Dimanche 7 avril 2019
L’armée, la nation et le peuple algérien
« Un peuple qui oublie son histoire se condamne à la revivre » nous dit Churchill.
Quand on ne sait pas d’où on vient, on ne sait pas où on va et encore moins qui on est. Deux actes fondateurs de l’Algérie de la dignité : le 1er novembre 1954, déclenchement de la lutte armée par une élite nationaliste déterminée à contrer un système colonial oppressif débouchant sur la libération de la terre algérienne après 130 ans d’occupation française (L’élite nationaliste a été la locomotive et le peuple le wagon) et le 22 février 2019, manifestations pacifiques spontanées des masses de rejet du système autoritaire de gouvernance mis en place au lendemain de l’indépendance par les bénéficiaires de la décolonisation marginalisant de larges couches de la population (Les choses se sont inversées, le peuple est devenu la locomotive et l’élite intellectuelle au pouvoir ou dans l’opposition le wagon de dernière classe, le wagon de première classe est réservé aux supporters des équipes de foot et aux jeunes chômeurs diplômés). Ils ont émerveillé le monde par leur pacifisme, leur civisme et leur maturité. Chapeau bas.
L’Algérie devait devenir française « par l’épée, la charrue ou l‘esprit ». Le regard de la France conquérante sur l’Algérie colonisée « nous allons apporter les lumières aux hommes de barbaries ». La mission civilisatrice de la France. « Nous, nous sommes des hommes des lumières et les autres ce sont des hommes des ténèbres qu’il faut éclairer par notre savoir, notre démocratie ».
Le même discours sera repris sous d’autres vocables par les dirigeants du mouvement de libération nationale. Nous allons développer le pays, rétablir la justice sociale, changer les mentalités rétrogrades. L’échec politique des acteurs de la modernisation va pousser une partie de la population algérienne vers un retour à l’intégrisme religieux et à la revendication ethnique. Il est loisible de constater que cette élite dirigeante héritière de la colonisation au pouvoir depuis cinquante ans n’a pas apporté le bien être pour tous, ni fourni les éléments constitutifs de l’identité algérienne.
Tous les gouvernements qui se sont succédés, depuis l’indépendance à nos jours, ont affirmé que le développement est l’unique but de leurs actions, mais ces dirigeants ne définissent nulle part de quel développement il s’agit, ne précisent jamais vers quel type de société, ils entraînent leur population. Fascinés par le mode de vie occidental, les dirigeants algériens ont développé le mythe de l’accession prochaine à tous aux bienfaits de la société de consommation sous couvert de socialisme. Ce mythe justifie leur mode de vie et leur permet de concentrer entre leurs mains les ressources du pays et de décider de leur affectation en fonction de leurs intérêts stratégiques. La construction de l’Etat était l’effort le plus important, le plus immédiat.
L’Etat est souvent présenté uniquement comme un organe au service d’une force sociale dominante dont il suivrait fidèlement les orientations. Derrière le groupe social au pouvoir se constitue une sorte de bourgeoisie d’Etat qui valorise idéologiquement le secteur public et le prestige du grand commis de l’Etat. Le pouvoir a fondé la croissance économique et son dynamisme sur les formes d’un Etat autoritaire. Sous prétexte de la construction d’un Etat fort, l’Algérie a renforcé le pouvoir central, une concentration excessive, une bureaucratie pléthorique … Au lendemain de son indépendance, les dirigeants algériens appelaient à l’unité nationale. L’option pour la centralisation était justifiée au nom de cet impératif suprême admis sans discussion.
