Mercredi 13 mars 2019
Trois pour, trois contre et deux conditions
Pour les personnes qui, comme militants et/ou théoriciens, ont sérieusement et honnêtement étudié l’histoire sociale des peuples, certaines observations sont élémentaires et banales.
Par contre, pour d’autres personnes, ces mêmes observations sont, dans le meilleur cas, nouvelles et surprenantes mais cependant dignes de considération, et, dans le pire, absolument farfelues, incroyables et irrecevables.
Ce second type de réaction n’est pas étonnant de la part de personnes ayant des intérêts matériels à défendre, dans le cadre d’une oligarchie dominante. Malheureusement, beaucoup de personnes qui sont victimes d’une domination oligarchique manifestent le même rejet. C’est à ces victimes que ce genre de contribution s’adresse.
À propos du mouvement populaire actuel en Algérie, un lecteur m’a écrit : « Actuellement, le mouvement de la dignité est un fœtus à l’état embryonnaire. De ce constat, à votre avis, quelle est la meilleure projection à faire pour arriver à jeter le socle de revendications unifiées, et aboutir avec des propositions à mettre à table face à ce régime ?»
Essayons de déceler ce qui peut unifier le mouvement populaire, afin qu’il soit en mesure de formuler des propositions qui servent ses intérêts.
En présence d’un phénomène social, la meilleure méthode est de penser local et actuel (ici et maintenant) en tenant compte du mondial et du passé (partout et toujours).
À ce sujet, quelque soit le pays et l’époque de surgissement d’un mouvement populaire, il s’agit de déceler quels sont les enjeux fondamentaux, au-delà des slogans proclamés. Ces enjeux comprennent ce qui est refusé, et, par conséquent, ce qui est voulu.
Les trois non.
Qu’est-ce qui unifie un peuple, sinon ce qui intéresse sa grande majorité, indépendamment de ses spécificités ethniques, spirituelles, sexuelles et d’âge biologique ?… C’est la dépense de sa force de travail physique et/ou intellectuelle en échange d’un prix équivalent à l’énergie fournie. Or, le salaire en question est toujours inférieur à la valeur du travail donné. Ce qui est, toute personne raisonnable et équitable en convient, ni raisonnable ni juste.
Ce phénomène existe là où une personne privée ou un groupe de personnes occupant l’État, sont en possession des moyens de production matérielle, généralement obtenus à l’origine par une forme plus ou moins déguisée de frauduleuse appropriation, privée ou étatique. C’est précisément cette possession qui permet à ces propriétaires d’acheter une force de travail physique et/ou intellectuelle à un prix inférieur à sa valeur, d’où le profit (l’enrichissement) qui en résulte sous forme de plus-value. Ce phénomène a un nom précis : exploitation économique de l’être humain par son semblable. Il faut donc dire non à cette exploitation économique.
Cependant, celle-ci, pour exister, a besoin d’être défendue par une domination politique, et légitimée par un conditionnement idéologique, religieux ou/et laïc… Par conséquent, dire non à l’exploitation économique implique absolument de dire non à la domination politique et au conditionnement idéologique.
Malheureusement, ce dernier est si fort qu’en général le peuple refuse la domination politique mais sans aller jusqu’à refuser également l’exploitation économique. Parce que le conditionnement idéologique est tel que le peuple ne comprend pas, ou pas suffisamment, que la domination politique existe uniquement parce qu’elle défend l’exploitation économique. D’où l’illusion fatale et néfaste de dénoncer la conséquence (domination) ou oubliant ce qui la cause (exploitation).
C’est l’un des motifs de l’échec des mouvements populaires. Pour réussir, ils devraient exiger la radicalité (contrairement à ceux qui tremblent ou se scandalisent à la lecture de ce mot, il s’agit simplement et logiquement d’aller à la racine du problème), autrement ils ne font qu’accoucher d’une forme d’exploitation économique différente, toujours enjolivée de mots ronflants et trompeurs : le « libéralisme » privé agite l’illusion de la richesse pour tous, tandis que le « socialisme » étatique promet le paradis sur terre.
Les trois oui.
Les trois non ainsi décelés et précisés, il reste à indiquer les oui qui doivent les éliminer. Car il ne suffit jamais de se cantonner à dire non à quelque chose ; il reste encore à savoir à quoi dire oui.
