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lundi 16 juin 2025
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Mohamed Iguerbouchène : entre deux mondes, une œuvre, une époque effacée

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Mohamed Iguerbouchène est né le 13 novembre 1907 dans le village kabyle d’Aït Ouchène. Aîné d’une fratrie de onze enfants dans une famille modeste, il révèle très tôt un talent musical exceptionnel qui attire l’attention de Bernard Fraser Ross, un peintre écossais en voyage en Algérie. Séduit par les dons du jeune garçon, Ross finance sa formation en Europe. Mohamed Iguerbouchène quitte alors l’Algérie vers 1919 pour un exil artistique qui le mène à Londres, puis à Vienne.

Il aurait étudié au Royal College of Music et à la Royal Academy of Music de Londres, bien que ces informations ne soient pas formellement confirmées. En revanche, son passage à Vienne est avéré, où il remporte plusieurs prix en piano, harmonie, contrepoint et orchestration. Dès ses débuts, il adopte une démarche musicale originale, alliant la rigueur des formes classiques européennes à la richesse modale et rythmique des traditions nord-africaines. Cette synthèse caractérise l’ensemble de son œuvre.

Sous le pseudonyme d’Igor Bouchène, adopté pour faciliter son intégration dans les milieux artistiques européens, il se fait connaître dans les années 1930 avec des compositions orchestrales ambitieuses comme Kabylia Rapsodie No. 9, Arabic Rapsodie No. 7 ou Moorish Rhapsody, diffusée par la BBC en 1939. Son catalogue compte environ 160 œuvres orchestrales : concertos, poèmes symphoniques, quatuors, mais aussi pièces pour instruments traditionnels tels que le qanûn, le oud ou la derbouka. Son écriture dépasse l’exotisme simpliste et témoigne d’une connaissance approfondie des traditions berbères et arabes, intégrées dans un langage symphonique rigoureux.

Parallèlement, il compose pour le cinéma. En 1928, il signe la musique de Aziza, l’un des premiers longs-métrages tunisiens. En 1937, il coécrit avec Vincent Scotto la bande originale de Pépé le Moko (Avec Jean Gabin), succès du cinéma français repris à Hollywood dans Algiers (1938). Il participe aussi à Dzaïr, Les plongeurs du désert (1946), Le Songe de chevaux sauvages (1962), ainsi qu’à plusieurs courts-métrages de Jean Mercier tels que Glaciers, Eaux vives ou Les Hommes bleus.

Sa contribution à la chanson arabo-berbéro-andalouse est également majeure. Il écrit plus de 50 chansons avec Salim Halali, dans un style mêlant flamenco, rythmes orientaux et mélodies berbères, qui rencontrent un grand succès à Paris, Alger et Casablanca. Il accompagne aussi Mohamed el Kamel et Rachid Ksentini, contribuant à faire briller un art nord-africain en pleine mutation.

À Paris, il côtoie Cheikh El Hasnaoui, Farid Ali, Missoum Amraoui et probablement Slimane Azem et Hamid Hamici, partageant scène et radio. Ses conseils, son savoir-faire et sa vision influencent toute une génération d’artistes.

Cependant, son parcours connaît une rupture durant la Seconde Guerre mondiale. Il travaille pour Paris-Mondial, une radio vichyste destinée à diffuser la propagande dans les colonies, où il dirige la section musicale destinée au monde arabe. Cette fonction lui vaut des soupçons de collaboration.

En 1957, il revient en Algérie, encore sous domination française, et prend la tête de l’orchestre de Radio-Alger. Il compose, dirige, encadre et transmet. Mais après l’indépendance, son passé controversé et ses liens avec les institutions coloniales lui valent marginalisation et oubli. Il meurt à Hydra en 1966, dans l’anonymat, atteint de diabète, sans que son œuvre ne soit alors reconnue à sa juste valeur.

Pourtant, l’héritage de Mohamed Iguerbouchène est immense. Il fut l’un des premiers compositeurs algériens à écrire pour le cinéma et à concevoir une musique orchestrale profondément enracinée dans le patrimoine nord-africain tout en dialoguant avec les courants européens.

Son travail annonce les musiques hybrides du Maghreb contemporain, longtemps avant leur reconnaissance académique ou populaire. Il incarne un pont vivant entre la tradition orale des montagnes kabyles et les scènes symphoniques européennes.

J’ai personnellement eu la chance de fréquenter de nombreux musiciens issus de cette double tradition. Dans les conservatoires parisiens, du CRR au CNSMDP, réputé parmi les meilleurs au monde aux côtés de Berlin, Vienne, Lausanne ou Londres, j’ai appris l’humilité et la joie du partage musical. Ces valeurs se retrouvent chez des figures marquantes de notre musique : Youcef Abdjaoui, El Hachemi Guerouabi, Matoub Lounès, Amar El Achab, Reda, El Djilali, Abdel Madjid Meskoud, Kamel Messaoudi, Cid Messaoudi, ou encore Aït Meslayen, ami de Si Tayeb Ali et de Slimane Azem, qui m’a soutenu et présenté à son producteur à Asnières en 1994.

