Vendredi 21 mai 2021
Pourquoi l’Algérie sombre-t-elle dans un conservatisme moyenâgeux ?
Le FIS et ses démembrements idéologiques se sont nourris des programmes scolaires officiels et de ses mosquées ouvertes aux imams wahhabites.
L’impact de l’idéologie wahhabite venu droit de l’Arabie saoudite et la transformation de l’Ecole en lieu d’enseignement de l’intégrisme islamiste(1) ont fait des dégâts jamais atteints dans l’histoire de l’Algérie.
L’émulation a produit des montres dans toutes les couches sociales. Hakim Laalam, chroniqueur au quotidien Le Soir d’Algérie, s’interroge, non sans ironie : « Daech menace-t-il l’Algérie » ? Dans sa chronique du 22/08/2016, il décrit la vie quotidienne dans ce pays et relate, entre autres, les regards et brimades que subit son épouse, parce qu’elle ne se voile pas.
Ou encore Bachir Djaïder, journaliste et écrivain, qui tire également la sonnette d’alarme sur l’obscurantisme et l’islamo-conservatisme qui gangrènent la société algérienne, dans Le Matin d’Algérie du 3/07/2018. Ce phénomène d’endoctrinement moral régressif, conservateur et délétère a même atteint les populations amazighophones connues pour leur esprit d’ouverture et de tolérance. Là aussi, à notre grande surprise, l’air commence à devenir irrespirable.
Néanmoins, l’espoir n’est pas perdu, des résistances s’organisent ici et là au point de faire fléchir le régime jusqu’à reconnaître la langue et la culture amazighes en les intégrant à la loi fondamentale. Mais il reste bien du chemin à faire et des batailles à mener pour survivre dans une société de plus en plus conservatrice où la religion est au centre de tout.
Cette reconnaissance très tardive qui n’est, aux yeux de beaucoup, que de « l’encre sur papier » et n’est pas exempte de calcul, car le régime n’ignore pas que le processus d’islamisation doublée d’une arabisation à marche forcée, depuis deux générations, a bel et bien produit des effets quasi irréversibles à moyen terme dans la société.
L’islamisme, fossoyeur des identités non arabes
Pour fondre l’identité amazighe dans le magma de la culture arabo-islamique, l’Etat joue sur la corde sensible qu’est la croyance en Allah et son Prophète. Ce n’est pas une tare en soi. Mais son instrumentation prend une destination délétère. Du coup la langue arabe devient sacrée et outil d’influence. Le régime n’ignore pas la fibre islamiste omniprésente chez les arabophiles, très ancrée cependant dans l’histoire sociale depuis d’ailleurs les conquêtes islamo-arabes du Moyen-âge.
C’est une sorte de travail de terrain assuré aussi bien collectivement qu’individuellement pour phagocyter les cultures et identités exogènes. Les citoyens non arabes convertis à l’islam, de force ou de gré, ont toujours souffert de ce qui ressemble à un fait accompli avec le sentiment d’être pris au piège. Comme si on ne pouvait pas être musulman et non arabe.
Quand ces derniers déclarent, au détour d’une discussion animée, qu’ils ne sont pas arabes mais kabyles ou amazighs, les interlocuteurs aux aguets rétorquent systématiquement par la question : – Etes-vous musulmans ? – Oui, répondent souvent les Kabyles. – Alors, vous êtes arabes ! Et le piège se referme ! Cette dialectique dure depuis des siècles. Ce qui explique, d’une certaine manière, que les conquêtes arabes ont été accomplies sous l’étendard de l’islam pour faire passer la pilule de la colonisation avec ses pillages et exactions, et de l’assimilation sans scrupule.
Certes, ces pratiques de conversion sont communes à tous les systèmes coloniaux, des Romains à l’empire colonial français en passant par les Ottomans, mais la colonisation arabe est celle qui a le plus fonctionné grâce à la castration par la religion. Le président feu Chadli Bendjedid, n’a-t-il pas déclaré dans un discours : «je suis berbère mais arabisé par l’islam» ! Cet état de fait, fait cabrer et met inexorablement les peuples conquis et convertis, puis colonisés et dépouillés de leur langue et culture en situation de résilience.
Les forces vivent qui animent l’ensemble de la communauté berbère en général et kabyle en particulier, constituent une opposition sur fond identitaire dont l’objectif majeur est d’éviter la mort du patrimoine culturel et linguistique plusieurs fois millénaire. Cette situation ne paraît pas acceptable pour le Pouvoir en place depuis l’indépendance en 1962.