La concentration du pouvoir politique au profit du chef de l’Etat était présentée comme un moyen d’accélérer le processus étatique de développement économique. Le régime militaire issu du Coup d’Etat du 19 juin 1965, loin de rompre avec cette conception, se présentait comme le garant le plus efficace de l’unité nationale, de la consolidation de l’Etat, et du développement économique et social du pays. Sa conception hiérarchique s’accordait parfaitement avec le modèle de l’Etat totalitaire. En cumulant les techniques d’encadrement du Parti Unique et de la discipline des armées, l’Etat militaire devient l’Etat militant. Cet Etat qui veut tout faire, tout entreprendre, tient à tout diriger, à tout imposer d’en haut ; tout doit passer par l’Etat, tout doit converger vers lui, tous doivent agir avec lui et sous son contrôle. La construction d’un Etat « un et indivisible » permet de justifier les méthodes les plus autoritaires. Les entreprises publiques vont devenir dans ce contexte des appareils de légitimation du pouvoir et des intérêts qu’il représente. Aujourd’hui la France aide les dictatures militaires parce qu’elles défendent ses intérêts. « Cachez moi ce sein que je ne saurais voir disait un personnage de Molière.
La France n’est pas venue en Algérie pour la civiliser mais bien pour la militariser et en faire une armée de supplétifs prête à combattre à ses côtés le nazisme, le communisme, le terrorisme. Elle a échoué par l’épée, elle a réussi par l’esprit. L’Algérie a été conquise par les armes et s’est libérée par les armes. C’est « la sacralisation des armes ». Les militaires français seront les premiers colons qui vont s’emparer des terres fertiles et soumettre les populations autochtones à leur dictat. Coloniser un pays c’est conquérir son territoire par la force, posséder son corps par l’argent, occuper son esprit par l’école. Les algériens ont été formatés par la colonisation française pour s’autodétruire en se dressant les uns contre les autres selon la vieille formule « diviser pour régner » qui a fait l’ascendance de l’occident et le déclin du monde arabo-musulman.
La France dans sa politique coloniale de domination va opposer les algériens les uns contre les autres, les nationalistes aux assimilationnistes, les francophones aux arabophones, les islamistes aux laïcs, les citadins aux ruraux, les lettrés aux illettrés… Elle va développer des méthodes inédites de guerre anti insurrectionnelle initiées en Indochine, pratiquées en Algérie et enseignées aux dictatures sud-américaines. L’importance du renseignement dans la lutte anti-terroriste, l’infiltration dans les maquis (la bleuite), la manipulation des masses (les bureaux arabes), la torture sous toutes ses formes ont traumatisé à tout jamais la société algérienne, laquelle craint le réveil de nouveaux démons qu’elle n’est pas prête à affronter. Il fallait survivre et donc se taire mais la liberté n’est pas morte. Elle attendait son heure. Le peuple algérien a franchi à deux reprises le mur de la peur en 1954 et en 2019..
La lutte de libération nationale et la guerre civile des années 90 ont laissé des traces indélébiles dans les esprits et dans les cœurs. Le spectre de la guerre civile est toujours présent. De nombreux chefs de guerre ont été trahis par les leurs et vendus à la France. Etant donné l’assujettissement du pouvoir civil au pouvoir militaire, les organes judiciaires ne remplissent leur fonction de contrôle. En subissant le règne des personnes au lieu et place des règnes de lois, le citoyen se trouve privé de toute perspective et de toute liberté. Il en résulte que l’Algérien perçoit son prochain comme un ennemi potentiel dont il se méfie comme la peste. La méfiance est de règle.
La peur consume la société
Cette peur maladive du prochain pousse les responsables à tous les échelons de la chaîne de commandement dans tous les secteurs de la vie économique et sociale, à s’entourer de gens de confiance généralement des membres de la famille, du village, de la tribu, de la région d’où cette pratique de cooptation née au maquis reconduite dans la vie courante avec ses effets négatifs sur la qualité du service, le relâchement de la discipline, la propagation de la médiocrité sur le sol algérien et la fuite des compétences à l’étranger. La force de la relation à la personne au détriment de la force du diplôme de l’intéressé. Chaque poste administratif et politique est transformé en patrimoine privé, source d’enrichissement personnel pour celui qui l’occupe et de promotion sociale pour son entourage familial et immédiat.
