Dimanche 15 juillet 2018
Souvenirs d’enfant : entre délires festifs et premières illusions (II)
Quand on fait l’effort de reconstituer ses souvenirs dans le but de les retranscrire et les partager, on se retrouve souvent confronté à un dilemme pas toujours facile à enjamber, car avant de retrouver l’énergie nécessaire pour oser affronter le clavier à nouveau, on est plongé dans d’interminables moments de flottements, qui peuvent s’étaler sur des journées entières, pendant lesquels moult incertitudes et hésitations occupent votre esprit.
Des incertitudes qui tournent toujours autour de la même question : à quoi cela sert-il ? Cela servira-t-il à quoique ce soit d’ailleurs, et pour qui, d’ainsi torturer sa mémoire sinon à communiquer un peu de mélancolie à ceux qui ont vécu ces épisodes et qui en ont gardé les mêmes appréciations et les mêmes dépits amplifiés par cette situation désastreuse vers laquelle, depuis 1962, on a mené le pays pour en sacrifier la jeunesse, génération après génération pour que fanfaronnent de vielles carcasses, comme Djamel Ould-Abbes ?
Après le départ des roumis, nous avons vibré, des journées et des soirées durant, aux rythmes de la rumba gestuelle du terroir, ces « ch’tih r’dih » envoûtants, en nous égosillant à en exténuer les poumons de « tahia-el-Djazaïr » à rompre la voûte céleste par la clameur et les retentissements collectifs que nous dégagions !
Le rituel se reproduisait à l’identique chaque fin d’après-midi. Dda Achour notre « adhabal » (tambourineur) attitré et Dda Saïd son inséparable compère, expert es-akoussav (flûte en roseau) se retrouvaient au voisinage « d’el-djamaâ n’zikh » pour annoncer le top départ à une fête d’enfer. Dès les premières notes et les premières percussions, le grand rassemblement s’opérait quasi spontanément avant de se transformer en lente procession le long de la ruelle principale du village qui mène à « inurar », une plateforme centrale, laquelle quelques journées auparavant grouillait encore de militaires français, avant de former une enceinte frétillante quasi-circulaire autour de nos deux virtuoses de l’excitation sonore.
L’endroit était suffisamment spacieux pour laisser hommes, femmes et enfants gesticuler à l’endiablée, soirée après soirée, jusqu’au bout de la nuit ! Du joug des colons, nous nous sentions enfin libérés et libres de circuler le long de nos propres sentiers, confisqués bien des années auparavant. D’ailleurs, cette soif de sensations de la liberté retrouvée était si forte que nos deux compères nous entrainaient souvent jusqu’à des endroits éloignés de la périphérie du village, juste pour célébrer cette latitude de mouvement et la respirer à pleins poumons dans des lieux que nous n’espérions plus découvrir ni gouter au plaisir, la veille interdit, de nous y aventurer la nuit. D’autant que pour mettre de l’entrain à nos pérégrinations nocturnes, le vieux Ouelhous ne manquait jamais à l’appel pour rajouter de la joie à la joie avec des ardeurs discursives que nous savourions à chaque fois. Comme cette soirée où il se fendit d’une métaphore inoubliable pour décrire le drapeau algérien que nous nous entêtions à élever de plus en plus haut à chacune de nos sorties : pointant du doigt l’étendard, il énonce « hadha la3lam eldjazaïr, yourefrifou fi elhawa, l’océan atlantique ourthikat3ara ! » (ceci est le drapeau algérien, il flotte au gré du vent, l’océan atlantique ne peut en briser les élans), déclenchant rires et fous rires irrésistibles en nous qui avions décrypté la « khalota » de son magistral énoncé !
Pour occuper nos journées coincées entre les réjouissances des « ch’tif r’dih » de nos soirées, nous ne chômions pas non-plus ! Mais plus question de babioles inutiles pour nous occuper, nous nous organisions désormais en sections militaires pour imiter nos aînés et défiler aux rythmes de « wahad’th’nine, tlata-rab3a ! wahad’th’nine, tlata-rab3a ! » pour imiter nos aînés…On ne sait jamais après tout, si les roumis décidaient de revenir, il fallait bien qu’ils retrouvent à qui parler ! Et qui d’autre que la génération des 10-12 ans pouvait reprendre le flambeau pour défendre la patrie et repousser ses ennemis ?
Nous jouions au chef de section à tour de rôle. J’avais d’ailleurs tellement bien joué le mien quand mon tour de leader fut venu que j’avais réussi à faire parader mon groupe avec une cadence parfaite rythmée pas des «wahad-th’nine » bien réglés ! à tel point que quand l’ordre du « kif » (stop) avait sonné, mon groupe l’avait si bien exécuté que le nouveau Seigneur du village en avait été émerveillé qu’il sortit précipitamment de la fameuse salle d’infirmerie qu’il occupait désormais juste pour me féliciter, mon torse de maigrichon et d’adolescent en formation bombant de fierté !
