurdistan présente cette caractéristique d’abriter l’une des rares nations, avec la Palestine au Cham, qui ne dispose pas d’État. Lors du démantèlement de l’Empire ottoman au sortir de la Grande guerre, le traité de Sèvres (article 64), conclu le 10 août 1920 entre les alliés victorieux, avait promis aux Kurdes un État. Mais les grandes puissances mandataires d’alors (la France et le Royaume-Uni…) n’avaient pas respecté leur engagement. Aujourd’hui, tandis qu’au Kurdistan irakien, la question d’un État kurde indépendant reste une demande forte, dans les autres pays du Kurdistan, l’indépendance kurde n’est pas à l’ordre du jour. Et l’hypothèse d’un État-nation kurde est à présent écartée par les grandes puissances.
Depuis le début du XIXeme siècle, l’espace kurde est marqué par une violence itérative et les Kurdes n’ont cessé d’être les principales victimes de la répression étatique aussi bien en Turquie et en Irak, qu’en Syrie et en Iran. L’autoritarisme et les pratiques d’exclusion caractérisant ces États s’expliquent avant tout par l’ancrage de ces derniers dans des idéologies nationalistes exclusives (turque, arabe et persane) qui criminalisent ouvertement la question kurde parce que le nationalisme arabe, turque et persan impose d’autant plus une assimilation radicale que les minorités sont toutes sommées d’abandonner leurs différences linguistique et culturelle pour s’assimiler. Cette conception rigide et appauvrie de la nation rend de ce fait difficile, voire impossible tout cadre de négociation entre lesdits États et les organisations kurdes. En définitive, ce nationalisme réducteur et exclusif n’offre aux populations kurdes que le choix de la soumission, en « acceptant » d’être assimilées, ou de subir la répression qui peut prendre des formes variées selon les États. Chaque État cherche à obtenir la soumission des Kurdes en prenant appui sur certains alliés parmi des familles, tribus et notabilités kurdes.
Outre la répression dont ils sont souvent la cible, les Kurdes font aussi l’objet d’instrumentalisation aussi bien par les États concernés que par les grandes puissances. D’abord l’Empire ottoman avait mobilisé des tribus kurdes pour les engager dans le génocide des Arméniens en 1915, puis l’Irak les a utilisés dans la guerre qui l’a opposé à l’Iran entre 1980 à 1988 et inversement l’Iran armait les Kurdes iraniens contre l’Irak. La Syrie a accueilli les Kurdes irakiens et les militants du PKK (Parti des travailleurs kurdes). Au cours de la guerre contre l’État islamique en Irak et en Syrie en 2014, les Kurdes ont été fortement mobilisés et utilisés par les Etats-Unis ; ils étaient en première ligne contre les djihadistes de l’État islamique.
Tahar Khalfoune, États-nations contre minorités. Maroc, Algérie, Libye, Egypte, Syrie, Turquie, Irak, Iran, Editions En Toutes Lettres, Casablanca, 2023, 232 pages.
Le livre est disponible sur CAIRN en version électronique uniquement : https://www.cairn.info/etats-nations-contre-minorites–9789920923569.htm
[1] Troisième grande école théologico-juridique, la doctrine chafé’ite fut fondée par le maître éponyme Mohammed Ben Idrîs ech-Châfi‘î (767-820), né à Ghaza. Chafi’i est considéré comme le grand théoricien des principes du droit islamique. Après le Qoran et la Sunna, il élargit les sources du droit au concept de l’ijma’ (le consensus) tout en réclamant l’accord unanime des docteurs d’une période donnée. Environ 25 % des Musulmans dans le monde se réclament de cette école.
[2] La première école éponyme du droit islamique, elle fut fondée en Irak en 767 par Abou Hanifa (699-767), un juriste persan, maîtrisant parfaitement la langue arabe. Il privilégie l’opinion personnelle des exégètes (al-rây), sous la forme du principe d’analogie (al–qiyâs), proche du droit libre et donc du raisonnement. Elle accorde une grande liberté à l’interprétation des fuqaha, des jurisconsultes.