« Chants et poèmes de la Kabylie, dans la lutte de libération – Algérie 1954 -1962 » Tomes 1 et 2, Préface de Mohamed Harbi. Ces deux joyaux de plus de 4300 vers, méritent qu’on leur accorde toute notre attention. Dans sa préface, Mohamed Harbi dit :
« Il faut savoir gré à Mehenna Mahfoufi d’avoir investi sa curiosité scientifique dans ce champ d’étude et d’en avoir fait un objet de réflexion sérieuse et surtout d’en avoir affronté l’es obstacles politiques, matériels et psychologiques du travail de terrain.
Son recueil de chants produits par des amateurs , des professionnels, des internés politiques et des femmes nous offre l’image d’une société engagée dans une guerre injuste et inégale, blessée et meurtrie par ses conséquences mais debout. Il n’est pas de meilleur hommage à la résistance civile que cette approche sous l’angle d’un groupe de créateurs qui, chacun à sa manière et selon sa sensibilité, a réagi à l’épopée de son peuple. (…) Si l’on admet avec Gramsci que chaque classe produit ses intellectuels, il ne fait pas de doute que les chanteurs kabyles sont les interprètes et les diffuseurs des idées -forces de leur communauté. Leur conception du monde est basée sur le refus de l’intrusion des modes de pensée étrangers au terroir, sur l’attachement aux mœurs traditionnelles et à la famille d’où une exaltation de la communauté, une éthique sociale abreuvée par des siècles de confusion entre pouvoir spirituel et pouvoir temporel. »
«Le combattant se prépare à partir, sa mère adossée au ventail
O mon fils chéri ! Toi que j’ai élevé depuis ta tendresse
O ma mère l’Algerie est belle ! Le courage est de mise,
nous voilà partis »
Yekker w-emjah’d ad iṛuh
Yeǧǧa yemma-s aɣr elluh
Ay amaɛzuz-iw a mmi id-ṛebbaɣ d amecṭuḥ
A yemma tedzha ldzayer
Lkkuraǧ nekkwni a nṛuḥ
Mahfoufi Mehenna, loin des sentiers battus, s’est attelé à chercher, fouiller et collecter ces chants produits à un moment douloureux de l’histoire de notre pays. Le tome 1 est consacré aux chants dit orchestrés, produits et chantés par des auteurs compositeurs professionnels.
« Les textes poétiques déclamés ou chantés qui composent les pièces constitutives d’environ 4230 (quatre mille deux cent trente) vers (…)montrent de quelle façon les hommes et les femmes du peuple, mais aussi les combattants des maquis, ont géré cette Guerre, relativement aux « objectifs à atteindre », «quel qu’en soit le prix à payer » et les stratégies à mettre en œuvre pour déjouer la propagande de l’armée française. »
L’auteur de ce travail titanesque nous égaie, dès les premiers recueils avec une anecdote assez loufoque. En la personne même de Si Youssef ou Lefki de Taourirt Amrane (personnage connu dans toute la Kabylie pour ses chants religieux, auxquels Monsieur Mahfoufi a consacré tout un recueil, Iccewiq asufi (chant soufi), qui a composé un poème glorifiant Hitler (à contextualiser, nous sommes au début de la Seconde Guerre mondiale, on ignorait les les affres d’Hitler et son horrible histoire)
« Hitler, fils de lionne, est très beau
Il s’impose aux peuples étrangers tel un fauve
Par la crainte qu’il suscite, il se présente en lion tonitruant
Partout on parle de lui
La France dans l’impasse, mise sens dessus dessous
Porte sur sa face la désolation »
Hittliṛ d emmi-s n ettsedda,
Bezzaf yettɛedda
Yeqqw’l i leǧnas d aɣilas
S elhiba-s anda yedda
D izem bu ṛṛeɛda
Kul emḍiq heddren fell-as
Fṛansa aţţan d ilmiṛda
Ethudd es wadda
Iban af-ud’m-is leflas
Un mouchard dénonce le poète. A sa convocation, ce dernier compose ce poème glorifiant la France et fut tiré d’affaire :
Toi l’Allemagne qui convoite l’Afrique
Montre donc ta force
Tu t’es trompé sur le Français
En bravoure et en politique
Tu sais fort bien qu’il te surpasse
Sa culture est parvenue à chaque contrée
Si tu provoques le fauve
Il te dévorera, et te trainera dans la boue
L’éreinté s’en repentira
A Lalman y ebɣan Lafrik
Enddeh ziɣ ma f-ikk
Etɣellteḍ d eg-w-eFransis
