28 mars 2024
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Langues : démocratie et libre compétence

Grand Angle

Langues : démocratie et libre compétence

Le stratège, chef de guerre, est élu non par ses pairs militaires, mais bien par le peuple tout entier : voici comment les institutions grecques tentent d’empêcher l’émergence d’une «expertocratie». Le meilleur juge du spécialiste n’est autre que l’utilisateur, et non, à l’inverse des Modernes, ses pairs spécialistes.

https://www.revue-ballast.fr/castoriadis-lautonomie-radicale/

À l’actuel débat sur la transcription de la langue tamazight, voici des éléments de réflexion, en espérant contribuer à l’indispensable clarification des idées.

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Comment transcrire le tamazight ?

La raison, la logique et le respect du peuple suggèrent des conditions.

La compétence technico-scientifique indépendante est la première exigence à mettre sur la table.

La solution nécessite la réunion de personnes spécifiques. Leur caractéristique est d’avoir fourni une production estimable dans cette langue, comme spécialistes. Cette activité leur donne le droit de se réunir pour débattre et prendre les décisions qui leur semblent les plus conformes aux exigences technico-scientifiques de cet idiome.

Toutefois, ces personnes compétentes devraient être absolument indépendantes du pouvoir étatique. Cette exigence évitera que les décisions soient conditionnées par le rapport de forces politiques qui caractérise l’État. Cet impératif ne concerne pas uniquement l’État algérien. Par principe, tout État dans le monde ne devrait pas intervenir là où est examiné, discuté et élaboré un aspect technico-scientifique dans le domaine linguistique.

Ce que l’État devrait faire est ceci. S’il est réellement l’émanation de la volonté majoritaire populaire, son rôle consisterait uniquement à favoriser et répondre aux recommandations du groupe d’experts. Il le ferait en fournissant les structures matérielles et le financement nécessaires. Agissant ainsi, l’État ne fait que redonner aux citoyens ce qu’ils lui ont consenti : en lui versant des impôts et en lui déléguant la gestion des ressources naturelles du pays.

Concernant une Académie dont l’objet serait le tamazight, le processus devrait être identique. Les mêmes personnes compétentes s’en occuperaient, et, là aussi, de manière indépendante des enjeux qui caractérisent les détenteurs de l’État.

Bien entendu, les décisions et les actions devraient être le résultat du débat uniquement technico-scientifique.

Il est clair qu’en Algérie les questions de transcription de la langue, d’une part, et, d’autre part, de la constitution de l’Académie qui doit veiller à la promotion de cette langue, ces deux problèmes sont actuellement l’enjeu de controverses et conflits idéologico-politiques.

Les uns réclament la transcription du tamazight en arabe. Le but est de l’amarrer à l’aire culturelle arabo-islamique. Les partisans de cette tendance ont l’inconvénient d’incarner une idéologie hiérarchique autoritaire, en outre culturellement régressive. Ajoutons qu’évoquer, au sujet de la transcription du tamazight en lettres arabes, sous prétexte de respect du Coran, est un argument inacceptable, pour un simple motif : la majorité des Musulmans dans le monde emploient leurs propres langues et les transcrivent en caractères autres qu’arabes. Ce choix ne les empêchent nullement d’être des musulmans.

D’autres souhaiteraient, au contraire, détacher le tamazight de ce cadre arabo-islamique. Pour les motifs évoqués plus haut, ils craignent que l’emploi des caractères arabes soit une manœuvre afin d’ « embrasser pour mieux étouffer » la langue tamazight. Ce qui, en fait, est un risque incontestable.

Dès lors, est privilégiée la transcription en caractères latins, en espérant accéder, ainsi, à une aire culturelle démocratique. Ce dernier choix bénéficie d’un argument très important : la majorité des productions en langue tamazight est rédigée en lettres latines. C’est un héritage dont il faut tenir compte.

