Lundi 10 mai 2021
L’option bonapartiste(1) en voie de concrétisation en Algérie
De toute évidence, en cette période de crise économique et institutionnelle, depuis le déclenchement du Hirak, l’Armée a pris conscience de l’impérative nécessité du renouvellement « démocratique » institutionnel, mais selon les conditions dictées par son État-major.
En effet, face à l’érosion des instances politiques dirigeantes grabataires corrompues, son objectif est d’instaurer un nouveau compromis historique par l’intégration d’une classe politique rénovée et modernisée défendant les intérêts des différentes composantes de la société civile bourgeoise mais dans le maintien de l’identique système immuable, dans le prolongement des précédentes restructurations de l’État opérées en 1988 avec l’instauration du multipartisme, et dix plus tard, avec l’institutionnalisation de la Concorde civile, restructurations animées par la même résolution de sauvegarder le système instauré au lendemain de l’indépendance de l’Algérie. Avec le régime algérien : c’est l’éternel changement dans la sempiternelle continuation.
Aujourd’hui, pour réussir son opération de lifting politique afin d’assurer la pérennité du système sénile, le régime (l’État-major de l’armée) table sur le bon déroulement des élections législatives du 12 juin aux fins d’acquérir une légitimité démocratique.
Devant les carences rédhibitoires du mouvement démocratique hétéroclite bourgeois en lice, l’impéritie congénitale de ces nouvelles élites politiques autoproclamées, impuissantes à représenter ou à organiser un agglomérat social alternatif exprimant les intérêts de l’ensemble des couches sociales algériennes, et le puissant bataillon abstentionniste déterminé à boycotter le scrutin, le régime est assuré de remporter les élections haut les mains.
Nul doute, cet handicap politique du mouvement démocratique bourgeois assure au pouvoir (l’État-major de l’armée) une prééminence manifeste dans la gestion de la crise. Cette suprématie lui permet d’affirmer incarner les valeurs du Hirak, « accompagner » la « transition démocratique » mais en conservant en réalité les règnes du pouvoir.
Certes, avec la menace de dislocation des institutions, un enrégimentement pérenne du pouvoir (prise directe du pouvoir par l’armée) est envisageable, mais il serait préjudiciable aux intérêts du capitalisme en Algérie, à notre époque d’extinction des dictatures militaires.
Aujourd’hui, dans cette période de crise économique mondiale marquée par une guerre commerciale exacerbée, du point de vue du capital national, l’Algérie a besoin de stabilité et d’un régime « civil démocratique » technocratique pour affronter efficacement la compétition internationale, notamment dans les secteurs de l’énergie où elle dispose d’une industrie pétrolière et gazière technologiquement efficiente, donc capable de résister à l’âpre concurrence.
Assurément en Algérie le « capital social » exige une représentation politique développée et moderne apte à s’adapter à la concurrence économique internationale. Or cette représentation politique fait cruellement défaut. Existent uniquement les partis clientélistes inféodés au régime, peuplés de parasites politiciens et de prédateurs des richesses nationales.
Depuis l’indépendance de l’Algérie, la domination économique et politique de la « bourgeoisie étatique » s’appuie essentiellement sur « la gestion bureaucratique » de la rente pétrolière et gazière pour assurer la redistribution parcimonieuse de cette rente aux différentes couches sociales. Mais, avec l’effritement des revenus pétroliers, le pouvoir ne dispose plus de moyens financiers pour assurer cette politique de distribution.
Aujourd’hui, après deux ans de soulèvement, temporairement interrompu pour raison de pandémie, les rouages de l’État se grippent, l’économie périclite, la crise budgétaire s’accentue, la monnaie dégringole, le pouvoir d’achat s’étiole, le système politique s’ankylose. Les institutions étatiques sont menacées d’éclatement. L’Algérie, guettée par la dislocation. Le régime est en pleine déliquescence. C’est dans ce contexte de crise multidimensionnelle que le pouvoir grabataire en sursis, soutenu à bout de bras par l’Armée, contre la volonté plébiscitaire du peuple souverain en lutte, tente de recomposer l’équilibre politique entre les différentes fractions bourgeoises recyclées.
Cependant, avec la dégénérescence des anciennes instances politiques « représentatives » algériennes et l’incapacité rédhibitoire de l’actuel gouvernement de gérer le pays, l’Armée se voit contrainte d’assurer elle-même la gouvernance du pays. Cette solution transitoire de type bonapartiste, en dépit de son anachronisme et de ses préjudiciables répercussions économiques, est l’unique option « politique » susceptible d’éviter l’effondrement des institutions étatiques, en particulier le cœur de l’État (le conglomérat énergétique et militaire et l’administration publique).