D i ẓẓwara d i lpulitik
Yak teḥsiḍ yif-ikk
Kull tamurt tebbw’ḍ etmusni-s
Ma tebbwḍeḍ izem yečč -ikk
Dɣa yssexnun’s-ikk
Unggif ad yezz’m iman-is
Le chercheur, Mehenna Mahfoufi consacre le Chapitre 2 du premier Tome aux artistes Kabyles ayant chanté la Guerre de Libération : Abchiche Belaïd, Baouche Rachid (dit Abdelouahab Abdjaoui, Cheikh Sadek Bouyahia dit Abdjaoui, Youcef Abdjaoui, Farid Ali, Slimane Azem (surtout sa célèbre chanson, Ayjrad ( sauterelles, sors de mon pays, composée en 1956 et fut interdite par les autorités françaises.nous pouvons également ne pas oublier sa chanson Le croissant de lune est apparu, Ideḥr-ed w-aggur Nous qui soulignons)
Cheikh El Hasnaoui, Mustapha El Anka, Kamal Hamadi, Hsissen (dit Ahcene Larbi)(connu pour la célèbre chanson A ttir el-lqefs a ttir el-lqefs (o oiseau captif, o oiseau captif), Chérif Kheddam,Hcene Mezani, Oukil Amar, célèbre pour la chanson cman difir bu wurfan (chemin de fer agressif), Arab Ouzellag, Taleb Rabah, Mohand Rachid, Saadaoui Salah, Akli Yahiatene, Zerrouki Allaoua. En marge du chapitre, l’auteur cite deux femmes qui ont composées des chants patriotiques, Fazia ou Fouzia (dont a été trouvé un enregistrement datant de 1958, dénonçant l’occidentalisation de la femme kabyle citadine d’alors) et de Hnifa.
Au Tome 2, Mahfoufi Mehenna, s’attarde sur le village d’Ait issâd, dont il est lui-même originaire. Le village fait partie de la commune d’Ifigha (découpage administratif de 1985), et anciennement rattaché à Azazga. Le village Ait Issâad fait partie de l’Arch des Ath Ghovri. Minutieusement, et sur une longue période, le chercheur aura sans cesse enrichi son corpus. En enfant du terroir, il a pu avoir accès aux confidences de ces femmes qui ont participé à la guerre.
Parfois femmes de maquisards, simples agents de liaison ou d’éléments engagés dans la lutte, elles ont toutes exprimés la douleur de la séparation avec l’être qui est parti rejoindre le maquis. Elles glorifient les maquisards. Elles composèrent aussi, au lendemain de l’indépendance des chants à la gloire des hommes tombés au champ d’honneur.
La recherche des restes des hommes morts aux combats était une préoccupation majeure dans les années 60. D’ailleurs, Tahar Djaout en avait tiré un roman, Les chercheurs d’os.
Donnons la parole a Chabha Talmouhoubt alias Mouci Chabha ( 1927-2021)
O Sentier des izenakhen
Amer comme le goudron
Si Cherif y est passé
Tel un rameau de grenadier
Soyez tous en deuil
Ils l’ont jeté au puits tout nu
Ay avrid i Zenaxen
A win eṛzag’n am qeḏ̣ran
Ess-y-en ig-ɛedda Si Crif
Am u-geṭṭum n eṛṛeman
Xas eḥzent a dzuma
ḍeggṛen-t ɣ a lbir ɛaryan
On ne peut fermer la présentation de ces deux ouvrages de M. Mahfoufi sans faire une halte sur un chant fait à la gloire de Amirouche, le plus légendaire des combattants kabyles et algériens pour la guerre de libération. Un chant composé par les femmes du village d’Ait Issâad glorifie l’homme :
Amirouche, beau visage éclatant
Qui attaque dans les maquis
Qui attaque dans les maquis
Comment lâcher d’Algérie
Alors qu’un million d’entre nous sont tombés?
Aɛmiruc ud’m el-lemri
Aɛmiruc ud’m el-lemri
Iṭakkin d eg leɣwabi
Iṭakkin d eg leɣwabi
Am’k ar a nserr’h i Zzayer
Amelyun d eg-neɣ yeɣdzi
L’auteur consacre d’autres chapitres aux chants recueilli dans d’autres villages de Kabylie ; Ainsi, il leur rend en même temps hommage. Il ouvre le bal avec le village de Lemsella, des Iloula. Puis le village de Hendou, de la basse Kabylie. Il enrichira le corpus par les émissions consacrées à la thématique sur Radio Beur. Le camp d’internement est aussi un terrain de souffrance et de mise à l’épreuve du morale des troupes. Un chapitre tout entier est dédié aux productions poétiques crées en ce lieu sordide puant la souffrance et l’inhumanité. Puis l’auteur, égrène les chants, recueilli par ci par là, dans un café à Paris auprès d’anonymes, d’amis, de connaissance, de rencontres fortuites.