L’élimination de la racine du mal social, à savoir l’exploitation économique, exige de dire oui à trois impératifs : égalité, liberté et solidarité.
En effet, sans égalité entre les citoyens et citoyennes, la liberté reste limitée à des castes privilégiées au détriment de la majorité du peuple ; cela signifie qu’une minorité de personnes (les possesseurs, privés ou étatiques, de moyens de production) ont la « liberté » d’exploiter économiquement les autres, donc la « liberté » de les dominer politiquement, donc la « liberté » de les conditionner idéologiquement à ce genre de « liberté ».
Certains objecteront : mais si vous critiquez la possession étatique des moyens de production, en considérant l’État comme exploiteur, quelle autre forme de possession des moyens de production peut exister ?… La possession collective des moyens de production par celles et ceux qui y mettent leur force de travail physique et intellectuelle. Cette forme a existé partout où l’auto-gestion fut instaurée. À ce sujet, hélas !, le « socialisme » étatique a eu la grave et immense imposture de confondre l’État et la collectivité des citoyens, ce qui lui a permis de constituer une caste d’exploiteurs de forme inédite, qui, depuis 1789, s’est présentée comme « révolutionnaire », « républicaine », « socialiste », « communiste » ou « populaire ».
Revenons à l’égalité et à la liberté. Sans solidarité, les deux premières restent cantonnées à des castes privilégiées aux dépens de la majorité du peuple. En effet, nous avons alors des « égaux » mais pas tous égaux (les égaux parce que membres de la caste dominatrice, et les « égaux » parce que membres de la majorité dominée), et nous avons la « liberté » des exploiteurs économiques, et la « liberté » des exploités de vendre leur force de travail à un prix inférieur à sa valeur réelle.
Cependant, l’histoire montre ceci : la solidarité n’a jamais existé, et ne peut l’être entre la personne qui tire sa jouissance de l’exploitation économique d’une autre personne, et cette dernière. La solidarité ne peut exister qu’entre les membres partageant les mêmes intérêts matériels (comme exploiteurs ou exploités).
Or, les exploiteurs savent généralement se solidariser, parce qu’ils sont très conscients de sa nécessité pour pouvoir dominer politiquement. Malheureusement, les exploités, conditionnés idéologiquement par une certaine vision opportuniste de la religion et/ou de la morale, peinent à se solidariser. Ajoutons que les dominateurs exercent toutes sortes de moyens pour causer et maintenir la division parmi les victimes. Ainsi, ils ont recours à des catégorisations comme la religion (telle religion contre une autre ou contre l’athéisme), l’ethnie (telle composante ethnique contre une autre), le sexe (distinguer les hommes des femmes), l’âge (séparer les jeunes des adultes ou des vieillards), jusqu’à la nationalité (opposer tel peuple à un autre).
C’est dire, par conséquent, et pour revenir sur les modalités d’unification d’un peuple, que celle-ci ne peut se faire que sur une base fondamentale : le fait d’être exploité économiquement, et, donc, de refuser cette injustice.
Qui objecterait que cette forme d’injustice a toujours existé, soit ignore l’histoire de l’espèce humaine, soit veut défendre son intérêt d’exploiteur.
Ajoutons que la solidarité, sur la base économique décrite ci-dessus, doit être la plus large possible. Cela signifie que le peuple doit savoir comment non pas exclure ou dénigrer des personnalités, ou des associations telles les partis politiques, et, surtout, les organisations syndicales, mais les unir au mouvement populaire, lequel doit maintenir son contrôle sur l’ensemble.
Par conséquent, les trois oui ne peuvent se concrétiser sans les trois non. Autrement, l’histoire l’enseigne chaque fois, les mots égalité, liberté et solidarité sont, dans le meilleur cas, des termes réduits à du verbiage sans consistance, et, dans le pire des cas, une manipulation du peuple par des castes dominantes ou aspirant à la domination.
Les deux conditions.
Le lecteur cité au début de ce texte demande des clarifications concernant des « propositions à mettre à table face à ce régime ».
Une première réponse est celle-ci : aux intéressé-e-s à déterminer ces propositions, sur la base des non et des oui évoqués auparavant. La précédente contribution (1) a déjà fourni des éléments de réponse. Approfondissons.
