22 novembre 2024
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Mémoire d’un Oranais (8) Bataille autour de la meïda

Table de ramadan

Lorsque les femmes invitées avaient l’honneur de celle du salon, c’était que l’entrevue avait une importance diplomatique de haute intensité.

Elle était le lieu des hypocrisies, des négociations et des ruptures. Il y avait des postures, des gestes, des préséances et des codes qui accompagnaient le cérémonial qu’il fallait surtout respecter. Il n’y avait que les jeunes filles qui étaient tentées par l’emballement par manque d’expérience des plus anciennes.

La séance allait s’ouvrir lorsque la maîtresse de maison invitait la délégation à s’assoir autour de la meïda où étaient posées la théière et les pâtisseries. Le nombre de pâtisseries et leur variété dépendait du rang social des invités et de l’importance du moment.

Et lorsque nous entendions les premiers « nous sommes comme de la même famille, nous sommes liées par l’amour» on fuyait aussitôt parce que nous avions compris que la guerre allait commencer.

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Jamais avec rage et colère, toujours avec la diplomatie et le raffinement des envoyés du Grand Sultan. Hausser la voix dès le départ était un signe de faiblesse et celle qui s’y risquait à ce moment du jeu préliminaire était assurée de voir son camp perdre la première bataille.

Il fallait faire monter doucement la préparation du conflit, ne jamais s’engager la première. Car s’engager la première donnait immédiatement à l’autre l’occasion de répondre avec l’argument contraire qui marquait le premier point de la première salve.

Toutes connaissaient le piège de la première attaque soit la fameuse phrase « C’est elle qui a commencé la première » diront-elles. Cette phrase qui veut prouver la responsabilité de l’autre auprès de ceux qui vont colporter de porte à porte le pugilat, aussi attendu que l’épisode de Dallas à la télévision.

« Elle a commencé la première » était le jugement, le verdict et la sentence pour celle qui s’était risquée à être la première.

Lorsque l’une parlait les autres se fixaient du regard sous le couvert d’un sourire très éloquent. Elles lisaient le vocabulaire et la grammaire des mimiques sur les visages que chacune avait été éduquée à apprendre et à reconnaitre chez les autres.

Elles se surveillaient, se jaugeait et s’affrontaient du regard qui préparait la bataille. Et la matriarche continuait ses « nous sommes comme de la famille ». À cette étape du conflit larvé le spectateur non rôdé à ce langage diplomatique doit être averti par le chroniqueur que la phrase s’adressait aussi bien aux étrangers à la famille qu’aux membres de la famille.

Mémoire d’un Oranais (7) Ces visages du bord de la route

L’atmosphère devient alors lourde lorsque les invitées étaient conviées à la cinquième pâtisserie qu’elles avaient englouties alors qu’elles avaient toutes annoncé dès la première que le médecin les avaient poussées à la modération. Montrer sa gloutonnerie était faire suspecter le manque d’opulence financier et donc du niveau social que la confrontation future exigeait pour prouver de sa noblesse supérieure.

Puis lorsque les pâtisseries s’épuisaient et que le thé refroidissait, c’était le moment de la première attaque qui déchirait le silence. Elles gonflaient leur torse vers l’adversaire comme les coqs pour signifier que les armes étaient sorties et que la peur du conflit n’était pas de leur tempérament.

Se dire les quatre vérités était pour elles soixante vérités, chacune se déclinant en un nombre de variantes interminables. C’est que le temps de la rancœur et de la détestation avaient tellement accumulé de rage que quatre seulement ne suffisaient pas à crédibiliser la légitimité à les sortir.

C’est pour cette raison que l’hypocrisie des embrassades et des sourires devait patienter longtemps pour avoir assez d’arguments pour justifier de les dire en bon droit.

Lorsque les décibels et les menaces ont été lancés à la figure des autres aucune n’aurait eu l’idée de claquer la porte et partir. Le faire était le fait de celles qui étaient à court d’arguments et de force de conviction, ils jetaient l’éponge. Le faire était qu’on avouait qu’il n’y en avait pas autant qui justifiaient la querelle.

Et la cause ? Personne n’en savait rien ou ne s’en souvenait plus avec précision. Il s’agissait là d’un instinct social de mesurer ses certitudes, ses forces et son rang même lorsqu’il n’y avait aucune raison de conflit. Se réunir autour de la meïda c’était accepter les codes sociaux et en assumer les risques.

Et les hommes ? La diplomatie et la guerre dans une société d’apparence patriarcale était strictement de la compétence des épouses. Car les hommes perdraient aussitôt la bataille de la crédibilité en montrant immédiatement leurs muscles et la puissance de la voix.

Ils n’ont jamais rien compris aux subtilités des rapports sociaux soit la grande diplomatie de la meïda, indispensable pour mettre en ordre de bataille ses troupes et gagner la guerre.

Et nous ? Nous nous faisions un honneur d’évacuer les rescapés du conflit lorsque c’était la retraite des combattantes. Les gâteaux qui restaient étaient notre butin de guerre.

Sid Lakhdar Boumediene

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