Dans son discours devant les syndicalistes le 1er mai 2024, le président Tebboune a qualifié de « décennie mafieuse » les deux derniers mandats du défunt Abdelaziz Bouteflika.
Cette caractérisation des dix dernières années de la présidence Bouteflika prête à discussion. Elle signifierait que la corruption et le népotisme seraient les traits essentiels de cette période.
Malgré les critiques sérieuses et partagées portées à la présidence Bouteflika, il ne peut être fait abstraction de la tentative de réformer l’éducation nationale, de l’organisation de grands évènements culturels, des progrès dans la gestion de la question identitaire, du lancement de grands projets sur le plan des infrastructures et du logement et d’un relatif relâchement de la coercition dans le domaine de la presse et de la liberté d’expression. Un bilan impartial ferait certainement ressortir d’autres réalisations à mettre à l’actif de la présidence Bouteflika.
Cela n’élimine en aucun cas les critiques consécutives à la volonté de se maintenir au pouvoir malgré une incapacité physique. La connivence qui s’était établie entre le premier cercle de l’ex-président et des entrepreneurs constitue la manifestation la plus réprouvée de la dégradation du pouvoir politique. C’est ce dernier phénomène réel qui est à la base de la formule « décennie mafieuse ».
Cependant, cette formule est réductrice et n’embrasse pas toutes les caractéristiques de cette période politique. L’équipe dirigeante actuelle ne se satisferait certainement pas de la formule « décennie liberticide » accolée à la présidence Tebboune dans l’hypothèse où la tendance répressive actuelle ne s’estompait pas au cours d’un second mandat.
Toutefois, le phénomène de corruption et de népotisme mis en avant par la formule est réel. Il mérite une grande attention. Pour cela, il faut s’interroger sur ce qui le rend possible.
Le président Tebboune a apporté sa réponse lors de sa visite aux syndicalistes. De son discours, il en ressort que le nationalisme qui s’accompagne d’une bonne morale serait l’antidote de ce phénomène. Ce point de vue fait fi de l’imperfection qui caractérise la personne humaine et de son possible usage de la perversité.
Toutes les périodes de l’histoire de l’humanité et tous les systèmes politiques et idéologiques qu’elle a connus et continue de connaître témoignent de cette vérité. Notre guerre de libération, par exemple, qui constitue un moment fort du nationalisme, n’est pas exempte de manifestations contraires à la bonne morale. L’exercice du pouvoir ne concilie pas forcément la politique et la morale.
L’économie non plus n’est pas synonyme de morale. Politique, économie et morale répondent à des impératifs distincts. Il est illusoire de penser qu’une rectitude idéologique entraine une bonne moralité. L’évocation de la raison d’État par tous les régimes politiques se confond souvent avec la justification de pratiques illégales et immorales.
Il s’en suit que les conditions qui ont permis l’essor de la corruption et du népotisme ne se réduisent pas à l’absence d’esprit nationaliste ou à l’inobservation des règles morales. Ces possibles défaillances chez les hommes politiques et les hommes d’affaires doivent rencontrer des conditions de concrétisation de leur quête sans limite du pouvoir et du gain.
Ces conditions se trouvent réunies quand l’État et ses déclinaisons sectorielles et territoriales prennent une place considérable dans la gestion de l’économie et des affaires des citoyens.
Dès lors, les responsables politiques et administratifs interviennent grandement dans la vie économique. Tout devient lié à des autorisations et à des dossiers administratifs. D’une part, crédits des banques, licences d’importation, création d’entreprises, acquisition de locaux, observation des règles légales dépendent de l’appréciation de responsables nationaux ou locaux des administrations.
D’autre part, l’accession aux postes administratifs dépend souvent du soutien des responsables des institutions de l’État. Il s’en suit une interaction que l’on constate à tous les niveaux. Ce sont là les conditions profondes et durables de la corruption et du népotisme. Facteur aggravant, les solidarités familiales et claniques interviennent plus fortement dans les pays dont l’urbanisation et l’industrialisation sont récentes. La corruption et le népotisme s’en trouvent renforcés.
Cette réalité est en partie reconnue quand il est fait état de la levée de certaines entraves bureaucratiques à l’investissement et à la production. Dans la réalité, ce sont des pouvoirs de nuisance qui sont partiellement et quelquefois provisoirement retirés à des autorités administratives. Car la logique de l’étatisme reste le contrôle tatillon et la multiplication des règles.
La solution profonde et durable repose sur l’instauration d’une économie de marché de libre concurrence. Il s’agit en réalité de réduire la part de l’État dans l’économie. Il faut laisser ceux qui veulent risquer leurs capitaux dans l’investissement et la production agir librement dans le respect des règles minimales relatives à la protection du consommateur et de l’environnement. Nul doute que l’imperfection de l’être humain et sa tentation de la perversion interviendront dans des conditions grandement réduites.
Ce passage à l’économie de marché est un processus qui peut être accéléré si le pouvoir politique consent à se désengager d’une grande partie de la gestion de l’économie. Combattre à la racine la corruption et le népotisme nécessite que l’État s’en remette aux lois économiques établies par l’économie de marché.
Le processus de passage d’une économie à très forte intervention étatique à une économie de marché de libre concurrence demande du temps et ne suffira pas à réduire immédiatement la corruption et le népotisme. Un rôle particulier revient à la société civile. Or, que nous enseigne la « décennie mafieuse » ?
Du personnel politique en place, aucune réaction significative n’est permise. La mise au placard est garantie. Aucune protestation n’a émané de ce personnel politique pour la raison que la carrière des éventuels dénonciateurs serait totalement compromise.