La parade officielle à ce courant de liberté est de faire ressurgir un Islam rigoriste en tant que référence nationale en lui donnant une place centrale et très officielle dans la société. C’est un processus porteur de violence et de négation. Précisons que l’entité amazigh représente un vrai obstacle pour les islamo-conservateurs qui s’attèlent à la démanteler. Voilà pourquoi l’Etat agit en fossoyeur.
La religion au centre
A chaque fois qu’on se rend dans ce pays, on a le sentiment que l’ampleur des dégâts de l’islam militant ne cesse de s’étendre, tandis que la liberté de pensée se rétrécit comme peau de chagrin. Aux restrictions des libertés publiques s’ajoutent celles relatives à la liberté de croire ou de ne pas croire en Dieu. Cela se constate dans tout échange ou discussion et, quel que soit le sujet, les préceptes coraniques sont omni présents et rappelés à tout bout de champ par des émules et avocats d’Allah autoproclamés. Et malheur à celui qui s’en éloigne ou, pire, qui affiche son scepticisme : c’est tout de suite, au mieux le rappel de l’appartenance à l’islam, au pire la mise en quarantaine accompagnée de vindicte. Tout propos ou toute posture sur la tolérance et la liberté individuelle de croire ou de ne pas croire, déclenche ipso facto un tollé qui débouche inévitablement sur une mise en quarantaine pure et simple.
Cela étant dit, personnellement, j’ai perdu beaucoup d’anciens amis et collègues en raison de ce phénomène irrésistible auquel ils ont succombé. On s’est perdu de vue plusieurs années mais les retrouvailles m’ont réservé bien des surprises : nous ne partageons plus les même valeurs. Ces amis étaient pourtant ouverts d’esprit et certains même ouvertement laïques, voire athées, ont purement et simplement cédé aux sirènes de l’islam militant et politique régnant.
D’autres affichent sans vergogne leur adhésion à cette forme d’islam rigoriste qui se généralise ; ils sont reconnaissables à leur marque au front. C’est un marquage qui est dans l’air du temps. Façon de pousser encore plus loin non seulement leur conviction religieuse, mais d’afficher à la face du public qu’ils ne comptent plus le nombre de leurs prières par jour au point de créer une stigmatisation au front par la mort des cellules dermiques, mais qu’ils sont surtout militants. Endroit emblématique d’affichage qui renseigne sur le degré élevé de dévotion. Ce qui signifie qu’ils ont explosé le seuil recommandé des obligations aux pratiquants lambda.
En fait, chaque dévot ressent le besoin d’avoir cette marque d’usure au front évocatrice du degré élevé de bigoterie. C’est à ne plus les reconnaître tans le transfuge est sans appel. A chaque fois que je me trouve dans un tel contexte, je me sens secoué au plus profond de moi en me posant les mêmes questions : qu’est-il arrivé à ce peuple ? Que se passe-t-il dans la tête des gens ?
Le comportement excessivement pieux jusqu’à l’addiction absolue, prend des allures délétères. La prudence est donc de mise. Loin de nous l’esprit de tolérance des années 1960 et 70. Les échanges quotidiens des temps qui courent pourraient vite dégénérer en agression verbale, insultes, dénigrement…, voire physique pour peu qu’on soit repéré pour sa différence. Il ne faut surtout pas espérer l’interposition des bonnes âmes. Celles-ci prendront systématiquement fait et cause pour celui qui défend le dogme de l’islam. Car, la solidarité mécanique est, par définition, un comportement grégaire. L’individu n’existe pas.
Le groupe est prépondérant. Celui-ci est guidé par tout ce que contient le dogme (Coran et Hadiths), c’est du moins ce que ces gens croient savoir et faire, mais la réalité historique qui a horreur du mythe et des légendes, révèle autrement les choses. C’est dire la dépendance de ce phénomène qui a atteint un niveau d’alerte jamais connu. Ce n’est pas sans rappeler la maxime de K. Marx : « La religion est l’opium des peuples ». Cela s’apparente à une forme de « toxicomanie ».
La dévotion excessive des gens et son caractère prosélyte est telle que certains citoyens, notamment ceux vivant à l’étranger affichant une certaine différence dans leur vision du monde et défendant l’esprit de tolérance, comprennent, quand on ne le leur fait pas comprendre qu’ils n’ont quasiment plus de place dans leur propre pays, tant l’appartenance à l’identité nationale passe immanquablement par la référence à l’islam(2), tente-t-on au moins de nous en persuader.