Dans ce cas la capacité personnelle et professionnelle acquise à l’école importe peu pour accéder et gravir les échelons de la hiérarchie administrative. « Le chacun pour soi et Dieu pour tous » s’est propagé dans tous les foyers et le « vivre ensemble » s’en est éloigné à tel enseigne que les familles se divisent, les foyers se brisent, les couples se séparent et les enfants livrés à la rue. L’estime de soi et le respect de l’autre sont devenus des denrées rares même au sein des familles les plus traditionnelles polluées par une pseudo modernité où l’individu s’affirme par sa fortune et non par sa personnalité, par ses apparences et non par son contenu, « L’être » se cache derrière le « paraître » et le « je » derrière le « nous ». « Un pour tous, tous pourris ». Nous sommes tous défaillants dira un ministre sans jamais démissionner, « le sujet devient objet ». « L’objet » est érigé en instrument d’évaluation de « l’être » par la société. « Tu vaux par ta fortune et non par ta valeur intrinsèque ». Les valeurs morales se perdent, le sens de la solidarité s’estompe, l’amour de soi entraine la haine de l’autre et donc la perte de soi. Nous avons été forgés par le regard de l’autre qui nous renvoi l’image de nous-mêmes c’est-à-dire des êtres insignifiants.
On ne réfléchit pas avec sa tête mais avec son ventre. On ne marche plus, on rase les murs. A tel point, que l’algérien a peur de son ombre. Une ombre qui couvre tous les couches de la société et se répand par la rumeur à travers tout le territoire national. Elle fait trembler la population toute entière par la rumeur, la manipulation, le mensonge. La politique de la peur consiste pour un gouvernement à provoquer de la peur au sein de la population pour réduire les libertés individuelles et collectives des citoyens en échange d’une hypothétique sécurité afin de détourner leur attention des véritables problèmes qui les concernent de près. Le Président de la République gouverne dans la crainte de se voir destituer par l’armée qui l’a pourtant désigné à ce poste. Le ministre se trouve nommé et démis de ses fonctions sur simple coup de téléphone. L’ouvrier travaille dans l’angoisse d’une fin de contrat arbitraire.
Ces pratiques de cooptation et d’élimination héritées de la lutte de libération survivent après l’accession à l’indépendance. Il en est de même de la prise de décisions dans la clandestinité et dans l’opacité par un nombre restreint d’individus impliquant la majorité des citoyens sans en assumer ni la paternité ni la responsabilité. Chacun sait que ces pratiques valables en temps de guerre sont contre productives, en temps de paix. Nous nous trouvons en quelque sorte dans un passé qui vit au présent repoussant l’avenir. Les régimes politiques pour se perpétuer au pouvoir ont besoin d’inventer un ennemi commun, hier c’était l’impérialisme ou le communisme aujourd’hui c’est l’islamisme et/ou le néo libéralisme. En cinquante ans d’indépendance, l’Algérie a produit plus de généraux de guerre que de capitaines d’industries, plus d’importateurs que d’exportateurs, plus de spéculateurs que de producteurs, plus de transformateurs que d’industriels, plus de commerçants que d’artisans, plus de fonctionnaires que de paysans et/ou d’ouvriers, plus de charlatans que d’intellectuels, plus de rentiers que de travailleurs. L’Algérie est devenue, à la faveur d’une manne providentielle un vide-ordures du monde entier et un tiroir-caisse des fonds détournés et placés dans des paradis fiscaux.
Dans un pays qui émerge de sept années d’insurrection armée et qui construit dans la corruption et dans la dépendance un Etat national, les grands itinéraires qui mènent au pouvoir n’existent pas encore d’une manière visible. La société algérienne ignore comme évolue sa classe politique et même par quelle voie véritable elle a accédé au pouvoir. « L’esprit de la révolution sera trahi par l’esprit militaire » nous apprend De Roger Martin Du Gard. Le départ des troupes françaises et des fonctionnaires va créer un vide de la puissance publique et des administrations.
