Mercredi 31 juillet 2019
Trompe-l’œil est l’instance dite de médiation et de dialogue
Les « décideurs » algériens (politiques ou militaires ?) du moment se moquent de leur peuple et le traitent, in petto, en un vaurien.
Les six personnalités du « Panel » reçu par le président Abdelkader Bensalah jeudi 25 juillet 2019, et qui sont censées jouer le rôle d’intermédiaire entre les autorités et le Hirak, ne sont rien de moins qu’une poudre aux yeux. Car, triées sur le volet par le pouvoir au visage opaque, ces personnalités ne sauraient donc en aucune manière représenter le Hirak insurgé, et c’est pourquoi celui-ci les a rejetés dès que leurs noms et la mission qui leur a été assignée furent rendus publics.
Il est bon d’indiquer les noms de ces personnalités appelées à la rescousse d’un régime aux abois : Karim Younes (ancien député et ancien président de l’APN (2002 à 2004), Smaïl Lalmas (économiste) (Il s’est retiré mardi soir du panel, NDLR), Lazhri Bouzid (professeur de droit constitutionnel et ex-sénateur), Fatiha Benabbou ( juriste), Abdelwahab Bendjeloul (syndicaliste, et enfin Azzedine Benaissa (enseignant universitaire). Aucune de ces personnes n’a été mandatée par le Hirak, et pourtant les voici qui tentent de jouer les bons offices entre le pouvoir cramponné dans ses imbéciles certitudes et un Hirak impatient d’en finir avec toutes les lourdes et les calamiteuses séquelles du passé politique.
Quelques honnêtes et intègres qu’elles puissent être, ces personnalités ne se rendent point compte qu’elles cautionnent la politique de l’autruche du gouvernement, politique qui consiste à gagner du temps dans le but non avoué de faire essouffler le hirak et de « reprendre la situation en main », c’est-à-dire de sauver sa peau que menace la révolte populaire qui ne montre aucun signe de fatigue ou de faiblesse.
Elections présidentielles, plébiscité ou refonte fondamentale de la constitution actuelle ?
Les trois options sont possibles et souhaitables pour trouver une issue à la crise politique. Comme je l’ai souligné dans mes précédents articles, l’organisation des élections présidentielles proposées par l’état-major de l’ANP me paraît une issue acceptable, mais à condition bien entendu que le peuple dont la voix est portée par le Hirak choisisse la personnalité la mieux indiquée, des plus consensuelle, pour le représenter, et à laquelle il donnera son suffrage. Dans le cas où ces élections étaient rejetées par la majorité du peuple soulevé pacifiquement en masse depuis cinq mois contre les séquelles de l’ordre politique honni, il appartiendra alors au Hirak dont les leaders ne sont pas encore identifiés d’imposer au pouvoir l’organisation d’un plébiscite qui serait formuler ainsi :
« Acceptez-vous ou non le départ de tout le personnel politique et militaire actuel et son remplacement par un nouveau personnel choisi par le peuple ? »
Oui :m%
Non :n%
(Le m et le n déterminent respectivement le pourcentage de oui et de non.)
Comme le pouvoir ne peut ni suggérer ni proposer un plébiscite de ce genre, qui risque de se retourner à coup sûr contre lui, c’est donc au Hirak, qui exige le « départ de tous », de choisir l’une des trois options indiquées ci-dessus. Reste la refonte de fond en comble de la Constitution actuelle dont on sait qu’elle est entachée d’un bout à l’autre de contradictions et d’incohérences parfois incurables.
Qui va décider de cette refonte désirée par tous ? Le pouvoir politique civil actuel, incarné essentiellement par trois personnages pâlissants, intellectuellement ternes et physiquement usés jusqu’à la corde par l’exercice monotone du pouvoir et par l’âge, comme l’ex-sénateur déjà retraité qu’on vient d’installer probablement par le biais de la cooptation à la tête de l’Université de Bab Ezzouar ? Par l’état-major de l’armée qui s’en tient à la légalité de la Constitution actuelle, et qui ne jure fidélité qu’en son nom, et au nom de ses articles testamentaires… ?