En toute logique, il appartient aux citoyens et citoyennes qui ont le plus intérêt à la concrétisation des trois oui de trouver les moyens pour les concrétiser. Ces moyens se résument à une organisation adéquate, dotée d’une autorité correspondante. Ces deux moyens peuvent prendre des formes diverses, selon le pays, ses traditions et le contexte socio-historique ; cependant, ces formes doivent impérativement veiller à respecter les trois oui : égalité, liberté, solidarité.
À ce propos, le peuple algérien dispose d’une expérience qui lui est propre. Malheureusement, elle fut tellement calomniée qu’elle a été totalement oubliée, quand pas, encore, victime des mêmes calomnies jusqu’à aujourd’hui : il s’agit de l’autogestion agricole et industrielle qui avait surgi juste après l’indépendance nationale. Cette autogestion prouva que les travailleurs furent capables de produire de manière satisfaisante en l’absence de propriétaire privé, de cadres technico-administratifs et d’État. Et que cette expérience ne fut éliminée que par l’intervention bureaucratico-répressive de cet État, une fois constitué, c’est-à-dire occupé par une caste de personnes qui eurent l’imposture de prétendre revendiquer l’autogestion, alors qu’en réalité, selon la formule connue, ils ont embrassé pour mieux étouffer.
Toutefois, tout peuple dispose également d’expériences réalisées par d’autres peuples, en premier lieu la Commune de Paris de 1871, les soviets libres russes et les collectivités populaires espagnoles durant la guerre civile de 1936-1939.
Notons un fait essentiel. Auparavant, en Algérie, les autorités étatiques ont tout fait pour interdire la formation d’associations citoyennes réellement libres, leurs réunions, leurs fédérations (notamment les syndicats autonomes), donc l’expression pacifique de leurs revendications. Le mouvement populaire actuellement en cours a l’immense avantage de permettre aux citoyens et citoyennes de concrétiser ce qui leur était auparavant interdit. En effet, il est quasi certain que la force actuelle du mouvement populaire est tellement puissante qu’elle dissuadera les autorités étatiques de poursuivre leur interdiction, par crainte de donner au mouvement populaire un motif pour se manifester d’une manière encore plus déterminante. Il faut donc profiter de l’occasion qui se présente.
Un fait essentiel, principal, fondamental est d’une importance vitale pour un mouvement populaire : c’est la prise de conscience que, quelque soit l’époque et le pays, aucune oligarchie dominante ne renonce à sa domination. Si elle s’y voit obligée, elle préfère entraîner le peuple dans la tragédie. Auparavant, bien entendu, elle s’efforce à trouver toutes les ruses possibles afin de se maintenir, en présentant des propositions apparemment alléchantes pour le peuple, des compromis, quitte à les renier une fois que l’oligarchie recouvre sa puissance dominatrice. Voilà pourquoi le peuple, s’il veut réellement se garantir des chances de victoire, doit veiller à compter d’abord et avant tout sur ses propres forces créatrices, tout en considérant et en accueillant toute forme de solidarité dans la stricte mesure où elle répond réellement à ses intérêts de peuple.
Ce processus peut exister à ,une seule condition. Que les citoyens et citoyennes de toute unité sociale de base prennent en charge leur vie, et trouvent le moyen de l’auto-gérer, selon les trois non et les trois oui ; alors ces derniers ont la possibilité de se concrétiser. Ces unités de base sont les lieux de résidence (de l’immeuble au quartier à l’ensemble des quartiers), de travail (de l’atelier à l’usine à l’ensemble d’usines, de la ferme à l’ensemble de fermes), d’études (des classes de l’école primaire à celles des collèges et lycées, aux facultés des universités), de loisirs, etc.
Ces diverses unités sociales de base délèguent des mandataires aux unités sociales de niveau moyen jusqu’au niveau général, celui de la nation. Ainsi, l’organisation et l’autorité partent de la base la plus petite pour se retrouver dans la forme nationale. De celle-ci se dégagera la forme de gestion de la nation, selon la volonté exprimée par le peuple.
Ce genre de proposition peut sembler totalement farfelue, mais seulement à la personne qui, de bonne foi, ignore l’histoire sociale des peuples, ou à la personne qui, de mauvaise foi, voit ses intérêts de caste menacés par ce genre d’organisation sociale, où l’autorité émane du peuple et réalise ses réels intérêts, selon la formule « par le peuple et pour le peuple ».
