3 mai 2024
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L’ancêtre sans prophète

Surprenant, déroutant, fascinant est ce roman fleuve de Mohamed Benchicou qui, après Les geôles d’Alger, témoignage de ses deux années d’incarcération, héritier de L’Arbitraire de Bachir Hadj Ali, semble vouloir prendre du recul par une savante intrusion dans le roman de genre épique sans se dessaisir toutefois de son regard vif et pénétrant de journaliste impénitent qui a exercé le droit de la liberté d’opinion sur l’actualité politique de l’Algérie de ce dernier quart de siècle marqué de profonds bouleversements.

Le Mensonge de Dieu met en contigüité deux récits évoluant, l’un dans l’Histoire des tragédies de la fin du 19ème siècle à la deuxième moitié du 20ème ; l’autre dans l’Algérie du 3ème millénaire. Partis de l’insurrection agraire de Aït Mokrane (Mokrani, El Mokrani) le chef confrérique de la zaouïa Rahmania que l’auteur écorche au passage, ces récits vont porter les personnages au cœur des batailles sanglantes de Verdun, des résistances vaines au franquisme, du soulèvement du Rif marocain dont désespérait son chef de file Abdelkrim, de l’horreur fasciste, dans les retournements surprenants de l’histoire, une famille d’origine kabyle, de père en fils et petits-fils, jusqu’à la tragédie du terrorisme islamiste au cœur d’Alger.

L’aïeul Bélaïd est un trublion de l’Histoire. Il conquiert aussi les cœurs de femmes rencontrées sur les routes de son errance guerroyant pour des causes qui n’étaient pas les siennes. Bravant la mort et l’amour, Belaïd se pose comme un ancêtre à la fois bouffon et truculent de vies et de bravades, comme soumis, malgré lui, aux turbulences de son siècle, parti d’une montagne chauve aux plaines embourbées de cadavres.

Le personnage de Bélaïd, l’ancêtre, acteur malgré lui d’un continuum de tragédies qui prennent source de son village kabyle haut perché, introduit, de manière inédite, sur le plan de l’esthétique romanesque, une rupture dans l’image littéraire de l’aïeul souvent décrit comme vecteur d’exotisme, porteur de nostalgies des temps révolus, symbolisant le sage, aguerri aux choses de la vie, moralisateur, référence idoine de la parole souveraine quand il n’est pas une sorte de totem tribal déifié. Or, à cette vision traditionnelle et mortifère de l’aïeul, telle qu’elle apparaît dans les œuvres fondatrices de la littérature maghrébine moderne, de Mouloud Feraoun, Mohammed Dib, Assia Djebbar, Malek Ouary, Mohamed Benchicou donne à lire son antithèse : un ancêtre « qui redouble » de vélocité pour vivre son temps, qui n’a pas peur de l’ailleurs, un ancêtre de guerres, de conquêtes féminines, épicurien, insaisissable, bravant le monde en un siècle de grandes turbulences. Cet aïeul littéraire est sans doute proche du personnage Si Mokhtar de Nedjma qui échappe, lui, aux pesanteurs historiques, et à Sidi Mohamed, l’ancêtre pèlerin, aux haras de juments croisés tel qu’il est construit dans les romans de Rachid Boudjedra, entre autres, Fascination.

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Ce nouveau traitement romanesque de l’ancêtre rompt donc avec l’image éculée de la symbolique des racines sécurisantes. Bélaïd est la négation de toute identité sclérosée, de tout pieu solidement planté sur un bout de terre. Il a été aux confluents des races, des langues, des coutumes, des liqueurs, des hommes comme des femmes rencontrées, aimées sur les chemins incertains de l’indigénat. Son héritage est mouvant, volatile, insécurisant, angoissant.

Ses tragédies ininterrompues et ses instants de gloires intimes font de lui non pas seulement un acteur-témoin des guerres qui ont jalonné le 19ème siècle, mais surtout un être d’exception dont la trajectoire ne finit pas avec sa mort au combat. C’est toute l’Algérie qui, comme lui, n’a jamais connu de halte dans les tragédies de l’Histoire, qui se profile dans ce roman aux pages sombres et ensoleillées, sanguinolentes et revigorantes de sève, où les mots de batailles, de fusils, de mortiers, de cadavres côtoient ceux des conquêtes féminines, de l’amour, du goût insatiable aux mets les plus divers, aux origines culturelles défaites, comme le bon vieux couscous de Bélaïd dont les saveurs, à son grand étonnement, ont conquis bien des peuples avant de venir se faire rouler les grains dans son piton kabyle.

Derrière sa carapace de baroudeur, Bélaïd est, pourtant, d’une extrême fragilité. Il n’a pas l’étoffe d’un héros. Cet « indigène » apatride aguerri aux tranchées des obus et des escapades amoureuses, est fait, justement, de ce paradoxe. Ses descendants, éparpillés eux aussi, confrontés au même continuum de guerres, en sont les héritiers de tant de servitudes.

