Depuis l’indépendance du pays nous vivons une sorte de traumatisme permanent. Une hantise même. Allons-nous être délestés de notre précieuse indépendance ? L’intégrité de notre territoire sera-t-elle remise un jour en question ? Les Français complotent-ils derrière notre dos pour revenir nous soumettre et nous piller ?
Quelle humiliation si l’Algérie finissait comme les dictatures défaites d’Orient dont elle se réclame et dont les mécanismes de destruction ne sont toujours pas remis en question ! Comment allons-nous faire tenir la cohésion nationale dans un monde qui joue son volet final de la deuxième guerre mondiale ? De la françafrique à l’amérafrique qui broie même ses alliés.
Du pillage par procuration à la colonisation par délégation. Des voyous en col blanc à ceux en abaya et poils. Le monde a changé et nos ennemis aussi. Mais nous continuons à nous infliger les mêmes peurs dépassées, les mêmes thèses falsifiées. Le même horizon obstrué d’un monde disparu. L’entêtée pétrification des héros de la révolution. Coincés dans un couloir du temps dans lequel nous nous débattons sous l’œil sinon prédateur, opportuniste à souhait des autres nations.
Notre élite politique souffre d’un drôle de syndrome, celui de l’imposteur. A cogiter comme mille diables si elle est à la hauteur du lègue énorme de l’une des plus grandes révolutions de l’histoire. D’autant plus qu’elle porte en elle la culpabilité du crime de genèse post colonial, celui de la décapitation de la révolution.
A l’aube, aux balbutiements même de notre jeune nation. Les révolutionnaires, stratèges et penseurs, ont tous été tués, ou pour les plus chanceux d’entre eux, exilés. Ils ont été supprimés avant même qu’ils aient le temps de nous dire comment marche un pays fraîchement indépendant. Ils savaient sûrement, eux qui savaient manier le fusil, le verbe et même la plume pour certain-e-s. Ils ont conquis la langue de l’occupant, son savoir et ses manies. Ils sont morts pour n’avoir pas voulu du modèle que leurs meurtriers ont inoculé à l’Algérie comme une bactérie incurable.
Les premières années tout semblait facile. La France a laissé un pays urbanistiquement clef en main et l’illusion qu’il était aisé de le gérer. Sans ingénieurs, ni médecins, ni enseignants, ni agronomes, ni haut administrateurs, ni banquiers, ni industriels et des négociateurs pas toujours alertes pour vendre notre gaz et pétrole. Des contrats mal ficelés pour des ressources souvent cédées dans des termes défavorables à l’Algérie.
L’affaire El Paso* et sa bataille perdue, fut la première de cette série. Nous nous retrouvâmes débiteurs et endettés. Novices sur le marché des hydrocarbures, l’arène la plus carnivore du négoce mondial, nous fûmes mangés aux petits oignons… Elle nous attendait au tournant la France coloniale, elle qui a laissé un taux d’illettrisme dépassant les quatre-vingt pour cent. Et nous avons chassé de ses enfants même ceux qui étaient nos amis de combat et d’idéaux. L’unicité fondamentaliste nous habitait déjà.
En 1970, la France a refusé de nous acheter notre vin que la colère nous a fait arracher ses vignes à la racine. Suscitant l’une des plus grandes crises agricole et humaine de la jeune nation. Les Français avaient mis cinquante ans à mettre au point cette culture, sur un coup de tête ou de colère, nous avons tout détruit en quelques jours. L’exode rural qui en a découlé, suivi du désastre de la politique agricole de l’autogestion, avaient fini par rendre la terre la plus fertile d’Afrique, stérile et nos villes encombrés de paysans qui ne savaient plus comment gagner leurs vies dignement. Premières balafres urbaines.
Nous manquions aussi d’enseignants à l’aube de l’indépendance. Là aussi la France n’a pas voulu ou pu nous en fournir parce que contrairement à ce que propagent les islamo-conservateurs, l’ancien colonisateur n’a jamais voulu qu’on maitrise la langue de Molière. Il limitait drastiquement l’accès à ses écoles sur nos terres. Sur ce point, les colons et les islamistes se rejoignent. Moins on en sait, mieux ils se portent.
Moins on se connecte à nos origines et langues, plus ils peuvent nous en inventer pour nous maintenir dans l’ignorance et la soumission. Premières divisions structurelles.
S’ensuivent d’autres crises et défis économiques et culturels non relevés, dont celui qui nous préoccupe aujourd’hui, la diversité. On sait tous que la Kabylie s’insurge, mais on explique rarement à nos étudiants arabophones les raisons. Les jeunes ne savent pas qu’en Kabylie parler tamazight dans la rue pouvait conduire en prison. Qu’ils ont lutté pendant la guerre de libération avec bravoure pour se retrouver interdits d’expression mère. Qu’il était prohibé de célébrer une culture millénaire et qu’il a fallu des révoltes et du sang pour que ce droit élémentaire soit reconnu.
On n’enseigne cela nulle part. L’Algérien postcolonial ne connaît et ne glorifie que les épisodes historiques qui l’ont fait mercenaire ou suiveur. Il ne se reconnaît ni mérite ni indépendance de décision. Il va jusqu’à dénier à nos révolutionnaires l’ordre de déclenchement de la guerre d’indépendance. C’est Nasser, le président égyptien, qui l’aurait ordonnée. Syndrome de l’imposteur méthodiquement transmis par ces dirigeants sans gloire.
