20 avril 2024
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L’adieu de la mer

Harragas

« …Je ne sais pas comment te raconter tout ça maman. Ce fut un enfer ! Au milieu de la mer, je ne voyais que du bleu et puis rien du tout. C’était un tout vide. Pas de chant d’oiseaux ni de sifflements de rossignols. Que des bruits, beaucoup de bruits qui me cassaient les oreilles.

J’étais une épave coincée dans le ventre des vagues, une minuscule goutte d’eau dans un océan de chagrins ; un rien, un fétu de paille qui s’essaya à se frayer un chemin, à gesticuler, à résister ; à survivre, dans l’engrenage de la mort. Tu sais, j’ai trop pensé à toi et à tes conseils à ce moment-là, mais c’était trop tard.
Trop tard ! Notre barque avait déjà pris de l’eau de partout ; elle chancela d’un côté comme de l’autre; sorte d’homme ivre qui titubait dans la rue, en quête de son adresse, de la porte de sa maison. On était tous perdus ; on ne savait plus quoi faire et je ne fis que regarder vers le ciel pour implorer la clémence du bon Dieu. Hélas ! Qu’importaient mes prières alors que la barque commença à s’enfoncer dans l’eau.
Le temps s’était, soudain, comme figé. Je n’entendis rien ; je ne sentis rien ; je ne vis rien, et tout le bleu autour de moi se transforma en gris, puis en noir. Un noir d’ébène qui me creusa ; qui me taillada ; qui me coupa en mille pièces. Et mon corps? Un bloc de granit qui perdit de son poids et de sa consistance, qui se désagrégea, qui s’effrita, qui se noya dans le brouillard…
Un brouillard touffu qui s’incrusta subitement dans ma tête. Effrayé, je devins alors comme un sourd-muet jeté dans la bouche d’un précipice. Ma mémoire se vida complètement de son sang, et il n’y avait que ta silhouette au ras de l’eau qui, s’approchant à pas feutrés de la barque, mais avec un excès de zèle inhabituel, fit s’éloigner le danger. Tu me tendis la main gauche, puis celle de la droite que je m’efforçai d’attraper, mais en vain. Je sentis l’odeur d’un jasmin, puis celle d’un bonbon. Oui d’un bonbon!
Te souviens-tu de ce bonbon que tu m’avais offert le jour de mon départ alors que tu ne savais pas que j’allais partir ? J’avais trahi mon devoir de fils, et je demande ton pardon, mais crois-moi maman que, c’était pour vivre mieux, dans un pays où l’on me respecte ; où l’on me donne mes droits, où l’on ne touche pas à un cheveu de ma dignité d’homme, où j’aurai un salaire, un toit, une femme, et où l’on ne jette pas des gens honnêtes dans des geôles pourries pour avoir défendu les pauvres que nous sommes. Je savais que la mer est dévoreuse d’hommes et que c’était un suicide, mais tant pis! Ce jour-là, j’avais compté sur ton amour.
Tu aurais pu être ma sauveuse maman, j’en étais presque sûr.
Enfin, c’était juste une impression instantanée que j’aurais bien voulu croire jusqu’à mon dernier souffle, quand les vagues reprirent du poil de la bête et donnèrent un coup de grâce à notre barque, à notre rêve, à mon rêve. Le rêve de rejoindre l’autre rive de la Méditerranée, de quitter la niche de rentiers qui ont saboté ma vie et d’enterrer à jamais ma condition du désespéré. Je ne savais guère que mon pari était gâché. Je tombai à l’intérieur d’un cyclone, dans le vertige. Je me noyai ; je me fondai ; je me mourus alors que tu me fis des adieux, dans le ciel! Au revoir maman! … »

Kamal Guerroua

P.S : ce texte est dédié à tous les harraga morts en pleine mer.

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