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« Lolita » de Vladimir Nabokov

REGARD

« Lolita » de Vladimir Nabokov

« La fiction est fiction. Appeler une histoire histoire vraie, c’est faire injure à la fois à l’art et à la vérité. Tout grand écrivain est un grand illusionniste. » Vladimir Nabokov

Le succès révèle du premier coup la nature de certaines œuvres. Quelquefois, les particularités qui établissent qu’un livre a un retentissement énorme en occultent la grandeur. Les lecteurs aiment ce livre pour des arguments subsidiaires, tout en s’interrogeant sur sa signification, sans vouloir aller plus loin chercher la justification de leur malaise.

Voilà cette histoire de la jeune Lolita racontée par Vladimir Nabokov dans un roman publié en France en 1955. Un beau-père, âgé de quarante ans, est l’amant de sa belle-fille âgée seulement de treize ans. 

Ce livre est bâti sur des situations totalement perverses : amplitude des âges, complicité que seul l’homme construit autour de la relation… Humbert Humbert, c’est le nom du quadragénaire, n’aime que les filles pré-pubères qu’il appelle des nymphettes douées d’une légère grâce et d’un « dualisme diabolique » dont il devine infailliblement la vocation et le dessein. Cette adulation d’une adolescente l’emmène sur les chemins de l’isolement, de la honte, du tort et finalement du meurtre. 

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Contexte accompli pour la caricature d’une européen qui, sur les routes américaines, ne croise que deux ou trois compagnons auxquels il adresse une mention d’amitié à la dérobée. L’occultation de ses actes l’oblige à se tenir toujours sur ses gardes, hostile aux autres, et méprisant. Il se croit d’une classe infiniment supérieure. Il se sert de la langue française comme s’il s’agissait d’un passeport aristocratique. Et le voilà promenant la toute jeune fille à travers les grands axes américains, fréquentant avec elle motels et drugstores. Vladimir Nobokov possède à l’évidence un talent fascinant : il prend comme témoin le lecteur et le force, bon gré mal gré, à devenir le complice de cet ignoble séducteur qu’il a fabriqué.

Il est certain qu’il faut admirer ce roman du strict point de vue littéraire. L’utilisation tantôt passionnée, tantôt sarcastique, d’un vocabulaire poétique aux résonnances indéfinies, l’art absolu de l’écrivain qui écrit en anglais mais qui parle le français merveilleusement bien, connait l’allemand, et dont la langue maternelle est le russe, voilà au moins qui aurait dû épargner à ce roman l’accusation d’érotisme de second degré. Comme chez Henry Miller, la sexualité est le point critique, le plus expressif, d’un humanisme en rupture sociale.

Je m’avance ici dans une glose discutable mais il me semble que la débauche de Humbert Humbert est trop analysée et trop carillonnée pour être originale. Nabokov connaît trop bien l’ethnographie sexuelle dont les Américains se sont rassasiés depuis un moment. Il a donné à son personnage les habits les plus conformes pour la mode de l’époque : il savait très bien qu’un obsédé serait compris et même accepté. Et il en a fait le héros modèle, exhibitionniste et totalement lucide sur les ressorts de son inconscient. Humbert Humbert est resté figé sur un amour d’enfance, qu’il cherche à prolonger à l’âge adulte avec des fillettes. C’est, à l’évidence, une confession romanesque, d’un parfait pervers. 

Plus que le talent de Nabokov, c’est le rejet de la femme adulte, libre et émancipée, qui a dû provoquer le succès de ce livre, dans un pays où tant d’hommes souffrent de ce que la femme, en s’affranchissant, ait brisé l’harmonie amoureuse traditionnelle, laquelle suppose un certain rapport d’inégalité, la femme étant censée tout recevoir de l’homme. Par un ironique retournement de la situation, c’est la société américaine qui fournit à Humbert Humbert le moyen d’assouvir sa passion, puisque Lolita, blasée par une précoce éducation sexuelle, se donne totalement à lui.

Mais à l’évidence, il n’y a aucune communication entre l’esthète européen et la fillette américaine. Cet amour ne peut se nourrir que d’exaspération sexuelle et se dévaluer au fur et à mesure. Il se terminera pourtant comme un véritable amour, par la reconnaissance de l’amour parfait dans une Lolita adulte et complètement déformée par les multiples grossesses, puis par l’exécution du séducteur dont la grossière existence avait été plus forte que le rêve.

Comme Henry Miller mais moins franchement et moins sainement, Nabokov s’est servi de l’érotisme pour faire passer la critique d’une civilisation. L’évolution des sociétés trouble la sexualité. Les malentendus dont souffre la libido reflètent un malaise social et sa pathologie, sujet de tant de romans à succès, qui prend la figure d’une protestation contre toute une société. 

Auteur
Kamel Bencheikh, écrivain

 




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