Pour preuve, il y a quelques années, j’ai eu un entretien avec un chef de bureau consulaire à propos d’une réclamation que j’avais formulée. Probablement séduit par la qualité de l’échange, la discussion a viré sur d’autres sujets. Nous voilà à parler des citoyens double-nationaux qui ont pris un prénom non musulman. Il m’a fait savoir que cette catégorie de citoyens ne pourra pas prétendre à une inhumation en Algérie, terre d’Islam, a-t-il ajouté avec une certaine ferveur. Sidérant ! Saint Augustin, fils de Thagaste, a dû sans doute se retourner dans sa tombe.
Islamisme de haine et complicité de l’Etat
Ainsi et chemin faisant, on assiste impuissant au développement d’une nouvelle forme de fascisme, très largement soutenu par l’Etat, quand il n’en est pas l’instigateur. C’est une forme de développement de pensée unique qui ne tolère aucune contradiction sur les sujets se rapportant au dogme de l’islam. Un totalitarisme d’un genre nouveau. L’Etat a inscrit l’Islam dans sa loi fondamentale comme étant sa religion (Art. 2 de la Constitution) et par ricochet celle du peuple. Tandis que les minorités confessionnelles n’ont qu’à bien se tenir. La liberté de conscience disparait dans la nouvelle constitution. Quel progrès !
Le code de la famille et les droits successoraux sont d’un autre âge… En matière successorale, par exemple, un fils vaut deux sœurs et cela est toujours en vigueur. Le code pénal prévoit « une peine d’emprisonnement de trois à cinq ans quiconque offense le prophète, ou dénigre le dogme ou les préceptes de l’Islam ». Celà suffit pour livrer les citoyens qui souhaitent inscrire la croyance religieuse dans la sphère privée, qui rompent le Carême (Ramadan), ou qui blasphèment… à une justice très largement peuplée de magistrats pieux, conservateurs qui rendent leur verdict avec une sévérité redoutable. Fait nouveau, les juridictions deviennent de véritables tribunaux d’inquisition (Voir en la matière les procès et condamnations qui se multiplient ces derniers temps, notamment de Yacine Mebarki, Saïd Djabelkhir, Amira Bouraoui et bien d’autres).
En effet, ce sont les mêmes sujets relatifs au dogme de l’Islam qui animent les discussions dans la vie quotidienne. Les mêmes vues sur le monde. Les mêmes adorations… Le Coran sert d’unique référence aussi bien pour l’organisation sociétale et la morale qui va avec que pour expliquer les choses de la vie ou interpréter les situations de toute nature y compris sociale, ou scientifique jusqu’à la matière. Même quand un intellectuel dévot s’aventure sur le terrain de la science ou des technologies nouvelles, il trouve toujours un lien avec le Coran qui a tout prévu, semble-t-il.
Ainsi les préceptes coraniques sont mis à toutes les sauces. Le Coran est un tout, nous assène-t-on. Bref, l’esprit critique, la rationalité et le droit à la différence sont totalement bannis et ne survivent que dans des cercles restreints ou au sein de microcosmes acculés à la discrétion. L’émulation gagne l’ensemble de la société. Chacun se sent investi, d’une certaine manière, d’une mission de propagation de ce qu’il croit être l’Islam. Ou en tout cas, de participer chacun à son niveau, à la diffusion de ce qu’il en sait. Le tout sur un ton véhément ne laissant aucun espace à la contradiction. En somme, c’est un mode de vie érigé en système, encouragé par l’Etat, que le romancier Boualem Sansal, décrit si bien dans son roman « 2084, La fin du monde ».
Les médias télévisuels notamment privés entrent pleinement dans la dance. Le cas de Rachid Boudjedra, écrivain algérien de renom, est inquiétant à plus d’un titre. Invité le 3 juin 2015 à l’émission « Mahkama » (La Cour) de Echourouk TV, cet écrivain bilingue a avoué avec beaucoup de courage, face à la caméra, ne croire ni en Allah ni en Mahomet. « Au nom de ma mère, je jure de dire la vérité, toute la vérité. Je ne crois pas en Dieu, ni en la religion musulmane. Je ne crois pas en Mahomet comme prophète… », a-t-il énoncé. « De nombreux Algériens sont athées mais n’osent pas l’afficher par peur de l’opprobre de la société …». Il a conclu qu’il « préfère être athée et sincère plutôt qu’être musulman et hypocrite ».
