Jeudi 20 février 2020
Le 22 février : un seul héros, le peuple !
Crédit photo : Zinedine Zebar.
Le 22 février, une détonation d’une ampleur nationale fait vaciller la citadelle infranchissable d’El Mouradia où se blottissaient, entre d’épais murs insonorisés, dans une opulence outrancière, un président, sa famille, son gouvernement et ses Généraux. Ce jour-là : un seul héros, le peuple !
Le peuple, longtemps manquant, ineffablement muet, effroyablement écrasé, abondamment prit pour de la plèbe qui ne désobéit jamais, rugit, détonne et explose dans tout le pays. Une marée humaine investit les artères du grand Alger. De Didouche Mourad à la place des martyrs, des femmes et des hommes, sous la portée jouissive d’une dignité enfin retrouvée, d’une peur enfin vaincue, scandent à l’unisson, à gorge déployée : » partez tous d’ici, il n’y a plus de place que pour la liberté ! »
De sa tombe, novembre s’est retourné quelques années en arrière, en dépoussiérant la couche de mensonge sur sa tombe trahie, sur son corps endolori, sa mémoire profanée. Il sourit à Maurice, le communiste, Maurice, qui aima l’Algérie plus que tout autre Général putschiste. Il enjoint le bras à Hassiba, l’exquise, la féministe avant que le pays ne sombre dans l’infamie de l’islamisme, dans l’hystérie des marchands d’esclaves et autres instigateurs du code de la famille. Et de loin, de l’endroit où le carré des martyrs pullule d’imposteurs promus héros à titre posthume, il salue d’une tête dolente un vrai, Ben M’hidi, celui qui a fait plier des bataillons de parachutistes en annonçant, quelques jours avant son exécution, que les ennemis de demain seraient plus féroces que ceux d’aujourd’hui. À l’arbitraire d’Aussaresse, Ben M’hidi, le seigneur, avait prédit le cannibalisme de ceux qui nous gouvernent aujourd’hui.
Novembre nous dit qu’il est sous l’emprise d’un ogre affamé, celui qui, d’un seul zèle de ses griffes, abat des cadavres exquis, les fait pétrir d’une main de charognards pour enfin pendre, à l’occasion d’une élection à l’allure d’une dévolution, les mêmes portraits de présidents clés en main. À chaque évocation, novembre se voit assassiné, il n’est qu’un amas de chair gisante dans une mare de sang entretenu, dans laquelle baigne, indéfiniment, les braves, les pures, les vaillants de novembre contre les eunuques de juillet. Après novembre, il n’y a eu de place que pour l’ignominie, la course effrénée pour ElKoursi, les trépas sur demande, la conjuration sur commande, l’exil forcé ou le trou qui jouxte le fossé.
Novembre n’a pas résisté à la veulerie de juillet, trop longtemps couvé dans le complotisme morbide des planqués. Juillet est un non-évènement, une pendaison pour le bébé que novembre a fécondé. Juillet est un mort-né. Ils l’ont souillé avec cette graine de Généraux repus, une graine de SM ranci, qui sème, la nuit tombée, un florilège de morbidités : la mort en cadeau dans un landau, des brûlés à vif et des écorchés, une liste d’innommables crimes que, si justice il y aurait, ils épuiseraient les juges de La Haye.
Il nous voit, novembre. Il hèle de ses mains les autres : les martyrs avant lui, les morts après lui, les morts de leur sale guerre, les morts sans la dépouille qui atteste de la finitude du corps, l’âme sans le linceul de mots pour dire à la génération de février, qu’il n’y a pire enfer que celui dans lequel ils ont fait abdiquer novembre et ses idées.
Novembre nous regarde ressusciter la liberté, un 22 février, soixante-six années après lui, près de mille mois de célébrations moroses et deux générations laissées en marge de l’histoire, agonisantes sous les pieds des parvenus, le doigt levé vers le ciel pour quémander à leurs geôliers le droit à une sépulture, une trace de leur existence, fut-elle insignifiante.
Novembre fait passer le mot : deux générations rassemblées, toute les deux liées par les mêmes souffrances infligées, les mêmes luttes âprement menées, se donnent la voix pour exiger de la meute régnante le droit de vivre dignement et ne plus jamais implorer quiconque de leurs sbires pour mourir proprement. L’une comme l’autre, vieillissante ou à peine bourgeonnante, a été privée de ce que novembre et ses compagnons leur ont rageusement légué.
La première pour avoir libéré le pays de l’autorité coloniale et la deuxième pour avoir cru qu’il nous fallait le construire, le bâtir pour l’offrir à la génération d’aujourd’hui, celle qui, désormais, ne connaitra que le règne de l’escroquerie impondérable, la veulerie insondable et l’islamisme comme valeur lâchement permutable. Cette génération qui, aujourd’hui, sait qu’on meurt encore de faim, quand on ne meurt pas emporté par une de ces houles mangeuses d’hommes en pleine méditerranée, plus d’un demi-siècle après juillet,-l’enfant mort-né-, ou demain si ce n’est pas fait la veille, en catimini, dans un de ces sous-sols obscurs de la police politique.
Alors voilà que le 22 février se joint au 1er novembre, et voilà que, novembre, voit enfin ses enfants ressuscités un jour de brume, où il ne faisait pas forcement beau de sortir, où ce n’était nullement gai de flâner dans le reste des quartiers morts du vieux Alger.
Le 22 février sait que le peuple grelotte de fièvre rouge sanguin et ne veut plus de leurs chansons douces, une de ces berceuses qui encense les vertus de l’illégitimité politique sur fond de fascisme. Oui, le fascisme qui, bien des années après la disparition de son funeste instigateur, Mussolini, trouve encore sa sève dans les racines des putschistes d’Alger, ceux qui se réclament de l’élite d’en haut et qui, depuis juillet soixante-deux, mène une politique d’extermination du peuple d’en bas ; un peuple tellement enraciné, qu’il leur a fallu mener contre lui une razzia généralisée : de sa culture ancestrale à ses entrailles abondantes, en passant par l’esprit libre, et même par le corps.
Novembre sait que le 22 févier est l’antithèse de la main de l’étranger. Il est en soi un novembre qui tremblote des mains de ses enfants légitimes. Le 22 février est un novembre qui se relève de sa souillure, un novembre qui renait de ses cendres, un novembre qui rend vie aux exclus, aux persécutés, aux damnés de la terre s’il fallait que Frantz Fanon le réécrive aujourd’hui. Le 22 février est un prélude pour une révolution annoncée, celle qui sait de quelle sève sommes-nous faits, de quels tombeaux d’illustres autochtones sommes-nous des ressuscités, de quel terreau arable sommes-nous une racine docile, de quel emblème inaltérable sommes-nous l’étendard de la révolution qui flottera chaque vendredi, chaque mardi, de janvier à décembre de chaque année, jusqu’à l’éclosion de la liberté.