18 avril 2024
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Un diable au paradis

Henry Miller

Un diable au paradis

“Je suis un sensitif poignardé par le miracle de ces eaux qui reflètent un monde oublié. Tout le long des berges, les arbres s’inclinent lourdement sur le miroir terni, quand le vent se lève et les emplit d’un murmure bruissant, ils verseront quelques larmes et frémiront au-dessus des remous précipités de l’eau.” Henry Miller, « Tropique du cancer ».

La première chose que l’on remarque en abordant les ouvrages d’Henry Miller, c’est qu’il y a chez lui un anarchiste qui se repaît du désordre et du chaos et un bohème qui a mené à New York et à Paris, pendant près de vingt ans, une véritable vie d’un marginal sans-souci. Mais ce vagabond est un homme ordonné qui tient sa chambre « comme une ménagère hollandaise », qui travaille avec une discipline et une méthode peu communes, affichant sur ses murs les listes des livres à lire et des travaux à effectuer.

Après Le cauchemar climatisé et les frustrations américaines, c’est à Paris, asile traditionnel et refuge des grands écrivains américains au début du XXème siècle qu’Henry Miller a pu rencontrer le climat nécessaire à l’accomplissement de son œuvre.  La France devait être pour lui « mère, maîtresse, foyer et muse. C’est-à-dire que c’est là que je m’y suis trouvé comme homme et comme artiste. » Il ne sera cependant jamais un écrivain français comme Julien Green le deviendra.

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Il est dans la tradition de Thoreau, du rêve de l’âge d’or, d’Emerson pour qui seul compte l’individu, et de Walt Whitman. Ses livres sont le résultat de ses vagabondages et de ses voyages. Ce « sauvage » des Amériques est un tendre. Et un hargneux. Il ne cesse de se révolter contre la médiocrité, contre son enfance, contre l’esclavage, l’insipidité, la misère et quand il met en cause avec fermeté certains aspects détestés de la civilisation américaine, c’est toujours avec véhémence. Mais c’est aussi un être plein d’humanité. Il donnera à Orwell, en partance pour les champs de bataille de la guerre civile d’Espagne sa veste de velours et ses rares économies. « Ma veste n’est pas à l’épreuve des balles mais elle vous tiendra chaud » lui dit-il.

Il y a en Miller quelque chose de sain et quelque chose de détraqué. Il a été souvent dit que Miller était scatologique et parfaitement amoral. « La morale est faite pour les gens serviles » dit-il, « et pour ceux qui ne possèdent pas une vie de l’esprit ». Quand il parle de sexe, c’est comme s’il parlait d’un verre de vin ou d’un sandwich. Il n’hésite pas à décrire les fonctions naturelles et à employer des mots terriblement crus. Il n’est jamais gêné aux entournures parce qu’il reste naturel. Mais Henry Miller croit-il finalement en quelque chose ? Je suis tenté de penser que ce roc n’a jamais cru en rien ni en personne — mais il est religieux et vraiment mystique : « Aussi longtemps que nous sommes vivants, nous croirons, tendant nos mains vers Dieu. Et Dieu se penche vers nous. »

Henry Miller est religieux, non par éducation, mais par nature. Comme D.-H. Lawrence, il est religieux par la conception qui lui est propre de Dieu. Pour Miller, « Dieu est Pan, Jéhovah, Manitou, le Grand Esprit qui souffle sur les forêts et les eaux, le Dieu formidable qui surplombait le premier jour de la création du monde, Yahvé » au nom duquel il fera dire ce poème de Lawrence :

Seul et immortel

D’être mort-vivant

Soleil éteint

Soucieux de chasser le soleil

Des autres.

Ecrivain, Henry Miller n’est pas du tout académique. Il n’a jamais eu d’instruction formelle. Il a quitté le collège au bout de deux mois « écœuré par l’ambiance et la stupidité des cours. » Mais il a avalé des kilomètres de bibliothèques avec une intense et insatiable curiosité — une fringale de savoir inextinguible. Il a appris aussi au contact des hommes, échangeant des conversations et des lettres avec des milliers d’amis et de correspondants. C’est ce qui lui a permis d’écrire Le colosse de Maroussi que je considère pour ma part comme étant le meilleur livre de ce géant américain. « Perfectionner mes pensées ou mes actes ne m’intéresse pas. A côté de la perfection de Tourgueniev, je préfère celle de Dostoïevski. » Et ailleurs : « Dans les lettres de Van Gogh, il y a une perfection qui dépasse tout. C’est le triomphe de l’individu sur l’Art. »

Son œuvre est une autobiographie permanente et la confession d’un être absolument sincère qui se livre complètement sans rien omettre de sa vision du monde. Détaché des complexes puritains de l’Amérique, rabelaisien à souhait, il s’agit bien du réalisme d’un homme totalement libre qui cherche à libérer ses semblables, au besoin en les choquant. Superbement égoïste, Henry Miller se soucie très peu du lecteur — c’est à la fois sa force et sa faiblesse. Plus que n’importe quel écrivain de sa génération ou de la suivante, Henry Miller, tout en s’affranchissant lui-même a réussi à affranchir la littérature américaine du XXème siècle de ses complexes et de ses tabous. Pourtant, il a fallu du temps pour que les lecteurs américains acceptent d’intégrer les thèmes exprimés par Miller dans les années 1930.

Cependant, ma vision me conduit à me dire que l’un des thèmes centraux de Miller est une quête du bonheur, envers et contre tout ce que les hommes ont inventé pour en détourner l’humanité, une quête du paradis perdu. Le paradis, c’est peut-être la cote de Big Sur où il a passé les dernières années de sa vie dans la modération tardive et le calme. Contradiction vivante, Henry Miller est sans aucun doute l’un des plus grands révoltés et peut-être même un des plus grands sages américains — au même titre que Thoreau, Walt Whitman ou Emerson.

Auteur
Kamel Bencheikh

 




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