Comme la nature a horreur du vide ; il va être comblé par l’armée des frontières (le maquis intérieur étant décimé du moins épuisé) devenue l’armée nationale populaire et par les résidus de l’administration coloniale. Ils seront l’armature du nouvel Etat post colonial. La révolution du 1er novembre 1954 a été enfantée par les massacres du 08 mai 1945, a grandi dans les maquis de l’intérieur et fût adoptée à l’âge adulte par l’armée des frontières qui en fera son étendard. Fortement politisée, lourdement équipée, bien encadrée par des professionnels formés en France et au moyen orient, parfaitement entraînée, l’armée des frontières sous le commandement du colonel Boumediene va devenir un instrument redoutable de conquête et de conservation de pouvoir. Formée sur le tas, s’inspirant dans un premier temps du modèle français puis dans un second temps de l’expérience soviétique, l’armée des frontières va constituer l’ossature d’une armée classique d’un pays souverain en devenir. Elle va très tôt apparaître comme la seule force organisée dans un paysage politique chaotique dominé par des rivalités internes et des convoitises extérieures.
Mais ses ambitions ne s’arrêteront pas à la défense de l’intégrité du territoire et de la préservation de l’unité de la nation, elle va s’investir dans la vie politique (instauration du système de Parti Unique avec une représentation importante de l’armée) et s’approprier ainsi le champ économique (nationalisation des hydrocarbures et monopole des importations) pour s’imposer sur la scène internationale comme leader du tiers monde. L’enjeu réside dans la maîtrise de l’appareil de l’Etat par le biais d’une main mise sur les centres principaux d’allocation des ressources. En effet, qui dispose de la rente pétrolière et gazière décide de son affectation en fonction de ses intérêts stratégiques.
Partant de l’équation, quand vous avez le pouvoir, vous avez l’argent et quand vous avez l’argent, vous gardez le pouvoir. Et s’appuyant sur la rhétorique suivante : « L’histoire nous a légitimés, la géographie nous a gratifiés, le marché nous a comblés, l’occident nous fascine, l’orient nous envoûte, le pouvoir nous appartient, gloire à nos martyrs ». Le destin de la nation se trouve scellé. Un système politique fondé sur l’armée et le pétrole (le bâton et la carotte) voit le jour. L’Algérie souveraine ne sera qu’un drapeau planté sur un puit de pétrole. La nationalisation des hydrocarbures est une volonté de l’armée. Les recettes pétrolières et gazières sont concentrées entre les mains du chef de l’Etat qui décidera de leur affectation et de leur utilisation.
En posant la violence comme solution ultime au drame de la colonisation, la révolution du 1er novembre 1954 a été amenée à faire de l’armée, la source exclusive du pouvoir en Algérie. Forts de cette légitimité historique, les dirigeants algériens vont faire du secteur des hydrocarbures la source exclusive des revenus du pays rendant obligatoire le recours aux importations pour satisfaire les besoins du marché local notamment en biens de consommation finale. Disposant d’un double monopole politique (violence légitime de l’armée) et économique (rente pétrolière et gazière), l’élite dirigeante issue du mouvement de libération nationale va s’installer durablement au pouvoir jusqu’à ce que mort s’en suive.
Pour atteindre cet objectif, deux leviers sont aux commandes ; l’influence du militaire sur le civil et le marché extérieur sur le marché intérieur. Le résultat de cette stratégie savamment orchestrée, a été de livrer l’économie algérienne « pieds et poings liés » au marché mondial. Cette intégration suicidaire à l’économie mondiale sans analyse préalable et sans objectif clairement défini a poussé l’ensemble de l’économie nationale à l’importation et l’agriculture en particulier à être incapable de reproduire la force de travail de l’homme en Algérie. Cette dépendance de l’économie aux hydrocarbures répond à une stratégie de conservation de pouvoir mûrement réfléchie et patiemment mise en œuvre dont le but de se perpétuer au pouvoir et de capturer les richesses du pays. « Peu importe le flacon pourvu qu’on est l’ivresse »
Avec le plein du kérosène et un ciel dégagé, l’avion Algérie poursuit son vol dans une ambiance bonne enfant. Le pilotage automatique est actionné. Soudain des perturbations atmosphériques font tanguer l’avion. Il faut reprendre le manche. C’est à ce moment-là que les passagers se demandent s’il y a un pilote dans l’avion ? C’est un militaire qui a assuré le décollage, il s’est retiré de la cabine. Parmi les passagers civils, il n’y a pas de pilotes. Qui va assumer la responsabilité de l’atterrissage sous un épais nuage ? La société civile est aujourd’hui dans l’incapacité congénitale de décider par elle-même. Elle fonctionne aux ordres.