Ce titanesque travail s’étale sur une cinquantaine d’année de recherche et de recueil. De patience et d’obstination surtout.
Conscient de sa position singulière, Mahfoufi Mehenna joue son rôle à merveille. Témoin privilégié de cette guerre, et issu d’un village qui a été meurtri comme tant d’autres, il nous fait cadeau de ces chants composés par des femmes dont l’engagement, l’honneur et la pudeur ne sont pas à démontrer.
M. Mahfoufi, nous ouvre le cœur de ces femmes meurtries et martyrisées pour le bien de toute la communauté. Il nous guide pas à pas dans l’intimité du monde féminin du village Ait Issâad, lui l’enfant du terroir, l’enfant du pays.
Il nous invite à un voyage dans le temps, celui du début de la geste nationale moderne, celui de la guerre de libération. Humblement, il ne dit pas que cette région (la Kabylie) soit plus engagée que les autres régions dont l’expression linguistique est l’arabe. Il nous dit simplement que la Kabylie, a vécu des moments difficiles aux côtés des autres régions d’Algérie. Tout comme Mouloud Mammeri, qui est né à une époque charnière de la fin d’une Kabylie traditionnelle et l’advenue de la modernité, les deux ouvrages dont nous venons de présenter les lignes générales méritent leurs places aux côtés des Poèmes de Si Mohand, les poèmes Kabyles anciens ;aux côtés de l’Izli ou l’amour chanté en Kabyle ; poésie berbère et identité de Tassadit Yassine.
L’urgence du temps et de l’érosion du corpus, essentiellement oral, Mehenna Mahfoufi est le dernier maillon d’une longue lignée de transmission. Conscient que la culture kabyle est en sursis d’une disparition programmée, M. Mahfoufi nous permet l’accès à un pan de notre culture. Comme Taos Amrouche, qui nous a légués à travers les chants transmis par sa mère Fadhma Ait Mansour, un trésor inestimable.
A chaque écoute d’un de ses chant, cela fait revenir à la vie, à l’espace de présence une vison du monde de nos aïeux. Les chants et poèmes de M. Mahfoufi sont aussi à ranger dans le registre d’une vision du monde de nos anciens à un moment crucial de notre histoire moderne.
Pour finir notre propos, nous ajouterons à cet édifice, un chant qui nous a été légué, tel un trésor familial par la mère (originaire du village Ait Bouâada) d’un des combattants les plus emblématiques de la région des Ath Ghovri, Mohand Keciri (Mohand Oukaci) du village Tala-Gala (1934-1958), victime de la bleuite et tué par ses frères d’armes.
A y adrar u akfadu
A win it esraɣ ruplan
Ɛedan i-mjuhaḍ
Am igwuḍman r’man
I Muhend Uqasi
Aniḍa i-saɣlin yeɣsan ?
A y adrar u Akfadu
Wi-rẓẓagen i wali
Ɛedan-d i-mjuḥaḍ
Am igwuḍman el malwi
I Muhend Uqasi
Anida yeɣli
O Montagne d’Akfadou
Brûlé par d’aéroplane
Sont passés des moudjahidines
Tels des rameaux de grenadier
Et Mohand Oukaci
Où sont tombés ses os ?
O montagne d’Akfadou
Amer au regard
Sont passés des moudjahidines
Tels des rameaux du figuier
Et Mohand Oukaci
Où est-il tombé ?
(Nous qui traduisons)
Qu’il nous soit permis de rendre hommage à M. Mahfoufi pour ce gigantesque travail. Inlassablement, il a sillonné sentiers et villages, il a fréquenté tous les lieux ou se dit la parole kabyle pour la recueillir et nous la restituer afin que nous et les générations qui viendront après puissent trouver une trace de notre existence, de notre passage sur terre. Nous, kabyles, hommes libres. les Amazigh d’Algérie.
Saïd Oukaci
Doctorant en sémiologie
« Chants et poèmes de la Kabylie, dans la lutte de libération – Algérie 1954 -1962 » Tomes 1 et 2, Préface de Mohamed Harbi
Édités à compte d’auteur au 3e trimestre2022,