Au fil de ces rencontres, j’ai compris l’importance d’une mémoire musicale vivante, généreuse et ouverte. Autrefois, les grands se soutenaient mutuellement. El Hadj M’hamed El Anka prit Cheikh El Hasnaoui sous son aile, comme ce dernier le relate dans un reportage de Mehenna Mahfoufi. Cette transmission fraternelle contraste avec l’individualisme souvent observé à notre époque.

Aujourd’hui, Mohamed Iguerbouchène, aussi appelé Mohamed Ygerbuchen ou Igor Bouchène, est redécouvert par quelques passionnés, chercheurs et musiciens. Son nom retrouve peu à peu la place qu’il mérite dans l’histoire de la musique algérienne moderne. Il incarne un art sans frontières, enraciné, complexe et universel. Sa vie et son œuvre, longtemps occultées, tracent une ligne de force entre mémoire et avenir, oubli et reconnaissance.

La relation entre Mohamed Iguerbouchène et El Hadj M’hamed El Anka illustre un point de convergence fascinant entre deux univers musicaux majeurs, symboles de la richesse et de la complexité de la musique algérienne du XXe siècle. Ces deux géants incarnent chacun à leur manière la rencontre entre une musique populaire savante et une musique classique moderne, deux faces complémentaires d’une culture en pleine transformation.

El Hadj M’hamed El Anka, père fondateur du chaâbi algérien, est un maître du mandole, compositeur et interprète d’un genre ancré dans les traditions populaires urbaines d’Alger. Son œuvre modernise et diffuse le chaâbi, en capturant l’âme populaire tout en y insufflant une qualité musicale raffinée et une expressivité unique.

Mohamed Iguerbouchène évolue dans un univers hybride et innovant, mêlant rigueur et formes classiques occidentales aux modes, rythmes et couleurs berbères et arabes. Son travail orchestral et cinématographique témoigne d’une volonté de créer une musique savante enracinée dans le patrimoine nord-africain, tout en dialoguant avec les grands courants européens.

Malgré leurs approches différentes, ils partagent l’ambition de faire rayonner la musique algérienne à l’échelle nationale et internationale, valorisant ses racines tout en l’adaptant aux évolutions du monde moderne. El Anka fut souvent mentor pour de nombreux jeunes artistes kabyles et nord-africains, contribuant à leur formation et insertion. Il est probable que Mohamed Iguerbouchène ait fait partie de ces réseaux. El Anka joua aussi un rôle central dans la formation de chanteurs comme Cheikh El Hasnaoui, autre lien clé entre ces univers. Ce dernier, collaborant étroitement avec Iguerbouchène à Paris, témoigne d’un cercle d’influences et de transmissions mêlant tradition et innovation, musique populaire et musique savante, Kabylie et cosmopolitisme.

Cette rencontre symbolise la richesse d’une musique algérienne capable de fédérer des héritages divers dans un dialogue fécond. Leur double héritage illustre une musique vivante, plurielle, qui continue d’inspirer les générations contemporaines, à la croisée des chemins entre tradition et modernité.

La relation entre Mohamed Iguerbouchène et Slimane Azem est moins documentée, mais ils ont probablement échangé. Tous deux figures importantes de la musique algérienne en France, ils évoluaient dans des cercles culturels proches. Iguerbouchène, compositeur érudit, faisait le pont entre musique classique européenne et musiques populaires nord-africaines, tandis que Slimane Azem, chanteur kabyle engagé, fréquentait le milieu kabyle parisien. Plusieurs témoignages évoquent un cercle d’artistes proches où Iguerbouchène jouait un rôle de conseiller musical, et Azem était un interprète majeur. Cette interaction illustre la richesse des réseaux culturels nord-africains en exil.

Par ailleurs, Slimane Azem était proche de Mohamed el Kamel, avec qui il travaillait et dont il suivait les conseils. Mohamed el Kamel a collaboré étroitement avec Iguerbouchène, bénéficiant de son expertise musicale et de ses arrangements raffinés. Par ce biais, une relation indirecte mais significative unit Iguerbouchène et Azem, témoignant d’un réseau d’influences et de soutien mutuel entre artistes kabyles à Paris. Ce cercle de collaborations et d’amitiés a enrichi et diffusé la musique kabyle dans la diaspora, faisant d’Iguerbouchène un véritable mentor au sein de cette communauté musicale.

Iguerbouchène a entretenu une relation professionnelle et artistique étroite avec Mohamed el Kamel, chanteur, compositeur, musicien et dramaturge, actif dans la diaspora nord-africaine parisienne. Grâce à ses compétences en composition et arrangement, il accompagnait el Kamel, lui apportant un soutien musical précieux pour affiner son répertoire et enrichir ses interprétations. Leur collaboration illustre parfaitement le rôle d’Iguerbouchène comme pont entre musique savante et traditions populaires kabyles, participant à moderniser tout en respectant l’authenticité.

Mohamed Iguerbouchène et Allaoua Zerouki ont tous deux évolué dans le milieu musical algérien, partageant un fort attachement à la musique kabyle et à la valorisation des traditions nord-africaines. Allaoua Zerouki, chanteur kabyle reconnu, Iguerbouchène, compositeur et orchestrateur érudit, fut mentor et conseiller pour de nombreux artistes de la diaspora.