L’école, la mosquée, les institutions veillent à transmettre ce qui n’est même plus une falsification, mais une pathologie.
La littérature, le théâtre, le cinéma, les arts en général, vecteurs de vulgarisation des sciences humaines sont depuis quelques décennies systématiquement détruits. Comme s’il s’agissait d’entretenir la confusion et l’ignorance. On agit avec des réflexes de colonisateurs-négateurs de notre propre héritage linguistique et culturel.
Chacun hurle dans son coin une origine différente car impossible d’accéder à la réalité de sa propre histoire. On a fabriqué dans la tête des gens une nation de descendants de colons yéménites, saoudiens, turques, syriens et mêmes perses. De telle sorte que ces pays voient dans nos délires identitaires des diasporas qui pourraient leur être affiliées pour défendre leurs intérêts chez nous et à nos dépens. « Vingt pour cent de la population algérienne serait d’origine turque », avait déclaré l’ambassadeur de Turquie lors d’une interview qui a suscité un tollé. Rien que ça !
De quoi s’autoriser une ingérence en somme ! Je ne sais pas à quel pourcentage l’Arabie saoudite, la Syrie ou le Yémen quantifieraient les leurs de descendants chez nous, mais il est évident que nous jouons avec le feu. Premières désintégrations du socle identitaire.
Nous ne sommes en effet pas perçus comme un peuple qui a intégré des différences venus d’ailleurs, a eu ses heures de gloire propre, conquis des territoires réputés imprenables. Non, nous sommes tels des imposteurs incapables de nous attribuer le moindre mérite. Ancrant en nous-mêmes des réflexes d’usurpateurs.
Vient maintenant le sujet qui a inspiré ce texte, la déclaration d’indépendance du MAK. A vrai dire, ce type d’événement n’est pas aussi exceptionnel. Dans le domaine géostratégique, c’est une chose qui arrive plus souvent qu’on ne le pense. Partout des régions aspirant à l’autodétermination s’agitent. En Espagne, en Belgique, en Angola, au Portugal, au Brésil, en Angleterre, en Inde, en Chine, et même aux Etats-Unis d’Amérique, des régions expriment ce type d’aspirations indépendantistes.
L’enjeu dans ce type de revendications n’est pas leur existence mais leur reconnaissance par les autres pays. Je dis bien pays et non quelques personnalités qui ne représentent qu’eux-mêmes. C’est la reconnaissance et elle seule qui détermine la naissance d’un État parmi les nations, et décide ou pas de la fragmentation d’un territoire. Et c’était loin d’être gagné pour le MAK car ce mouvement s’est construit non pas sur l’adhésion des Algériens de Kabylie qu’il prétend représenter, mais sur la colère, le déni et frustration, quant à eux, bien réelles et communs à tous les Algériens. Arabophones et berbérophones confondus. Elles font dire à une partie de nos concitoyens qu’ils descendent d’autres pays. Et peut être qu’un jour qu’on espère ne jamais voir, ils feront appel à la protection de ces pays.
Le FIS s’est bien revendiqué d’une origine et d’une religion particulière pour légitimer son assaut meurtrier financé et promu par certains pays dits frères ou plus exactement pères.
Ce sentiment de fuite en avant par ignorance de soi et de ce qu’on représente. Cette quête identitaire oblitérée par l’incurable syndrome de l’imposteur d’une élite politique incapable d’affronter la complexité et le multiple. Tentée par la facilité du recours à la brutalité pour cacher ses manquements et son absence de vision. Ce syndrome de l’imposteur qui risque de nous coûter l’unité nationale est le vrai danger.
De quoi est donc le nom de cette hystérisation de l’opinion sur des sujets qu’il est impératif de traiter dans le calme et la pédagogie ? De quoi est le nom cette mise à l’index d’une partie de nos compatriotes qu’on voit poussés à justifier et à surenchérir sur leur appartenance à la nation ? De quoi est le nom ces silences quand il s’agit de s’en prendre à l’assise identitaire ancestrale du pays, et sans laquelle nous sommes réduits à un ramassis de populations venues d’ailleurs ? Le chantage à la déchéance de la nationalité en sus pour mettre en commerce électoraliste la plus fondamentale des constantes. Il faut vraiment être frappé du syndrome de l’imposture combiné à celui du crétinisme politique pour aborder la nation sous des angles aussi peu responsables, sinon inconscients du précipice sur lequel nous nous tenons.
Bref, nous sommes effectivement en danger… mais de nous-mêmes !
Myassa Messaoudi, écrivaine
*Affaire El Paso du nom du contrat de gaz signé avec la compagnie américaine du même nom en 1969, rapporté par Belaid Abdesselam dans son ouvrage le gaz algérien, paru en 1989.


« … car ce mouvement s’est construit non pas sur l’adhésion des Algériens de Kabylie qu’il prétend représenter, mais sur la colère, le déni et frustration… » : justement pour démontrer que le MAK ne suscite aucune adhésion, mais juste la concentration de colères et de frustrations, demandez à votre gouvernement militaro-maffieu d’accepter l’organisation d’un référendum d’auto-détermination, en Kabylie, sous l’égide des instances internationales. C’est le meilleur moyen d’avoir une réponse claire et nette et de clore le débat définitivement.