Un nouveau chef pour remplacer Geste aussi rapidement ? C’est quoi ce délire, diraient ceux qui n’ont pas connu ces moments incertains de la transition pendant lesquels nos nouveaux maitres se sont attelés à remplacer les anciens sans en avoir reçu de consignes particulières, bien qu’ils surent en admirablement imiter le savoir-faire ?
Eh oui ! Car, on ne sait trop comment, ni par quelle hiérarchie supérieure autoproclamée ils avaient été mandatés, quelques jours à peine après le 5 juillet, la salle du QG de l’armée des colons avait été occupée par Dda Ramdane et Dda El-Hocine, un adulte de la partie basse et l’autre de la partie haute du village. Que faisaient-ils d’autre à part nous surveiller de près et sanctionner nos hardiesses d’enfants turbulents ? Wa Allahou, et nos insondables aînés restés muets depuis, A3llam ! Heureusement pour nous, d’autres projets se concoctaient entre sages du village (peut-être étaient-ils eux même tenus à un agenda arrangé ailleurs, au-delà des frontières ? allez savoir !) pour mieux canaliser nos frétillements physiques et intellectuels.
Je ne saurai mettre de date précise à l’évènement, mais je crois bien que nous avions assez bien accueilli le fait que le QG des roumis se transforme, dès mi-juillet 1962, en salle de classe où nous étions regroupés pour suivre des cours d’Arabe dispensés par Dda Amar e’Messaoud, le plus sage de nos villageois, tout juste sorti de prison, avec quelques connaissances d’arabe cumulées avec ses compagnons de cellule à la prison d’El-Harrach ou celle de Berrouaghia !
Que dire de cet été d’assiduité à ces cours d’arabe dispensés sur place, sinon qu’ils furent émaillés d’incidents et d’évènements désopilants impossibles à oublier ? Pour autant, il est utile de signaler que Dda Amar faisait preuve d’une pédagogie diamétralement opposée à celle de ce cheikh el-djamaa venu d’ailleurs deux ou trois années auparavant pour nous apprendre le Coran. Un marabout qui dégainait le bâton pour de sacrées « fallakas » dès que les ânonnements des versets n’étaient pas conformes à l’harmonie de ses propres tympans. Avec Dda Amar, il était question de lecture, de poésie, de « nashid » évidemment, et même de calculs, enveloppés d’une manière de faire qui n’a rien à envier à toutes sortes de pédagogies modernes. Suivre ses leçons était loin d’être rebutant pour nous qu’il considérait comme ses propres enfants ! D’ailleurs sa propre progéniture était mêlée à nous sans le moindre traitement ni de faveur particulière !
Ah qu’ils étaient beaux ces instants de communion passés en compagnie de Dda Amar, le sage estimé du village, du jour au lendemain improvisé enseignant ! Il faut peut-être rajouter que même si la mixité ne battait pas tout-à-fait son plein en ces temps-là, il me semble que la matinée était réservée aux filles, et l’après-midi à nous les garçons. C’est dire combien le fait de faire conjuguer l’éducation au féminin s’installait aussi dans nos tribus ! Une volonté qui s’était malheureusement heurtée à une récalcitrante société peu de temps après, quand il s’agissait de se déplacer dans des écoles extérieures au village ! Plus question de laisser nos femelles vadrouiller vers le collège et le Lycée de la ville ! Il en a fallu de la riposte et de la désobéissance pour imposer une évolution à contre-courant de nos traditions ! Cela est encore une autre histoire !
Ah ce sacré Dda Amar ! que de beaux souvenirs sont gravés en nous, de ces quelques semaines de cours élémentaires dispensés en Arabe, le coran ne s’y invitant que très peu, voire rarement, sauf quand il s’agissait de nous apprendre, de la meilleure façon qui soit, à réciter la juste chahada pour mériter pardon et paradis d’Allah !
– Comment oublier cette carte de géographie des koufars accrochée à côté du tableau, et ce rituel du geste subtil pour la décrocher délicatement aux appels du muezzin pour l’étaler en guise de tapis de prière, pendant que nous séchions sur quelque sujet de dissertation ou quelque série d’exercices variés à résoudre ?
-Comment oublier ce jour où Ramdane, un cousin germain avait fait exploser un pétard en plein cours avant de se fendre d’une explication saugrenue qui nous fait encore marrer à esclaffes interminables, chaque fois que nous l’évoquons entre camarades d’antan : « an3am a chikh, th’ehma dh’ildjiviw, th’tardhak ouehdhess » (Je vous assure monsieur, sous la chaleur, le pétard a explosé tout seul dans ma poche !)
