En 2018, les éditions bretonnes Skol Vreizh publient Une embuscade dans les Aurès, un récit autobiographique d’Anne Guillou-Riou. L’autrice y retrace la courte vie de son fiancé, Raymond Messager, sous-lieutenant de l’armée française affecté en 1960 à T’kout, dans les Aurès, en pleine guerre d’Algérie. Il n’y arrivera jamais : le 12 septembre 1960, il tombe dans une embuscade tendue par des maquisards algériens. Il avait 22 ans.
Ce livre se veut un hommage intime, porté par une émotion sincère. Il mêle souvenirs personnels, extraits de lettres, coupures de presse et rappels du contexte militaire. L’écriture est pudique, sobre, empreinte de chagrin. Mais si le deuil est légitime, l’histoire racontée, elle, reste désespérément unilatérale. En tant que lecteur algérien, et journaliste attentif aux récits de mémoire, il est difficile de ne pas ressentir un profond malaise face à cette manière de relater le conflit.
Car Une embuscade dans les Aurès s’inscrit dans une longue tradition française de récits de guerre où l’Algérien n’existe que comme menace. Il n’est ni nommé, ni décrit, ni envisagé comme sujet historique. Il est réduit à l’état d’ennemi, flou, abstrait, parfois qualifié de « rebelle », jamais comme combattant d’une guerre de libération.
Le livre ne dit rien de l’Algérie coloniale, du système de domination, des injustices structurelles, des exactions, ni de ce que représentait cette guerre pour les populations locales.
La France pleure ses soldats tombés au combat. C’est son droit. Mais que fait-elle des centaines de milliers d’Algériens tués dans cette guerre ? Des villages brûlés ? Des corps suppliciés dans les caves ? Des mémoires fracturées ? Ce livre, comme tant d’autres, perpétue une vision mutilée de l’histoire, où l’émotion privée écrase la vérité collective.
Voilà où nous en sommes : la mémoire de nos montagnes, que des milliers de moudjahidines ont gravies les armes à la main, se voit réduite au souvenir d’un sous-lieutenant français. Voilà comment on retourne les récits, comment on anesthésie une nation, comment on livre le passé au plus offrant.
Et ces montagnes — fières, blessées, indomptées — méritent qu’on les écoute dans toute leur complexité. Car elles sont plus vastes que le deuil. Plus profondes que le silence. Et bien plus vivantes que les récits figés de la mémoire officielle.
En refusant de regarder l’autre côté du drame, en continuant à figer l’Algérie dans le rôle du décor ou du danger, Anne Guillou-Riou signe un livre refermé sur lui-même, incapable de faire œuvre de vérité. C’est le chagrin d’une femme, oui — mais c’est aussi l’aveuglement d’un récit colonial qui se perpétue.
Quant à l’éditeur, Skol Vreizh, on peut regretter qu’il publie un tel témoignage sans le moindre contrepoint, sans préface critique, sans mise en contexte historique digne de ce nom. Ce choix éditorial alimente une mémoire amputée, confortable pour la France, insupportable pour les Algériens.
Mais pendant que certains pleurent et se recueillent sur un passé figé, c’est nous — les enfants de cette terre, libres et debout — que l’on tente de réduire au silence.
Les Aurès n’oublient pas. Ils grondent. Ils veillent. Et ils parleront.
Djamal Guettala