La refonte de la constitution n’est pas une chose aisée. Elle requiert une volonté politique et un consensus social et politique large. Refondre la Constitution cela signifie la mettre au diapason avec le droit positif et la modernité politique…
Les causes qui font obstacles à la transition…
Qui dit modernité politique dit culture, ouverture d’esprit sur le monde et sur l’altérité. Dit aussi, autrement, goût pour la culture juridique, quête désintéressée pour le savoir, apprentissage de la démocratie, du débat et des échanges féconds, de la pratique de la tolérance, et l’intégration d’autres valeurs universelles qui nous font malheureusement défaut. Avec une telle vision du monde, marquée par un déficit flagrant de culture juridique, de conduite véritablement démocratique (acceptation de la différence et des idées contraires…), d’anathèmes et d’excommunications (takfir, exclusion de l’Autre..), il est difficile mais pas impossible d’élaborer ou de refondre une constitution digne de ce nom.
Le jacobinisme français imité par les nationalistes algériens de la première heure a été transporté et transposé dans l’ANP, dès l’indépendance. Le jacobinisme qui rime avec autoritarisme, et avec dictature à la manière de Robespierre, est le contraire du droit et de la démocratie.
Or, notre armée, tant qu’elle se trouve tout à la fois au four et au moulin, au commande à la fois militaire et politique, ne saurait contribuer à l’émergence ni d’une classe politique intelligente, autonome, indépendante d’esprit, dynamique et entreprenante, ni d’une justice menée par des juges compétents, intègres et éthiquement irréprochables. Elle aura toujours des sous-traitants civils qu’on pourrait qualifier de Béni oui-oui, qui se sont rendus péjorativement fameux à l’époque coloniale. Ces béni-oui-oui du «deuxième collège» ont été ressuscité après l’indépendance du pays et se sont donnés dès lors pour mission de faire la claque à leurs employeurs et protecteurs du moment.
L’illusion dangereuse de l’Etat « fort »
Le chef d’état-major, Gaid Salah, avait insisté à maintes reprises sur la nécessité de construire un « Etat-fort ». Avant lui, Boumediene faisait de cette notion une obsession. Chadli Bendjedid, reprenait la même rengaine. Mais ce qu’ils oublient tous, c’est la dimension juridique et éthique de cet Etat. Amputé de ces deux dimensions fondamentales, l’Etat devient sans objet, un non sens.
Pour édifier un Etat « fort » non pas au sens jacobin, mais au sens d’un Etat de droit, qui transcende les intérêts particuliers, il conviendrait de placer au-dessus de tous, sans distinction de statut social, de fonction ou de grade, la loi, qui, jointe à la valorisation des compétences et à leur usage efficient, peuvent rendre pérennes et crédibles nos institutions chancelantes, car bâties depuis l’indépendance sur un terrain meuble et glissant à l’image de notre autoroute Est-Ouest….
On a beau avoir un Etat « fort » et une armée « forte », mais ces forces « brutes » deviendraient sans objet si elles n’étaient pas adossées au droit et à la compétence. Ces deux choses, droit et compétence, sont les moins prisées par notre société politique, et c’est ce qui explique la promotion foudroyante de l’injustice et de l’incompétence, ces deux grandes accoucheuses de la corruption dont se singularise notre soit-disant « élite » politique.
Les conséquences du culte inconsidéré de «l ’Etat fort», sont maintenant bien connus de tous. Elles sont désastreuses. En faisant peu de cas du droit et de la sélection des élites d’après les critères de compétence, on en est arrivé à élever la médiocrité, l’incurie et la gabegie au rang des vertus. Ce faisant, on paie aujourd’hui les pots cassés….
Que faire donc pour ne plus rééditer désormais les méthodes de gestion politique autoritaire, et surtout le système de cooptation et de désignation du personnel administratif, politique et technique à la tête des institutions, méthodes de gouvernance qui ont montré au bout du compte leur caractère suranné ?
