Vendredi 8 mars 2019
Les révélations du livre « Le Mystère Bouteflika » (II)
Le vieil homme demande l’heure. Sa voix est à peine audible, bien qu’amplifiée par un microphone accroché derrière son oreille.
À la télévision, on ne parle que du chanteur Johnny Hallyday, mort dans la matinée. La visite du président français Emmanuel Macron à Alger, est éclipsée.
― Dix heures trente, monsieur le Président !
Il lui parvient le bruit des vagues et la discrète senteur des fleurs. Ses seules vraies compagnes depuis qu’il n’est plus qu’un personnage impotent, amorphe, s’obligeant à une double vie, celle, réelle, du malade qu’il est, une vie morose et douloureuse, et celle, factice, fabriquée de toutes pièces, du président qu’il continue, obstinément, à vouloir être.
― On a encore le temps, dit Saïd.
― Combien de temps ?
― Il viendra à 16h 30.
Il a le temps, en effet. Il n’a même que ça depuis des années. Du temps pour rien. Du temps à regarder passer le temps. Il ne se doutait pas que c’était tellement triste de vieillir. Ceux qui ont eu une existence banale ne mesurent pas la tragédie ; pour eux, vieillir, ce n’est que le déclin naturel d’une vie sans éclats. Mais vieillir quand on a tant exulté, vieillir quand on s’est si longtemps oublié dans l’illusion de l’immortalité, quand on a côtoyé tant de grandes figures et vécu ce que l’homme peut connaitre de plus prestigieux, vieillir devient alors comme une injustice divine. Pourquoi connaitre tant de gloire, Dieu, pour si peu de jeunesse ? Sa jeunesse, il l’a épuisée dans l’interminable guerre contre les chefs militaires qui ont constamment fait obstacle à ses ambitions de pouvoir Quarante ans qu’il livre bataille pour être roi en république. Plus de soixante années qu’il en rêve ! Depuis le temps où, dans sa chère ville d’Oujda, il partageait ses journées entre le lycée Abdelmoumène, le café Ennour et les quartiers européens qui le captivaient.
Oujda, en cette fin d’année 1954, portait encore les cicatrices des violentes émeutes populaires qui l’avaient endeuillée un an plus tôt. Le Maroc, sous protectorat français, revendiquait, dans un climat d’insurrection, le retour du roi Mohamed V, déposé par l’occupant français, avec l’aide du Glaoui de Marrakech qui plaça un proche, Mohammed Ibn Arafa, sur le trône. Abdelaziz vivait les évènements avec émotion, ne s’interdisant toutefois pas de se promener, avec son ami Chakib, dans la partie européenne de la ville, s’extasiant devant le luxe colonial, s’attardant devant le parc René Maître et son splendide plan d’eau, la place De Gaulle et sa superbe fontaine, les terrasses du Café Simon où se retrouvaient ces colons si gais et si volubiles et dont les deux adolescents enviaient le mode de vie, la puissance, la richesse, le monde magique où s’élevaient tout ce que les autochtones n’avaient pas, les boutiques luxueuses de la rue du maréchal Bugeaud et son bazar Verney, les maisons cossues et les belles vitrines de l’avenue de France.
Ils n’oubliaient pas de bifurquer, au retour, par les Galeries Lafayette de Paris, territoire des belles femmes françaises décomplexées, qui peuplaient alors leur imaginaire d’adolescents. Ils s’oubliaient au spectacle de cette communauté qui disposait des deux piliers d’une vie réussie : l’argent et le pouvoir. Ils découvraient le privilège des dominants. Rien à voir avec la condition des indigènes, ou de ces juifs pauvres qui s’entassaient dans le bidonville du Mellah.
Secrètement, toutefois, Abdelaziz admirait un autre personnage, le prince héritier, Moulay El-Hassan, d’à peine huit ans son aîné et qui, déjà, allait bientôt posséder, à lui seul, les deux piliers d’une vie réussie, l’argent et le pouvoir. Et un pouvoir à vie ! Un pouvoir sans partage !