L’autre récit est celui de ses arrières-petits enfants, se retrouvant à Alger, en 2008, bloqués dans une Range Rover au cœur de Bab El-Oued, pris, eux aussi, dans la fournaise d’une autre guerre, des attentats terroristes. Mahla, la jeune Andalouse, d’origine juive, qui tient aux origines de son ancêtre impénitent, Bélaïd, le Kabyle de Souk El Djemaâ, à ses traditions culinaires des fêtes et rites hébraïques dont l’auteur ne tarit pas en détails gastronomiques, Kad, son ami, se cherche aussi dans ce fatras des origines brouillées, au confluent de rites, de réminiscences gustatives, de langues, de paysages, d’histoires d’amours et de guerres, de tragédies et de passions.

Au sein de l’équipée, un agent des services de renseignement, du DRS, est tourné en dérision par ses appareillages d’écoute téléphonique et autres moyens technologiques qu’il emploie pour débusquer un soi-disant complot du Mossad. Dans le même temps, une information le prend de court : un attentat kamikaze raté contre le Président lors de sa visite à Batna.

Alors que le premier récit, se déroulant dans une parfaite et inexorable tension chronologique des faits de guerre, est relayé par différents narrateurs dans leur succession générationnelle, le second qui se signale par un déroulé « Sur la route de Gao » est narré par une double voix : celle du carnet laissé par l’ancêtre Bélaïd que lisent tour à tour Mahla et Kad et sur lequel le DRS n’arrive pas à mettre la main et une autre voix qui s’insinue dans tout le corps du texte, plus « visible » dans ce second récit, celle du mendiant du cimetière, qui n’est autre que l’un des petits-fils de Bélaïd dont l’ombre plane sur le destin d’un pays est soumis aux vents mauvais du quatorzième siècle maudit de l’Hégire.

Ce deuxième récit qui catapulte le lecteur dans l’Algérie des années 2000 avec son lot d’attentats et de massacres du terrorisme islamiste, semble plus tiré vers le passé, la quête des origines d’un Bélaïd éparpillé puisque, Mahla, Kad reprenne le récit de l’aïeul, le saupoudre de détails et apparaissent moins enclin à vivre la situation du moment. Le personnage de Bélaid semble avoir échappé à l’auteur au point où il pèse de toute son ardeur historique sur ses petits-enfants qui oublient qu’ils sont coincés dans un embouteillage à Bab El Oued et abandonnent même cette nouvelle d’un attentat terroriste contre le Président à Batna.

En dépit d’une mise en haleine soutenue dans la partie de la chronologie historique, celle des batailles d’amour et de liberté de l’ancêtre, les personnages sont comme « mécanisés » dans leurs engagements dans les batailles au cours desquelles l’auteur ne les soumet pas à un temps de répit, de réflexion, à leur faiblesse humaine.

Automates, ils s’investissent, à corps perdu, portés, sans doute par un idéal de liberté, dans des guerres homériques et des aventures galantes. D’autres artifices viennent s’ajouter à cet « héroïsme » quelque peu apprêté : les nombreuses notes de bas de page qui alourdissent le récit et démotive le lecteur par des renvois explicatifs, commentatifs, anecdotiques dont le récit aurait gagné en fluidité si l’auteur s’était suffi d’un simple glossaire d’expressions, de mots jugés obstacles à la clarté du texte.

Sur le plan de sa construction formelle, l’auteur échappe avec bonheur et doigté à la construction chronologique spécifique au roman historique. Par la variété des genres (l’épistolaire, le récit pur, la voix-off théâtrale, le fait-divers, les fragments poétiques), le texte est polyphonique et s’offre au lecteur dans ses variations de registre de discours qui en dynamisent la lecture. L’auteur affirme lui-même s’être abreuvé des récits vrais et saignants du pays profond, racontés par ses enfants, et cite volontiers les écrits de Stora sur les juifs d’Algérie, de l’universitaire kateb sur la migration des républicains espagnols ou de Khemissi Nouari sur Colbert (actuelle Ain Oulmane), un émouvant manuscrit trouvé sur le site http://villagedecolbert.unblog.fr. Par une ingénieuse juxtaposition, le récit de Bélaïd et de ses enfants est interrompu par le déroulé « Sur la route de Gao », récit plus dense, plus introspectif, plus angoissant, des petits-enfants de l’inépuisable ancêtre qui, même mort, a le dernier. Le mensonge de Dieu, l’expression pourrait paraître blasphématoire, n’est, en définitive, qu’une vaine quête de la Vérité, aussi prophétique qu’elle soit, d’une ascendance brouillée, des racines défaites, des destins éparpillés, d’une Algérie « multi » aux ancêtres (pré) fabriqués, « mono« , imposés, bâtis sur une fausseté historique, identitaire et politique.

R.M.

Le mensonge de Dieu, de Mohamed Benchicou (Réed. Koukou, Inas, Alger, 2011)

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