Avec une telle forme d’organisation et d’autorité, nulle crainte de voir le mouvement d’émancipation populaire récupéré par quiconque, intérieur (clérical ou laïc) ou étranger.
On pourrait poser la question : un système où l’exploitation économique serait exclue est-il vraiment possible ?… Oui, puisqu’il a existé dans quelques pays à des dates déterminées : Commune de Paris de 1871, soviets russes libres, collectivités espagnoles durant la guerre civile, autogestion algérienne. Il s’agit d’un idéal humain, et comme tous les idéaux humains, il nécessite un certain temps pour être compris puis réalisé, temps qui dépend des expériences des exploités, et de leurs capacités à prendre conscience que oui, ils peuvent s’affranchir de cette exploitation. Combien de temps a-t-il fallu aux esclaves pour conquérir la liberté, à la bourgeoisie pour s’affirmer en éliminant le féodalisme ?… Eh bien, le système auto-gestionnaire mettra, lui aussi, son temps pour se concrétiser. L’essentiel est d’y contribuer, même si on ne le verra pas durant sa propre vie ; ainsi ont agi celles et ceux qui ont contribué à l’élimination successivement de l’esclavagisme et du féodalisme.
Une chose est à comprendre et avoir clairement en conscience : la pratique autogestionnaire a une particularité absolument unique et merveilleuse. Elle ne consiste pas en un but auquel parvenir dans le futur, mais c’est une pratique qui est elle-même le but. Le moyen est la fin. En effet, apprendre à auto-gérer son propre immeuble, sa propre usine ou ferme, sa propre salle de classe, sa propre association, c’est apprendre à gérer, en définitif, l’État, lequel, pour être réellement représentatif du peuple, ne devrait être rien d’autre que l’émanation de toutes les unités sociales, et cela non pas de manière verticale, hiérarchique et autoritaire, mais horizontale, consensuelle, où l’expression et l’exercice de l’autorité soient uniquement l’émanation des volontés formulées, en partant de l’unité sociale la plus petite jusqu’à arriver à celle la plus générale, nationale. La formule donc est le fédéralisme solidaire.
À propos du surgissement d’un mouvement populaire, parler de « miracle » est un mot qui ne veut rien dire. Cela suppose au mieux qu’on ne comprend pas la dynamique sociale des peuples, au pire, de ne pas y croire. Ce qui est le fait, dans le premier cas, des ignorants de la dynamique sociale, et, dans le second, de ceux qui méprisent le peuple, même s’ils se déclarent « démocrates » et « progressistes ». On reconnaît ces derniers à leurs déclarations, telles s’être « trompé » de peuple, vouloir « changer » de peuple, ou considérer le peuple comme uniquement un troupeau ou des « tubes digestifs ».
Autre observation. Toutes celles et ceux qui se déclarent opposés aux pouvoir et système actuels ne sont pas nécessairement des partisans du peuple. Celui-ci doit savoir distinguer entre les personnes qui défendent réellement ses intérêts et celles qui, de manière ouverte ou déguisée, ne visent qu’à la satisfaction de leurs intérêts de caste privilégiée, voulant remplacer la caste actuellement dominante.
Il reste cependant à convaincre les victimes du système social, basé sur les trois non évoqués ci-dessus, de la validité des trois oui mentionnés. À celles et ceux qui, selon leur possibilité, sont en mesure d’entreprendre cette salubre œuvre d’explication d’agir. Elle n’est pas facile, mais elle est décisive, si l’on veut réellement que le mouvement populaire obtienne ce qu’il revendique légitimement.
Les manifestations populaires, pour avoir un sens et une validité, ne devraient être que la partie la plus visible de l’iceberg qui en est le socle : une organisation et un exercice de l’autorité émanant du peuple en faveur du peuple, à travers ses mandataires dûment élus par lui selon un mandat impératif, ayant inscrit au fronton de son mouvement : égalité, liberté, solidarité. Enfin, selon la fameuse expression d’un passé récent : « Ce n’est qu’un début, continuons le combat » émancipateur !
K. N.
Email : kad-n@email.com
(1) https://lematindalgerie.comalgerie-perspectives-du-mouvement-populaire