Jeudi 20 février 2020
« Mon prince, je ne crains rien, je suis nécessaire », par Mohamed Benchicou
Comment le mouvement populaire algérien du 22 février a-t-il réussi ce miracle de durer toute une année sans s’essouffler, sans se renier, sans rien concéder de ses revendications ?
L’histoire universelle nous offre des cas concrets de comparaison, avec ses différences et ses similitudes, notamment une révolution qui, elle aussi, est née… un 22 février ! Un 22 février de l’année 1848.
C’est la révolution française de 1848, la troisième révolution française après celle de 1789 et celle de 1830, la révolution du 22 février 1848, celle dont on ne parle jamais, celle qu’on ne commémore pas, une révolution d’opérette, avait-on fini par l’appeler, la révolution de 1848, celle qu’on croyait être la dernière, la révolution d’un peu tout le monde, des ouvriers, des chômeurs, des miséreux, des traîne-savates, des riens du tout mais aussi des fabricants, des boutiquiers, des bourgeois, des étudiants, ce fut tout cela, la révolution de 1848, un peu comme le Hirak algérien, la révolution de toutes les espérances.
Le peuple maître de la rue pendant dix jours, dix jours de guerre joyeuse, Paris offerte au peuple, nulle résistance du boulevard Rochechouart à Port-Royal.
Ils ont longtemps raconté ce bonheur, de père en fils, de génération en génération, ils ont très longtemps raconté ce miracle populaire en rigolant de fierté, il fallait vivre ces jours de chimères, tout était au peuple, on s’embrassait boulevard Poissonnière, on chantait rue Saint-Denis, on traversait l’Île de la Cité ivres de bonheur et l’on remontait la rue Saint-Jacques aussi fiers que peuvent l’être des hommes venus à bout du désespoir.
Le soir, l’on apprit l’abdication de Louis-Philippe, la proclamation de la Seconde République par Alphonse de Lamartine.
Ils avaient renversé la Monarchie de Juillet, eux le petit peuple qu’on n’écoutait jamais… il avait fait abdiquer le Louis-Philippe comme les manifestants algériens avaient fait abdiquer Bouteflika. Et ce même jour du 22 février 1848, à 15 heures, ils avaient fait proclamer la république par Alphonse de Lamartine entouré des révolutionnaires parisiens.
Vers 20 heures un gouvernement provisoire était mis en place mettant fin à la Monarchie de Juillet.
Ces « petites révolutions surprennent toujours les gouvernants…. Dans la semaine précédant la révolution, Louis-Philippe ne prit pas conscience de la gravité des événements qui se préparaient. Le prince Jérôme Napoléon essaya, lors d’une visite aux Tuileries, de l’en avertir.
Il raconta la scène à Victor Hugo, qui la rapporte dans ses carnets à la date du 19 février. Le roi se contenta de sourire et de dire : « Mon prince, je ne crains rien ». Et il ajouta : « Je suis nécessaire » (1) Même scénario pour le Hirak. C’est, en effet, en fidèle de Bouteflika que Général G. réagira aux deux premières manifestations populaires.
Quatre jours à peine après la première marche, Général G., en fidèle protecteur de Bouteflika mit en garde les manifestants contre les « appels douteux » qui poussent des Algériens «égarés » vers des sentiers «incertains».
Général G était très remonté contre ces hordes contestataires, il avait menacé, « tous ceux qui appellent à la violence (et qui) qui agissent contre le désir des Algériens de vivre en paix. »
Sous-estimant le nombre de manifestants, il s’était demandé : « Est-ce raisonnable de pousser quelques Algériens vers l’inconnu, à travers des appels suspects ? En apparence, c’est pour la démocratie, mais sur le fond, c’est pour les conduire sur des chemins non sécurisés, et qui ne sont pas forcément dans l’intérêt de l’Algérie ».
Il avait terminé son allocution par une sévère mise en garde à l’adresse de ceux qui osent « entraîner les Algériens dans l’aventure… », rappelant durement que l’armée algérienne demeurera «le garant» de la stabilité et la sécurité face à ceux «qui veulent ramener» le pays aux années de guerre civile.
Général G. tarda, en fait, à voir venir les choses. Il est subtil comme le sont ses compatriotes, c’est-à-dire de cette subtilité féline, qui obéit à l’instinct plus qu’à l’intelligence. Il n’a pas été longtemps à l’école. « C’était ça ou le maquis ; j’ai choisi le maquis ! », aime-t-il à rappeler, comme pour justifier sa modeste aura.
Il n’en a pas moins gravi les échelons, tous les échelons de la carrière militaire à la force de ses bras, se formant sur le tas, en Algérie mais aussi dans les écoles militaires les plus réputées, en Union soviétique notamment. Il se revendique de la discipline la plus pure à l’idéal militaire. C’est ce vieil officier de 80 ans, qui sera nommé chef d’état-major de l’armée algérienne en 2004 par Bouteflika et qui, depuis 17 ans, voue une fidélité absolue au chef de l’État.
Aussi partagea-t-il l’irritation et l’arrogance du président et des dirigeants qui n’accordaient que peu de crédit à la révolte. Cette maudite révolte qu’on n’attendait pas. Non, on ne l’imaginait pas. On ne la reconnaissait pas. On a donc conclu qu’elle n’existait pas. Ou alors juste comme une flammèche de colère qui ne tarderait pas à s’éteindre au premier souffle.
M.B.
(1) Dans ses Souvenirs, Alexis de Tocqueville rappelle le discours qu’il tint devant les députés le 29 janvier 1848 afin de les alerter sur le climat délétère : « Est-ce que vous ne ressentez pas, par une sorte d’intuition instinctive qui ne peut pas s’analyser, mais qui est certaine, que le sol tremble de nouveau en Europe ? Est-ce que vous ne sentez pas… que dirais-je ?… un vent de révolution qui est dans l’air ? […] Je parle ici sans amertume, je vous parle, je crois, même sans esprit de parti ; j’attaque des hommes contre lesquels je n’ai pas de colère, mais enfin, je suis obligé de dire à mon pays ce qui est ma conviction profonde et arrêtée. Eh bien ! ma conviction profonde et arrêtée, c’est que les mœurs publiques se dégradent ; c’est que la dégradation des mœurs publiques vous amènera dans un temps court, prochain peut-être, à des révolutions nouvelles. Est-ce donc que la vie des rois tient à des fils plus fermes et plus difficiles à briser que celle des autres hommes ? »