Vendredi 17 janvier 2020
Lounis Aït Menguellet ou les lois universelles des éléments
C’est à peine croyable. Le temps coule vite, très vite. Mais s’il refuse de suspendre son vol, il ne pouvait freiner l’envol de ce jeune homme timide qui fit ses premiers pas d’artiste en 1967 sur la chaîne II, entouré de Chérif Kheddam et de Kamel Hamadi, deux géants de la chanson kabyle.
Pourtant, rien ne prédestinait cet apprenti-ébéniste à la poésie chantée, encore moins à la philosophie versifiée. Il est pourtant là parmi nous, modestement présent mais rayonnant, haut et lumineux. Il incarne, 70 ans après une naissance discrète, la pensée kabyle contemporaine et assurément aussi la pensée nord-africaine dans sa profondeur historique, culturelle et éthique.
Lounis Aït Menguellet a vu le jour le 17 janvier 1950 à Ighil bb-wamas, un village surplombant les vallées encaissées d’une Kabylie indomptable, authentique, candide. Une perle qui luit au milieu du chapelet montagneux suspendu magiquement au firmament étoilé comme il lui plait à le chanter (Izurar f idurar).
Lounis abandonne vite l’ébénisterie. Un métier de départ, juste acquis pour finalement lui affûter les doigts, aiguiser ses sens pour un autre art, une autre destinée. Soutenu par son cousin Wahab Aït Menguellet aujourd’hui maire de la capitale du Djurdjura, celui-ci comprit d’instinct que Lounis allait recevoir un don céleste. Un art qui allait lui procurer une joie suprême incessante dont il allait irradier son peuple. Peu à peu il édifie une œuvre magistrale, monumentale, révolutionnaire à bien des égards (Tudert nni).
Un regard critique
Dans un 20ème siècle tourmenté, marqué par des soubresauts menaçants, un 21ème siècle qui s’annonce anxiogène, il est le précurseur des lumières, celui qui déconstruit et dissèque à vif les systèmes autoritaires en vogue en Algérie et de par le monde. Avec une longueur d’avance sur la société et sur une élite désemparée, il propose une lecture critique singulière des systèmes politiques, militaires, religieux et sociaux. Ses vers révèlent et dénoncent, avec une justesse sans précédent, les dérèglements systémiques qui enchaînent l’humanité, l’étouffent et la déroutent. En alertant avec courage l’homme, acteur de sa propre perte, il fonde une psychophilosophie de hautes profondeurs. Et surtout, il incarne la vision d’un monde kabyle qui oscille entre les valeurs ancestrales et celles des temps modernes. À travers son œuvre, il change notre regard sur les alliances familiales, sur notre rapport au politique et sur notre relation à Dieu (Tibratine, abehri, ddin amcum).
À écouter Lounis Aït Menguellet, il nous fait, à l’évidence, sentir l’humanité et le cosmos autrement. L’harmonie qui surgit de son verbe ciselé a sur son public un effet à la fois apaisant et interrogant. Un énoncé tout en finesse qui ne saurait se dépeindre. Tout au long de son parcours artistique, Lounis Aït Menguellet nous emmène, jeunes et moins jeunes, sur des pistes inexplorées. Il force l’auditeur à toujours se poser de nouvelles questions, à rendre pertinents les échanges, à séparer le grain de l’ivraie (Ccna amehbul : ddemt aɣerbal siffet).
Un pessimisme de surface
Depuis cinquante ans, je l’écoute assidûment. Malgré les épreuves qui ont marqué durement cet enfant de la guerre et des conflits d’après-guerre et qui ont marqué aussi toute notre génération, la joie de l’écoute émane de sa philosophie politique chantée (afennan, ay agu).
Bien sûr, la compréhension de son œuvre n’est pas toujours si aisée. C’est pourquoi certains de nos contribules le boudent et lui préfèrent le chant léger ou virulent. Or, l’œuvre de Lounis, il faut l’écouter et la réécouter avec constance avant que les strophes sibyllines ne s’éclaircissent soudain. Et malgré les difficultés à accéder au cœur d’une œuvre qui donne du sens au non-sens, on bénéficie forcément des éclairages qui illuminent l’esprit et aiguisent les termes du débat. Il nous aide à mieux réfléchir tant son pessimisme de surface n’est qu’une invitation à la lucidité.
Sa manière de penser est d’une si grande influence que l’école algérienne lui fermera les portes aussi longtemps que la pensée conservatrice, sectaire, bigote hantera l’esprit des illégitimes décideurs (A mmi, Amacahu).
Du verbe au Hirak
Quand on connait le poète-chanteur, on s’étonne du contraste qu’il dégage : un homme dont le calme et la sérénité apaise tout autour de lui tandis que la profondeur de son œuvre, sa hauteur de vue, remuent tout et secouent l’intelligence. La grammaire de l’œuvre tire sa force des lois universelles de l’Homme et des éléments. Les chaos qu’il expose, les tourments qui le hantent et obsèdent la société ne sont pas le fruit du hasard mais le résultat de nos compromissions, de nos autosabotages, de nos myopies. C’est pourquoi il nous invite à l’auto-analyse, à oser nous regarder tout simplement dans la glace (Muqlet di lemri ad twalim…)
Ce coup de force poétique, intellectuel et philosophique, il le puise dans deux siècles qui se chevauchent, deux millénaires où triomphent souvent les fanatismes idéologiques et religieux. Dans ce tumulte, sa pensée libère l’esprit humain et le Hirak/l’amussu de février semble être le prolongement concret de son verbe à première vue abstrait (Arrac n Lzzayer).
Une spirale phonique douce
Last but not least, Aït Menguellet agrémente ses propos d’une musique prodigieusement appropriée. Une forme musicale la plus à même de susciter sensation, délice et félicité. Un champ émotionnel s’ouvre instantanément dés les premières notes de ses compositions. Elles sont si particulières. Sa mélodie se diffuse en une sorte de spirale phonique douce qui nous enlace et nous enivre. Elle agit graduellement, portée par un protocole non écrit mais soigneusement élaboré et suffisamment puissant pour créer en nous un flux d’énergie. C’est cela Lounis, plus encore et mieux encore. Merci et bon anniversaire. Amulli ameggaz !