Ne disposant pas de libre arbitre, elle devient un corps amorphe sans âme. Aucun média, aucun parti, aucune association ne vit en dehors des subventions de l’Etat c’est-à-dire des recettes pétrolières et gazières. Il ne reste plus que l’Armée pour reprendre le manche. Après la décennie noire et les années fric, l’armée a regagné la caserne et ne s’occupe plus de politique. Elle a cessé d’être la tête de l’Etat pour se contenter d’en être que son bras armé ouvrant la voie aux autres institutions d’assumer leurs responsabilités des décisions prises. L’intervention de l’armée dans le champ politique remet sans cesse à plus tard le processus démocratique. Il n’y a pas de dictature de transition vers la démocratie.
L’exercice du pouvoir par les militaires (ou les méthodes militaristes) s’est traduit le plus souvent par une concentration des pouvoirs et des ressources, une irresponsabilité dans la gestion de l’économie et de la société, une violation des droits de l’homme, une restriction des libertés publiques et une incapacité à sortir le pays du sous-développement économique et social dans lequel il baigne depuis cinquante ans. Un Etat omniprésent, omnipotent, monopolisant les activités, concentrant les ressources et décidant de leurs destinations ayant fait la preuve de son incapacité de créer des emplois productifs durables condamnant la société à une mort certaine. L’Algérie s’est engagée résolument dans un processus accéléré de déperdition des valeurs à l’issue duquel les besoins de base de la population (se nourrir, se soigner, se vêtir, s’instruire) ne seront plus satisfaits par des services encadrés par la loi mais livrés à des réseaux. Avec la baisse drastique du prix du baril de pétrole et l’épuisement des gisements, le seul palliatif de l’Etat, c’est un endettement interne sans contrepartie productive ? A défaut de créer des richesses hors hydrocarbures, il imprime des billets de banque. Il créée l’illusion. C’est un prestidigitateur devant un public infantile. Il feint d’ignorer que la richesse la plus importante de tout pays, c’est le travail de ses habitants, leurs aptitudes, leurs expériences, leurs facultés d’adaptation, leurs comportements, leur sens de l’effort et leur santé mentale et physique. C’est pour avoir nié cette évidence que des nations disparaissent au profit d’autres plus performantes, plus dynamiques et plus clairvoyantes. La spécificité de la société algérienne, c’est qu’elle ne permet pas aux forces de s’auto-transformer, de s’autoréguler, de s’accroître. Pour des jeunes frustrés et désespérés, humiliés et brimés par des parents narcissiques, déçus par la politique, écœurés par le sport, n’ont pour toute activité que la recherche d’un emploi qui leur procure une certaine dignité. Ils ont conscience que le monde qui les entoure est une jungle, il y a des lions et des renards. En Europe et au Canada, « tu gagneras ton pain à la sueur de ton front », tu es un lion parmi les lions. Chez toi en Algérie, « tu mangeras du pain à la souplesse de ton échine », tu es un renard parmi les renards. Parler de droits de l’homme et de démocratie dans une société où la dignité d’un peuple ne coûte que le prix d’une baguette de pain est une « fumisterie. Parler d’un Etat de droit dans un pays où la quasi-totalité des dépenses de l’Etat sont couvertes par la fiscalité pétrolière et gazière est un signe d’immaturité. On pourra discourir sur la démocratie et les droits de l’homme le jour où le citoyen « lambda » pourra payer de son propre argent « gagné à la sueur de son front » le policier, le soldat, le juge, l’enseignant, l’hôpital, l’école, les soins médicaux etc. Il n’y a pas de démocratie sans développement et non plus pas de développement durable sans une démocratie réelle. Les deux vont de pair. On marche avec ses deux pieds, un pied droit et un pied gauche sous l’impulsion d’un cerveau unique. Le jour ne se lève qu’après une longue de nuit de sommeil. Le soleil de la démocratie ne brille pas d’un seul coup, il monte progressivement. L’Etat de droit n’est pas du « prêt à importer » ou un « météorite » tombé du ciel. « Dieu nous donne des mains mais ne construit pas des ponts ». C’est une œuvre de longue haleine. La démocratie n’est pas dans les urnes, elle est dans le refus de la dictature sous toutes ses formes. Dans les régimes démocratiques, le postulat de base c’est la primauté du pouvoir civil sur les militaires où l’armée s’abstient de s’immiscer dans la politique. Dans les régimes autoritaires, la question ne se pose pas, l’ordre militaire prend le pas sur l’ordre politique.