Mais surtout seule apte à circonscrire les affrontements de classe, inévitables par, si besoin est, la répression tous azimuts, voire la restriction totale des libertés, comme on entrevoit actuellement les prémices. La sévérité et la répression dont fait preuve le pouvoir est symptomatique de l’état de panique et de faiblesse dans lequel il est actuellement plongé. Le recours à la force est un signe de faiblesse, l’emploi de la violence est une marque de détresse.
Une chose est sûre : en dépit des propositions de sortie de crise échafaudées par les diverses entités bourgeoises dans la perspective des prochaines élections, des pétitions appelant « tous les compatriotes à serrer les rangs » (…) car « la situation du pays interdit à tout un chacun de faire des calculs et de camper sur ses intérêts particuliers au détriment de l’intérêt général », la mobilisation populaire n’est pas près de s’éteindre. Seule la menace de la répression militaire pourrait freiner la détermination du mouvement populaire à poursuivre sa mobilisation.
Ce reflux, imposé par la force militaire, signifierait la fin du Hirak. Et, subséquemment, la mise en œuvre de la solution bonapartiste décrétée par l’armée afin de consolider le capital national algérien, menacé d’éclatement. Cette option bonapartiste s’appliquerait contre la bourgeoisie mais également contre les classes populaires, en particulier les travailleurs aujourd’hui engagés sur le front social. Cependant, en raison de l’aggravation de la situation économique responsable de l’explosion du chômage et de la paupérisation de la population, la contestation sociale n’est pas près de s’éteindre.
En réalité, le Hirak, la fumeuse révolution joyeuse, est mort, car il ne fait plus sourire les masses populaires algériennes meurtries par la misère. La tension est montée d’un cran. La colère a changé de visage : elle ne porte plus le masque artificiel de la protestation politique pacifique. Elle a revêtu le drapeau de la contestation sociale subversive.
Aujourd’hui, nous assistons, depuis le début l’année, au surgissement d’un mouvement de masse qui a remis la Question Sociale au centre de la lutte inscrite dans une perspective de révolution victorieuse. De là s’explique le durcissement autoritaire du pouvoir. En effet, le front social est en pleine ébullition. Du fait de la conjoncture économique dégradée, de l’érosion du pouvoir d’achat des travailleurs, de nombreux secteurs ont lancé des mouvements de grève. Les débrayages ont déjà concerné enseignants, médecins, infirmiers, postiers, pompiers, etc. D’autres corporations menacent de recourir à la grève. Si on assiste au durcissement autoritaire du pouvoir, c’est en raison de la multiplication des mouvements de grèves, et non des éternelles manifestations inoffensives et inopérantes hebdomadaires.
Sans conteste, en réaction à la détérioration dramatique de ses conditions de travail et de la baisse de son salaire réel (du fait de la dévaluation du dinar et du renchérissement des prix), le prolétariat des usines et des administrations fait une entrée historique fracassante sur la scène sociale algérienne.
Aujourd’hui, que nous réserve la crise multidimensionnelle actuelle ? De l’attitude politiquement lucide du peuple laborieux algérien dépend la réponse. Face à la gravité de la crise économique et sociale, avec son lot d’augmentation exponentielle du chômage et de croissance de la paupérisation absolue, il faut interpeller les gouvernants et leur rappeler le sentencieux propos de Blanqui, révolutionnaire français : « Oui, Messieurs, c’est la guerre entre les riches et les pauvres : les riches l’ont voulu ainsi ; ils sont en effet les agresseurs. Seulement ils considèrent comme une action néfaste le fait que les pauvres opposent une résistance. Ils diraient volontiers, en parlant du peuple : cet animal est si féroce qu’il se défend quand il est attaqué. »
Immanquablement, à la faveur de l’implantation de cette inéluctable greffe bonapartiste, autrement dit de la dictature militaire, de nombreux membres du mouvement démocratique bourgeois actuel et ancien se rangeraient sous la bannière de l’Armée, en échange de quelques sinécures et prébendes garanties par le nouveau régime bonapartiste.
Déjà, la majorité des membres des anciens partis politiques, le FLN et le RND en tête, ont prêté allégeance au nouveau régime galonné représenté par le président Tebboune.
En ce qui concerne les islamistes, décontenancés lors de l’acte I du Hirak par l’éruption du soulèvement populaire démocratique et « laïque », qui s’est remarquablement distingué par la prodigieuse participation pléthorique des femmes et l’exhibition d’un esprit patriotique hissé comme étendard contre les tentatives de divisions ethniques opérées par le pouvoir, ils demeurent minoritaires, quoi qu’on dise les médias officiels toujours prompts à agiter l’épouvantail islamiste pour créer un climat de psychose susceptible de paralyser le mouvement de contestation.