L’évènement le plus mémorable, en termes d’animation et de répercussions est, sans doute, ce jour où Dda Amar nous tient le discours suivant (aux premiers jours de classe, en fait) : écoutez-moi bien mes enfants ! dans cette salle, il circule encore des relents de « kouffars » qu’il va falloir éliminer au plus vite ! Pour ce faire, il est impératif de pratiquer une séance de b’khour pour tout évacuer et laisser place à une odeur hallal qui la convertira pour de bon !
Il nous charge, nous les assidus, de cette mission, en nous confiant, au petit matin, quelques bâtons de b’khor que nous devions brûler pour inonder la salle de fumées « hallalisantes ». Tout en nous mettant en garde que pour éviter quelconque problème, il fallait attiser les bâtons dehors avant d’en faire rentrer les émanations.
Ce que nous fîmes, en «talamidh» disciplinés !
À part que nous avions beau gratter des dizaines d’allumettes, les bâtons de b’khor refusaient obstinément de s’allumer !
En espiègles avertis, nous avions repéré un bidon d’essence qui trainait dans les environs, et eûmes l’idée « géniale » d’allumer un feu de bois, dont la flamme serait bien plus efficace pour venir à bout de ces bâtons coriaces, avions-nous subodoré !
Sauf que, en aspergeant d’essence le tas de bois que nous venions d’amonceler, le feu se propageait rapidement, bien au-delà des pourtours de sécurité que nous avions délimités de façon incertaine, pour échapper à notre contrôle et constituer un sacré danger pour nous et le village entier. Que faire ? Nous savions que l’eau ne servirait à rien, sinon empirer les choses ! Nous n’avions pas eu le temps de paniquer totalement qu’heureusement pour nous, un adulte, Dda Ali ou’Moussa, me semble-il, passait par là au bon moment pour nous venir en aide et éteindre, en adulte averti, ce feu qui aurait pu mener à un désastre dont je n’ose imaginer les conséquences si la propagation n’avait pas été stoppée au bon moment ! Après tout, dans cette atmosphère de suspicion qui tardait à s’évacuer totalement malgré le départ des roumis, qui dit que nous n’aurions pas été accusés de n’être que des harkis, encore aux aguets, qui voulions délibérément incendier le village, mettre fin à la vie de tous les villageois, juste pour noyer notre chagrin d’inconsolables malheureux après le départ de Geste et de sa compagnie ?
Je n’ose deviner les châtiments qui nous auraient été réservées si le village avait brûlé sachant que, à peine la nouvelle de notre involontaire méfait arrivée aux oreilles de Dda El-Hocine et Dda Ramdane, ces derniers se sont rapidement concertés pour décider de sévir à la manière des colons qui venaient tout juste de partir ! C’est ainsi qu’à l’âge de 10 ans pour les uns, 11, 12, tout au plus 13 ans pour les autres, nous sûmes ce que privation de liberté veut dire, jetés au cachot par de nouveaux seigneurs autoproclamés !
Car, à peine l’incendie maîtrisé que, sous les ordres de Dda Ramdane son unique supérieur, Dda El-Hocine nous fait grimper la colline qui mène à l’ancienne caserne des roumis pour nous y enfermer ! Combien étions-nous à être ainsi internés ? 5, 7, 10 ? Je ne m’en souviens plus ! Quelle heure était-il ? combien de temps avons-nous été prisonniers ? Je ne m’en souviens plus non plus, sinon que la journée avait suffisamment avancé pour que la fringale nous gagne et s’installe férocement en nous, au point que Amar, le plus âgé des détenus se fonde en larmes, tiraillé par la faim, se mettant à sangloter, en hurlant, d’une voix ténue et élancée à la fois, à travers la grille de notre prison : -« wa yemaaaa…., la3nayam, s3adiyid chitouh b’aghroum dhi’lajkayek » (mamaaaan… stp tend moi un peu de paiiiiin… à travers les interstices de ce portail… j’ai faiiiim) !
Je ne saurais dire à quel moment de la journée, nos vaillantes mamans avaient réussi le tour de force de nous faire libérer !? Cependant, je sais que si nos papas avaient été là ce jour-là, les choses ne se seraient sans doute pas passées comme ça ! Le mien, sorti de prison quelques mois auparavant s’en était déjà retourné à l’exil, en quête de la difficile « khobza » ! Une quête obsessionnelle qui a fini, à peine trois années plus tard, par l’emporter…
Et c’est ainsi que, jusqu’à l’âge adulte, la « hogra » n’a jamais cessée ! Bien au contraire, année après année, envers nous les orphelins, elle n’a fait que s’emballer, comme pour constituer la cellule élémentaire de géométrie fractale, sur laquelle s’est construit, à travers une échelle familiale, le malheureux destin du pays !
À cet égard, je suppose que vous en avez tous à raconter…