En Algérie, la question de la primauté du militaire sur le politique a été tranchée dans le sang avant, durant et après la lutte de libération. Au sein de l’Etat et ses démembrements, la prééminence du militaire sur le civil est perceptible dans la désignation et le suivi des carrières des fonctionnaires et des dirigeants d’entreprises. L’envoi des militaires ou paramilitaires dans le civil vise la constitution d’une sorte de club de managers sur lequel le pouvoir prend appui notamment dans les entreprises publiques et dans les administrations.
Le développement du pays par la rente pétrolière et gazière dans le cadre d’un secteur public prépondérant est une volonté de l’armée. L’action de l’armée fonde la légitimité du pouvoir. Il est admis que l’armée a régenté l’économie et la société. Le projet étatique réside dans la nature même de l’armée ; autorité, obéissance, discipline. Le sort de l’Etat est lié structurellement à celui des militaires, car seule l’armée est en mesure de faire un coup d’Etat c’est-à-dire substituer une équipe par une autre ou maintenir l’équipe en place en fonction du contexte du moment et des objectifs assignés. Après sept ans d’insurrection armée contre le colonialisme français, l’Armée est devenue le principal garant de cet Etat post colonial, qu’elle administre soit directement, soit par procuration. Le noyau dur du pouvoir est constitué par une alliance des dirigeants de l’Armée et de l’Administration.
Les évènements de l’été 1962 nous montrent que les cadres issus de l’armée des frontières et de l’administration coloniale sont les représentants d’une petite bourgeoisie partisane d’un Etat fort, fort par sa capacité à contraindre que par sa volonté à convaincre, se fondant sur la loyauté des hommes que sur la qualité des programmes, se servant de la ruse et non de l’intelligence comme mode de gouvernance ;
– l’armée des frontières est tenue par des cadres issus soit de l’armée française, soit fournis par les académies militaires arabes du Moyen Orient ou des pays de l’Est. Elle va se servir de la légitimité du FLN pour s’imposer comme force politique dominante (FLN), sur la scène nationale et internationale ;
– l’administration va être tenue par des cadres issus soit de la fonction publique coloniale soit des structures du GPRA (Gouvernement Provisoire de la République algérienne). A la faveur d’une rente pétrolière et gazière, elle va se développer et se ramifier pour devenir la seconde force politique du pays (RND)
Que ce soit dans l’armée ou dans l’administration, des secteurs éminemment improductifs, nous sommes en présence de dirigeants qui sont des hommes d’appareils ayant fait toute leur carrière dans l’armée et/ou dans l’administration, ils connaissent tous les mécanismes, tous les rouages, toutes les ficelles et dans lesquels les liens de vassalité l’emportent sur les qualités professionnelles. Des hommes qui obéissent aux ordres et non aux lois. Ils sont constitués de fonctionnaires et non d’entrepreneurs, des gens qui « fonctionnent » et non qui « produisent », des hommes qui dépensent et non qui gèrent, des hommes de pouvoir et non des hommes d’Etat. Ils raisonnent à court terme et non à long terme. Ils réfléchissent à la prochaine élection et non au devenir des générations futures.
Un homme politique connu Sid Ahmed Ghozali affirma sans sourciller: «Nous sommes les harkis du système ». Un système conçu à l’ombre de la guerre de libération et mis en œuvre par les hommes sortis de l’ombre pour faire de l’ombre au développement du pays.