L’altercation s’est déclenchée sur place. Il a échappé de peu au lynchage. Son propos a suffi pour déclencher un tollé national, une vindicte populaire. Le prédicateur salafiste Abdelfattah Hamadache, qui avait déjà émis une Fatwa appelant au meurtre de l’écrivain journaliste Kamel Daoud, a aussitôt demandé sur une antenne de TV que Rachid Boudjedra ne soit pas enterré avec les autres musulmans. Tandis que la Toile s’est emballée : insultes et menaces se sont multipliées sur Facebook et Twiter et autres forums en ligne. « Pourquoi on ne tue pas ce sanglier athée ! » entre autres insultes et menaces. Ces scènes ne pourraient pas se produire s’il n’y avait pas l’adhésion d’un très grand nombre d’Algériens. Ainsi va la vie dans cette autre Algérie islamo-conservatrice.
La pratique du prosélytisme bat son plein à tous les échelons de la société. Et comme le Pouvoir encourage et manipule officiellement, le prosélytisme va crescendo. On affine les pratiques, on invente des rites et on s’enfonce dans l’obscurantisme… Le tout dans le but de renforcer le spectre religieux dans la vie quotidienne. Les femmes, considérées dans l’Islam comme le sexe faible, se doivent d’être voilées. Elles sont les premières à faire les frais de ce prosélytisme organisé doublé d’une misogynie abaissante.
Par cette pression sociale et l’éducation à l’école et aux mosquées, le voile devient systématique jusqu’à le considérer comme un choix par ces mêmes femmes. C’est un peu le syndrome de Stockholm. Ce qui irrite d’ailleurs l’écrivaine Myassa Messaoudi à juste titre. Cette situation fait d’elles, in fine, des femmes-objets par destination. Cependant si cette attitude est proscrite dans les sociétés libres du monde moderne, elle apparaît normale, voir un devoir dans la société algérienne.
Que reste-t-il alors de cette Algérie ? Pas grand-chose de véritablement vivable dans l’état actuel des choses. D’où l’urgence d’opérer des reformes profondes notamment celles qui consisteraient à engager un processus de réduction du poids de la religion dans la vie quotidienne pour aboutir à la séparation du citoyen du croyant.
Même le mouvement populaire de contestation débuté en février 2019 semble s’acheminer vers une impasse, en raison, de l’avis de beaucoup, non seulement des méthodes d’organisation et de structuration(2) mais surtout de l’état des mentalités et du degré de l’islamo-conservatisme ambiant qui a gangréné la société.
Ce papier n’est pas un cri de désespoir mais plutôt un appel qui consiste à réveiller les consciences, un électrochoc pour cesser d’être laxistes, complaisants et de donner le bâton pour se faire battre. Le totalitarisme s’est toujours abreuvé des sources du silence et de la démission, pour paraphraser le Dr Saïd Sadi. Nous sommes responsables et devons faire en sorte à ne plus céder aux prêcheurs de haine au nom de l’Islam -lesquels rêvent d’un Abistan et ne veulent voir qu’une seule tête- ou renier nos valeurs universelles. Et tant que la religion n’est pas classée dans la sphère privée, c’est-à-dire une affaire personnelle, et continue d’inonder l’espace publique et d’être une chape de plomb plutôt qu’une simple piété, l’Algérie s’enfoncera dans le sous-développement, l’insécurité et la violence(3).
Nul besoin de démontrer que toutes les religions monothéistes en particulier l’islam, voire d’autres comme le Bouddhisme dont les moines avalisent des massacres, sont en soi des freins à la libération de l’homme et à son épanouissement, à la paix, au développement de la science et à la préservation des valeurs universelles, bref à la modernité. Sauf que les deux autres religions, Christianisme et Judaïsme, ont su se réformer. L’Islam peut-il franchir le pas ? Nacer Djidjeli, ne le pense malheureusement pas dans son brillant article(4), mais la piste qu’il propose semble très intéressante, à savoir si l’Islam n’est pas réformable, néanmoins il est possible de séparer le citoyen du croyant par l’éducation et la loi.
Hocine B., professeur d’histoire, Paris
(1)Voir la chronique de Amine Zaoui, Liberté du 12/04/202
(2)La récente sortie du président du conseil supérieur islamique est sans équivoque
(3) Voir la chronique de Hakim Laalam, LSA du 18/05/2021
(4) LSA du 18/05/2021
(5) Si le sourire pouvait attendrir le cœur des despotes et dictateurs, ça se saurait