Bien que leur collaboration directe soit peu documentée, ils se sont probablement côtoyés, notamment à Paris, où la scène kabyle et maghrébine était dense et interconnectée. Leur relation s’inscrit dans ce réseau d’artistes cherchant à préserver, réinventer et promouvoir la musique kabyle à travers des arrangements sophistiqués et des influences classiques. Iguerbouchène, par son expertise en composition et orchestration, a sans doute contribué, même indirectement, à l’évolution artistique de Zerouki et d’autres chanteurs kabyles de son temps.

Cette proximité témoigne de la dynamique culturelle forte au sein de la diaspora algérienne, où musiciens partageaient savoir-faire, influences et expériences pour faire vivre un héritage musical en mutation.

Mohamed Iguerbouchène a aussi côtoyé Missoum Amraoui, chanteur et compositeur reconnu, avec qui il partageait des affinités artistiques profondes. Tous deux évoluaient dans le même cercle musical parisien, où la scène kabyle en exil cherchait à préserver et renouveler ses racines culturelles.

Iguerbouchène, compositeur et arrangeur expérimenté, apportait souvent son expertise pour enrichir les compositions d’Amraoui, contribuant à un répertoire mêlant tradition kabyle et influences modernes. Leur collaboration témoigne d’une volonté commune de valoriser la musique kabyle et la nécessité de se réinventer hors du pays natal.

Sa relation avec Cheikh El Hasnaoui, figure majeure de la chanson kabyle et du chaâbi algérien, est particulièrement riche et influente. Leur collaboration, principalement dans la diaspora nord-africaine parisienne, visait à préserver et renouveler leurs traditions musicales dans un nouvel environnement. Grâce à sa formation académique européenne et sa maîtrise de l’orchestration, Iguerbouchène devient un mentor et conseiller précieux pour El Hasnaoui. Ensemble, ils transforment le chaâbi, ancré dans la musique arabe et berbère, en y intégrant des éléments inédits qui lui donnent un souffle nouveau.

Avec Iguerbouchène, El Hasnaoui bénéficie d’arrangements sophistiqués mêlant la richesse modale nord-africaine à des rythmes venus d’autres horizons, notamment sud-américains. Cette fusion modernise le chaâbi et élargit son audience au-delà des communautés maghrébines, touchant un public plus cosmopolite à Paris. Leur collaboration symbolise une époque où la musique nord-africaine en exil s’ouvrait à la diversité des sonorités tout en restant enracinée dans son identité culturelle. Elle illustre aussi la solidarité entre musiciens algériens expatriés, s’entraidant face aux difficultés liées à l’exil et à la marginalisation culturelle.

Iguerbouchène joue un rôle fondamental en transmettant son savoir technique et artistique, apportant une dimension symphonique à des musiques souvent perçues comme populaires, et contribuant au succès et à la reconnaissance d’artistes comme El Hasnaoui. Leur partenariat est un exemple marquant de la conjugaison de tradition et innovation pour une musique vivante et durable.

Mohamed Iguerbouchène a également entretenu une relation artistique notable avec Farid Ali, l’un des grands noms de la chanson kabyle engagée. Leur collaboration est marquée par la composition de la célèbre chanson “A yemma sber ur ttru” (“Ô mère, sois patiente, ne pleure pas”), un hymne poignant dédié aux souffrances des mères pendant la guerre d’Algérie.

Sur un texte bouleversant de Farid Ali, Iguerbouchène a su poser une mélodie sobre et profonde, renforçant la portée émotionnelle du message. Cette œuvre, devenue emblématique dans le répertoire militant kabyle, témoigne de la sensibilité d’Iguerbouchène à la cause algérienne et de sa capacité à mettre son art au service d’un combat collectif. Ce partenariat avec Farid Ali illustre à nouveau la manière dont il a su mettre son savoir musical au service d’artistes porteurs d’une parole forte et authentique.

Mohamed Iguerbouchène demeure aujourd’hui une figure essentielle pour comprendre la richesse et la complexité de la musique algérienne moderne. Entre traditions ancestrales et influences européennes, son œuvre témoigne d’une créativité visionnaire et d’un dialogue interculturel remarquable.

Longtemps éclipsé par l’histoire et les enjeux politiques, son héritage renaît désormais, porté par la curiosité des chercheurs et la passion des musiciens.

Il incarne une musique du croisement, celle d’un artiste kabyle confronté aux défis de la modernité et de l’exil, mais fidèle à ses racines. Sa vie et son œuvre offrent une clé pour appréhender la diversité culturelle algérienne et la manière dont la musique peut devenir un vecteur d’identité, de mémoire et de renouvellement.

Brahim Saci

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1 COMMENTAIRE

  1. Quand une nation ignore et assassine ses hommes de culture jusqu’à effacer même leur mémoire alors c’est autant conclure que cette nation assassine son histoire et sa grandeur.
    Aucun centre culturel, avenue, rue, école … ne porte son nom pour simple hommage. La-men-table!

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