Un système qui utilise les hommes comme des préservatifs, une fois servis, il les jette dans la poubelle de l’histoire. Les appareils qui les ont projetés au-devant de la scène n’ont pas pour vocation, de construire une économie productive ou de fonder un Etat de droit mais d’assurer la stabilité et la pérennité d’un régime politique autoritaire et bureaucratique devant résister « aux évènements et aux hommes ». Des appareils étatiques aux soubassements idéologiques affirmées, financés exclusivement par la fiscalité pétrolière et gazière se passant de la contribution fiscale des citoyens comme dans toute nation qui se respecte. C’est la raison pour laquelle, les dirigeants n’éprouvent pas le besoin de rendre compte de leur gestion aux citoyens du moment que les gisements pétroliers et gaziers sont la propriété de l’Etat et non de la nation. L’Etat étant une propriété privée, La nation reste à forger. L’Etat nation est un marché de dupe passé entre un pouvoir et une nation, à savoir pain contre liberté, sécurité contre obéissance, l’ordre contre l’anarchie, la reconnaissance externe contre la légitimité interne.
Le concept de l’Etat providence est un subterfuge commode faisant croire à la population que la providence se trouve au sommet de l’Etat et non dans le sous-sol saharien. Un des critères qui permet de déterminer immédiatement si une nation appartient ou non au tiers monde, c’est la corruption. Partout où les représentants de l’Etat, fonctionnaires ou politiques, du haut en bas de la hiérarchie sont corrompus et où cette pratique est quasiment officielle, nous sommes bien dans un pays du tiers monde. L’appartenance d’un peuple au tiers monde tient avant toute chose à son système politique. Le monde arabe est dominé par les pouvoirs autoritaires ou totalitaires, par des castes politiques qui manipulent les mots et les institutions.
Naguère, dans les temps les plus reculés de l’histoire de l’humanité, les militaires se trouvaient au bas de l’échelle juste en dessous des commerçants. Aujourd’hui, dans le monde arabe et africain, ce sont les militaires et les commerçants qui dirigent les nations. Militaires et commerçants ont des intérêts convergents. L’émergence de fortunes d’origine douteuse a gangrénée les institutions et a perverti les hommes. Le fusil ne peut remplacer la pioche et le comptoir ne peut faire office d’atelier. Les casernes et les prisons n’ont jamais été des usines de production de biens et services destinés à un marché. Une économie moderne marche avec ses deux pieds : l’agriculture et l’industrie. Le développement ce n’est pas un ventre à remplir mais un cerveau qui réfléchit, des mains qui œuvrent, des yeux qui prévoient, des oreilles qui écoutent. Malheureusement les régimes autoritaires ne proposent comme perspectives à la jeunesse que l’exil, la folie ou le suicide. C’est pourquoi plus personne ne croit à présent au développement chacun constate quotidiennement la corruption du pouvoir politique. Les gouvernements ont délibérément choisi la croissance économique à partir de l’accumulation des revenus pétroliers et gaziers plutôt que sur le développement fondé sur la formation et l’emploi des hommes. Tant qu’il s’agissait de redistribuer la rente pétrolière et gazière, elle pouvait jouer un rôle somme toute nécessaire. Mais dès qu’il s’agissait de mettre les gens au travail, l’élite au pouvoir s’est avérée incapable parce que discréditée moralement et professionnellement. Les immenses promesses non tenues d’un développement perverti fondaient la prétention d’un Etat de surcroît rentier à requérir de la nation qu’elle s’identifie à un Etat militaire.
En donnant la priorité à l’importation massive des biens de consommation et notamment alimentaires, l’Etat algérien a procédé à une vaste salarisation dont l’effet social global est la dépendance dans laquelle se trouve une part importante de la population active par rapport aux revenus distribués par l’Etat provenant des recettes d’exportation des hydrocarbures pour tenir la population et fidéliser une clientèle de plus en plus gourmande.