En dépit du discours complotiste distillé par le pouvoir sur la menace islamiste, l’islamisme politique ne fait plus recette. Les Algériens sont immunisés contre le virus islamiste. En revanche, demeure fortement prégnante « la culture salafiste » (favorisée depuis trois décennies par le régime pour d’évidentes motivations politiques car la religion est le meilleur opium pour maintenir le peuple dans l’asservissement), elle-même appelée à disparaître du paysage culturel défiguré de l’Algérie, à la faveur de l’émergence de cette « révolution » larvée des mentalités, de la politisation des consciences, de la radicalisation du militantisme illustrée par la poursuite de la lutte en dépit de la répression, des arrestations, des incarcérations.
Ainsi, l’épouvantail islamiste ne fait plus peur. L’agitation du spectre islamiste n’effraye pas la nouvelle jeunesse moderne immunisée contre la manipulation religieuse, l’embrigadement salafiste, le chantage politique du régime (ou c’est nous ou c’est l’islamisme). En outre, même les imams « étatiques » stipendiés, discrédités, n’échappent pas à la fustigation populaire. A la vérité, seul importe pour l’immense prolétariat algérien l’amélioration de sa condition sociale dramatiquement paupérisée.
Les Algériens ne cherchent pas à remplir les mosquées mais leurs frigidaires, à obtenir des hassanates mais des droits sociaux et libertés politiques, à bénéficier d’une oumra mais d’un travail. Ils ont compris que l’islamisme ne permet pas de se nourrir. En revanche, il permet au régime de nourrir la peur, d’alimenter la psychose pour se maintenir au pouvoir.
Par ailleurs, dans cette passe d’armes entre le Hirak et le pouvoir cristallisé par l’État-major de l’armée posté en coulisses, l’enjeu s’est déplacé au sein du premier camp « belligérant » politique. En effet, on assiste, au sein du Hirak à l’apparition des premières fissurations entre les partisans de la composante radicale portée par les éléments progressistes les moins crédules – les populations scolarisées des grandes agglomérations et les mouvements kabyles de tout temps opposés au régime – et les tenants pusillanimes de la ligne modératrice, disposés à adhérer à la feuille de route tracée par le régime, au compromis électoral concocté par le pouvoir pour acquérir à bon compte une légitimité démocratique.
Pour autant, l’Algérie ne peut continuer de vivre sous un régime massivement honni, qui plus est dans un contexte de crise économique aiguë. Aujourd’hui, une chose est sûre : ceux d’en haut ne peuvent plus diriger le pays car ceux d’en bas n’en veulent plus.
Aussi, en absence d’entente entre les différentes fractions bourgeoises pour le remplacement de l’ancienne classe dirigeante étatique définitivement disqualifiée, afin d’assurer la pérennité de l’Exécutif ; à défaut de la reconstitution de nouveaux corps intermédiaires politiques et syndicaux hautement formées, affranchis de toute subordination à l’État, conditions sine qua non pour toute redynamisation de l’économie algérienne garantissant la valorisation et la consolidation du capital national aujourd’hui en pleine débâcle, la solution bonapartiste est déjà inscrite dans l’agenda de l’État-major de l’armée pour éviter l’effondrement des institutions étatiques. Car, comme l’a écrit Friedrich Engels « une semi-dictature bonapartiste est la forme normale ». Elle défend les grands intérêts matériels de la bourgeoisie, même contre la volonté de la bourgeoisie, mais ne laisse à la bourgeoisie aucune part dans le gouvernement. La dictature à son tour est forcée, contre sa volonté, d’adopter les intérêts matériels de la bourgeoisie comme siens »
À moins d’un rebondissement glorieux offert par les classes populaires algériennes encore résolues à se battre. En effet, avec l’accentuation de l’instabilité politique et l’aggravation de la crise économique, les travailleurs algériens en proie à la paupérisation pourraient brandir l’arme ultime de la grève générale et de l’insubordination collective, pavant ainsi la voie à une révolution authentique matérialisée par l’instauration d’un pouvoir populaire érigé sur les décombres de l’ancien système déjà actuellement largement désagrégé.
Mesloub Khider
1- Bonapartisme : le bonapartisme est un concept marxiste qui désigne une forme de gouvernement bourgeois autoritaire, qui se place en apparence au-dessus des conflits de parti pour mieux maintenir un ordre menacé. « Par bonapartisme, nous entendons un régime où la classe économiquement dominante, apte aux méthodes démocratiques de gouvernement, se trouve contrainte, afin de sauvegarder ce qu’elle possède, de tolérer au-dessus d’elle le commandement incontrôlé d’un appareil militaire et policier, d’un « sauveur » couronné. Une semblable situation se crée dans les périodes où les contradictions de classes sont devenues particulièrement aiguës : le bonapartisme a pour but d’empêcher l’explosion. » Léon Trotsky.