Le retrait de l’armée de la vie politique et son repli sur les casernes pour s’y consacrer uniquement à sa professionnalisation et à ses missions essentielles que sont la défense du territoire national et la souveraineté de l’Etat, nous paraît la meilleure manière de faire un sort définitif à la confusion du militaire et du politique, et donc à leur articulation réciproque, qui est, par ailleurs, source de tension, et parfois de tragédie.
De là se pose le problème de la transition d’un régime autoritaire vers un régime délibératif et démocratique au sens athénien. C’est ce que demande de manière plus ou moins claire le Hirak
L’armée, le Hirak et la question de la transition politique
Par la voix de son chef, l’ANP a promis à de multiples reprises de protéger les manifestants et d’accompagner le hirak dans ses démarches revendicatives pacifiques. Jusqu’à présent, elle n’a pas manqué à ses engagements et elle s’est montrée attentive à ses doléances tout en faisant preuve d’une discrétion absolue, voire d’absence quasi-totale dans les rues où défilent des millions de femmes, de jeunes gens et d’hommes. Comme elle a fait montre d’un sang froid exemplaire. Hormis quelques très rares bavures , la police s’est signalée de son côté par son sens de l’ordre, de la discipline et de la dissuasion intelligente envers les boutefeux qui se faufilent à travers les gros cortèges, et dont beaucoup ont été neutralisés sans aucun incident majeur.
Au civisme et à la civilité du Hirak a répondu l’emphatie des forces de l’ordre dont l’émotion se lit sur les visages ou les regards de beaucoup d’entre eux. Ceci explique pourquoi en l’espace de cinq mois de grosses manifestations hebdomadaires aucun manifestant n’a été victime de la moindre égratignure ou presque. C’est du jamais vu dans les annales des manifestations du monde, y compris dans les pays les plus démocratiques. Souvenons -nous des gilets jaunes, en France, et le nombre des blessés graves parmi eux ainsi que des magasins dévastés, soit par les manifestants eux-mêmes, soit par des intrus manipulés ou rémunérés.
L’ANP, qui a découvert éberluée le civisme et la civilité du Hirak, devrait se départir de l’idée, bien enracinée dans les imaginaires sociaux et politiques, et selon laquelle le peuple ne serait point mûr pour la démocratie. Or, le Hirak, par ses comportements civiques et civiles , louables et exemplaires, vient d’administrer une leçon mémorable au monde qu’il n’a de leçons à recevoir de personnes en matière de liberté et de démocratie.
En d’autres termes, l’armée qui a avalisé les membres du « panel de dialogue et de médiation » pour opérer la transition souhaitée, n’a point tenu compte, semble-t-il, de la volonté du peuple. Car les membres de ce panel sont complètement étrangers au Hirak dans la mesure où il ne leur reconnut point la qualité de représentants ou de mandataires. Ce que le Hirak demande, c’est la substitution du régime ancien fortement marqué par l’incurie, la gabegie et l’absence de l’éthique de l’Etat par un régime nouveau, porteur d’un sang neuf et complètement inspiré du peuple.
Mais le Hirak qui exige l’éviction de tout le personnel politique et militaire du régime agonisant, n’est pas dénué non plus d’ambiguités et d’incohérences : il exige, d’une part, le départ de tous les dirigeants, et de l’autre part, il ne propose aucune solution de remplacement. Comme je l’ai dit précédemment, les leaders de ce Hirak ne sont pas identifiés, ils n’ont pas de visage visible à l’œil nu, et c’est leur invisibilité qui fait que le pouvoir actuel s’adresse non pas aux leaders imaginaires et insaisissables de ce Hirak qui demeure pour beaucoup une grande abstraction, mais à des figures manifestes et dont le passé témoigne de leur opportunisme et de leur inconsistance politique, changeante et versatile. Ce n’est donc pas sur ces figures desséchées et intéressées par le pouvoir et le prestige que le Hirak mise pour changer l’ordre politique dans le sens du meilleur…
Ahmed Rouadjia est chercheur et professeur d’histoire et de sociologie politique, Université de M’sila.