Le « cacher » ne suffit plus, elle réclame un « steak ». Les gisements des hydrocarbures sont la propriété de l’Etat et non de la nation. Qui tient l’armée tient l’Etat et qui tient l’Etat tient la rente donc la bourse, par conséquent le peuple. L’essentiel du jeu économique et sociopolitique consiste donc à capturer une part toujours plus importante de cette rente et à déterminer les groupes qui vont en bénéficier. Il donne à l’Etat les moyens d’une redistribution clientéliste. Il affranchit l’Etat de toute dépendance fiscale vis-à-vis de la population et permet à l’élite dirigeante de se dispenser de tout besoin de légitimation populaire. Elle dispose des capacités de retournement extraordinaire étouffant toute velléité de contestation de la société. Le pétrole sera le moteur de la corruption dans les affaires et le carburant des violences sociales. Il a l’art de faire la guerre et d’initier la paix. Il est à la fois le feu et l’eau. Il agit tantôt en pyromane, tantôt en pompier. Il est une chose et son contraire ; la richesse et la pauvreté, les deux sont des illusions. Et comme pour toute illusion, il y a un manipulateur.
Nous sommes en présence d’un système de gouvernance clanique « militaro-rentier maniaco-dépressif» où le pétrole tient le rôle de mère nourricière et l’armée de père protecteur qui alterne en fonction du prix du brut entre « l’euphorie » (1999-2019) qui débouche sur la corruption (correspondant à un accaparement par une minorité prédatrice d’une richesse nationale appartenant à tous par des yens légaux) et la « dépression » (1988-1998) qui entraîne la violence (résultant d’une distribution inégalitaire de la pauvreté par des yens coercitifs). L’Argent corrompt et le fusil dissuade. Les années 90 resteront dans l’histoire du pays comme une période de chaos, de confusions et de troubles. C’est une décennie d’agitation sociale, économique et politique.
Les années 2000 verront s’abattre sur l’Algérie ensanglantée une pluie diluvienne de dollars faisant disparaitre toute trace de sang. Une page rouge est tournée (la répression), une page noire s’ouvre (la corruption), celle de la corruption. L’argent étant le nerf de la guerre. A la faveur de cette embellie financière, l’armée a réintégré la caserne. Elle demeure néanmoins la colonne vertébrale de l’Etat. Il n’y a point d’Etat en dehors de l’Armée et point d’économie en dehors des hydrocarbures. Par la crise multidimensionnelle, les algériens entrent contraints et forcés dans la dynamique du capitalisme et du libéralisme. Pourtant seule une société ouverte dans laquelle le pouvoir politique et le pouvoir économique sont distincts permet l’introduction d’une économie de marché. Une société fermée par contre n’invite qu’au conformisme et à la répétition des expériences malheureuses. « Jamais, il n’a été aussi facile de gouverner qu’aujourd’hui. Autrefois, il fallait chercher avec finesse par quelle monnaie on devait marchander les gens ; aujourd’hui tout le monde veut de l’argent » nous dit Alphonse KARR. Dans les eaux profondes d’une révolution armée et les eaux glacées d’une corruption généralisée, les hommes de principe « coulent », les opportunistes « flottent ». L’Algérie ressemble à cette poule, qui au lieu de laisser son œuf donner naissance à un poussin le mange. L’Algérie se dévore elle-même. Son destin lui échappe.
Elle se construit par le sommet et non par la base, par la force et non par le droit, par la ruse et non par l’intelligence, par le mensonge et non par la vérité, par le pétrole et non par le travail, par l’extérieur et non par l’intérieur, par le ventre et non par la tête, par le désert aride du Sahara et non par les terres fertiles du littoral. Elle repose sur du vide. Elle a déterré les morts pour enterrer les vivants. C’est une tombe à ciel ouvert sous un soleil de plomb. Je conclus par ces paroles de Gramsci qui vont comme un gang au peuple algérien ; « Je suis pessimiste par l’intelligence, mais optimiste par la volonté, Je pense en toute circonstance à la pire hypothèse, pour mettre en branle toutes mes réserves de volonté et être capable d’abattre l’obstacle. Je ne me suis jamais fait d’illusions et n’ai jamais de désillusions. En particulier, je me suis toujours armé d’une patience illimitée non passive, inerte mais animée d’une persévérance ».