Il revient donc à la société civile d’exercer sa capacité de dénonciation et d’alerte. Là aussi, la société civile se trouve inhibée par le dispositif judiciaire répressif et les capacités d’intervention du personnel politique en place, particulièrement celui impliqué dans la corruption et le népotisme.
Ce qui explique l’impunité dont ont pu bénéficier les auteurs d’actes délictueux pour leur enrichissement frauduleux.
Il est donc à craindre que la « décennie mafieuse » s’étende dans le temps pour la raison que les mêmes causes produisent les mêmes effets. Une économie dominée par l’administration et un code pénal outrageusement répressif des libertés d’opinion et d’expression ne peuvent que protéger ces acteurs de l’affairisme de connivence. Une connivence entre des responsables des institutions de l’État et des hommes d’affaires peu scrupuleux.
Certes, le code pénal qui vient d’être une nouvelle fois amendé prévoit des sanctions contre les auteurs d’infractions économiques. L’expérience de la « décennie mafieuse » l’a montré : Pour être poursuivis, ces auteurs doivent être dénoncés. Ce rôle de dénonciation appartient à la société civile par ses associations, ses syndicats et les citoyens dans leur entreprise ou leur administration. Mais la propension prise par le code pénal, à protéger les institutions de l’État et ses membres contre l’outrage et la diffamation n’incitent pas à l’affirmation du droit face à la haute délinquance. Cette dernière est puissante et possède des leviers d’intimidation et de rétorsion.
C’est donc, au contraire, la promotion et la protection des liberté d’opinion, d’expression et de la presse qui créent les conditions favorables à la dénonciation du non-respect des règles de contrat et de marché.
La législation qui privilégie la protection des institutions de l’État et ses dirigeants comporte le risque vérifié dans la cadre d’une économie administrée, d’abus de pouvoir et de connivence avec des milieux d’affaires. Ce risque entraine la violation des règles de concurrence et la formation de monopoles ou d’oligopoles que les consommateurs algériens subissent en premier lieu. Ce risque entraine le découragement des investisseurs et constitue donc un frein à la croissance économique. Ce risque se chiffre lourdement pour l’économie nationale. Il est un facteur de déliquescence morale et d’encouragement de la délinquance à tous les niveaux.
D’un autre côté, la promotion des libertés d’opinion, d’expression et de la presse, outre qu’elle exprime la reconnaissance des droits fondamentaux de la personne humaine, crée les conditions d’une vigilance pour que l’administration et des entrepreneurs véreux ne réalisent pas leur connivence en toute impunité.
Ceux qui sont hostiles à l’exercice des libertés individuelles arguent, souvent pour des prétentions de pouvoir hégémonique, que des dépassements risquaient de créer le manque de respect des institutions et le désordre.
En premier lieu, le respect de la dignité humaine et donc des droits humains fondamentaux est un devoir absolu de tout État conformément à ses engagements nationaux et internationaux.
En deuxième lieu, la défense des institutions doit être une défense symbolique. L’accusation d’atteinte au moral d’une institution est une accusation fictive alors que les sanctions contre les citoyens sont réelles et parfois très dures. Aucune preuve n’a été apportée quant à une démoralisation de notre armée et des autres services de sécurité dans une période particulière de notre histoire récente. Bien au contraire, elles ont surmonté des épreuves d’affrontement avec le terrorisme ou avec les manifestations populaires qui témoignent de leurs capacités psychologiques. L’adversité est un cadre naturel pour ces institutions qui traduisent dans la réalité quotidienne le monopole de l’usage de la force par l’État. La Nation consent une part importante du produit intérieur brut pour que ces institutions chargées de la défense de la souveraineté nationale et de la sécurité des biens et des personnes donnent à leurs membres la formation professionnelle et psychologique appropriée à leurs missions.
Cependant, une particularité intervient qui mérite toute l’attention. Du fait de leur engagement politique, ces institutions, à travers leur commandement, prennent le risque d’être associées au débat contradictoire inhérent au pluralisme. L’esprit de responsabilité de tous les acteurs de ce débat devrait limiter ce risque. Dans tous les cas, et pour éviter que la protection de ces institutions prenne le pas sur les libertés des citoyens, les abus devraient être sanctionnés symboliquement par une reconnaissance publique de la diffamation et par des amendes. Sauf cas extrême, la privation de liberté est à proscrire.
En troisième lieu, l’État et la société doivent mesurer que les limitations des libertés des citoyens constituent une ouverture du champ d’action pour les affairistes de connivence avec leurs alliés dans les institutions de l’État.
Aucun homme providentiel aussi entouré soit-il ne peut dresser les barrières suffisantes et durables aux manifestations de la corruption et du népotisme. Il ne peut remplacer les réformes structurelles nécessaires pour faire passer l’économie nationale de la gestion administrée à l’économie de marché de libre concurrence.
Dans tous les cas, liberté et responsabilité sont indissociables. La responsabilité des citoyens ne peut que croitre avec le recul du paternalisme et de l’autoritarisme de l’État.
Une volonté ferme se dessinerait pour éviter à l’Algérie la propagation de la corruption et du népotisme si une sérieuse révision du code pénal était engagée. Le code pénal devrait protéger les libertés de la personne humaine et du citoyen contre l’hégémonie outrageusement coercitive de l’État. C’est dans un rapport avec une société civile plus autonome que État se trouvera renforcé pour assurer pleinement ses responsabilités régaliennes. C’est à cette condition fondamentale que l’Algérie se délivrera progressivement de la corruption et du népotisme.
Saïd Aït Ali Slimane
Cette tribune a été publiée par l’auteur sur sa page Facebook