Celui qui deviendra plus tard Hassan II devint l’idole obsessionnelle du jeune Abdelaziz.
Pour toujours.
….
Il prend le temps de humer le parfum des eucalyptus.
Dans quelques heures, le vieil homme sera au centre d’une parodie qui ne fait plus rire les Algériens. On l’exhibera comme une baudruche pour montrer qu’il bouge, qu’il parle, qu’il écoute, bref qu’il est toujours en état de recevoir, d’échanger, de réfléchir, de gouverner, lui qui ne peut plus rien faire de son corps. Mais ainsi le veut le stratagème qu’il a lui-même mis en place et auquel Emmanuel Macron devrait lui-même se prêter. Le président français va lui rendre visite comme à un grand-père grabataire et impotent. Avec compassion et délicatesse. Faire comme si on avait compris ses bredouillages, lui dire les mots qu’il aimerait entendre… L’audience sera aussi brève que laborieuse.
Le vieil homme sera arrivé en chaise roulante et installé péniblement sur un fauteuil. Comme attendu, il n’arrivera ni à parler, ni à bouger ses membres. Il aura l’air totalement perdu, le regard hagard. Mais personne ne saura rien de ces scènes. L’équipe des « retoucheurs » d’images, triés sur le volet par Saïd et activant sous la supervision de fidèles alliés, dont le directeur général de la télévision, Tewfik K., un homme clé du cercle présidentiel, originaire de Hennaya, le village natal du père de Bouteflika, va se charger de remanier le film de la rencontre.
De leurs ciseaux sortira une minute et demie d’images bricolées dans lesquelles le président algérien apparaitra comme miraculeusement guéri, discutant tout à fait normalement avec son nouvel homologue français. Les officiels français donneront ensuite crédit au subterfuge et attesteront avoir rencontré un président au mieux de forme, conformément au pacte convenu entre les hommes du président et les dirigeants de l’Hexagone : un témoignage de complaisance contre de vrais contrats à plusieurs zéros !
Le reste, les choses sérieuses, ses messages aux dirigeants algériens, Macron en aura déjà discuté avec d’autres personnages-clés du régime, le Premier ministre Ahmed Ouyahia ou le général Gaïd Salah, chef d’état-major de l’armée, et surtout Saïd Bouteflika, le frère cadet du président, qu’il aura vu dans un bureau discret de la résidence de Zéralda, quelques minutes avant de voir le président. Aux trois hommes, Emmanuel Macron aura laissé entendre que la France ne fera pas obstacle à un cinquième mandat pour Abdelaziz Bouteflika mais qu’elle attend une ouverture économique plus soutenue de la part de l’Algérie ainsi que des règles de coopération plus souples pour les entreprises françaises désirant investir en Algérie. Macron n’aura pas caché son dépit de voir la France, premier partenaire économique de l’Algérie depuis soixante ans, délogée de son leadership par la Chine. Après quoi, il sacrifiera à ce qui ne sera plus qu’une pure formalité : le rendez-vous avec le président malade.
Le vieil homme en est réduit à cette besace diplomatique depuis ce maudit samedi 27 avril 2013, où son destin s’était arrêté.
Il venait de s’écrouler sur le sol de la résidence présidentielle de Zéralda, à l’ouest d’Alger.
« Accident ischémique ! » avaient diagnostiqué les médecins de l’hôpital militaire d’Ain-Naadja où le président algérien avait été conduit de toute urgence. Un caillot de sang empêche l’irrigation en sang du cerveau. C’est grave ? Oui, avaient répondu les médecins. Si on veut éviter l’affection irréversible, il faut agir vite.
Cette information ne sera jamais dévoilée, tout comme celle du verdict des professeurs de l’hôpital parisien du Val-de-Grâce où Bouteflika était arrivé le soir même :
― Même s’il en réchappe, il vivra avec de lourdes séquelles qui lui interdiront toute activité.
(*) EXTRAIT du livre « Le Mystère Bouteflika, radioscopie d’un chef d’Etat » de Mohamed Benchicou, Editions Riveneuve