Il reste, cependant, que le tamazight est, actuellement, transcris, aussi, respectivement en lettres arabes et tifinagh. Les partisans de la transcription latine font noter que la production dans ces deux dernières transcriptions est mineure. Toutefois, est-ce un motif pour les écarter ?… Aux experts d’en décider.

Légitimation démocratique

Cependant, laisser les débats et les décisions uniquement aux experts, même indépendants de tout conditionnement étatique, risque de créer une caste élitaire qui agirait pour servir ses intérêts exclusifs, au détriment du peuple locuteur du tamazight.

À ce sujet, rappelons une méthode des Grecs antiques. Le chef militaire supréme, le stratège, n’était pas nommé ou élu par ses pairs, mais par le peuple. Ainsi, ce dernier évitait la formation d’une caste d’ « experts », détachée des citoyens, avec le risque de s’octroyer des privilèges au détriment du peuple. Malheureusement, l’époque « moderne » opte pour le choix des « spécialistes » uniquement par leurs pairs, produisant ainsi une caste technocratique aux intérets différents de ceux des citoyens.

Revenons à l’Algérie. Pour conjurer le risque élitaire technocratique, il faudrait que les diverses composantes du peuple qui utilisent le tamazight (Kabyles, Chaouias, Touaregs, etc.) élisent, de manière démocratique, leurs représentants spécifiques. Ceux-ci seront mandatés pour discuter et émettre leurs avis, comme citoyens. Ce groupe de représentants et celui d’experts travailleraient ensemble, discuteraient et prendraient les décisions. Elles devraient satisfaire, d’une part, les exigences technico-scientifiques et, d’autre part, les nécessités populaires. Pas facile. Mais existe-t-il une méthode meilleure pour aboutir à des solutions aussi bien rationnelles que démocratiques ?

Ces solutions concerneront les questions suivantes : quels critères privilégier pour le choix du modèle de transcription ? L’importance de la production déjà existante, qui est en lettres latines ? La décision de la composante  linguistique la plus nombreuse, qui est, sauf erreur, kabyle ? Que décider en ce qui concerne une éventuelle minorité qui souhaiterait un choix différent ?

À ce propos, surgit un autre problème : la standardisation

Rappelons des faits historiques.

En Europe, vers la fin du Moyen-Age, lors de la promotion des dialectes populaires en langue à part entière, les intellectuels éclairés se sont trouvés devant le même problème. Dans chaque pays (France, Allemagne, Italie, Espagne, Portugal, Russie, etc.) existaient des dialectes distincts. Afin de constituer une nation unie, il fallait disposer d’un instrument de communication identique. Le choix s’est porté sur la standardisation de la transcription. Elle se fit dans la langue alors dominante : caractères latins, à l’exception de la Russie, qui choisit le cirylique.

Par conséquent, en Algérie, les experts et les représentants populaires auront à choisir soit une forme de standardisation du tamazight dans une transcription unique, soit de conserver les trois formes actuelles : latine, arabe et tifinegh.

Chacune de ces solutions présente des avantages et des inconvénients.

La standardisation, en tenant compte des diversités (à trouver comment) forme une composante unique. Cette facilité de communication aide, certainement, les relations sociales dans tous les domaines.

Par contre, la standardisation élimine la diversité des transcriptions, donc une certaine richesse linguistique ; en outre, elle risque de ne pas être acceptée par la composante populaire qui en ferait les frais.

Il semble raisonnable de ne pas tenir compte de l’argument utilitaire matériel. Il consiste à déplorer la production de manuels scolaires en tamazigh sous forme de trois transcriptions ; cela représente, en effet, des dépenses. Toutefois, il convient, néanmoins, de s’en tenir uniquement à l’avis commun des experts et des représentants populaires.

Enfin, rappelons un autre exemple en matière de choix de transcription. Juste à l’indépendance du Viet Nam, en 1945, après la victoire contre le colonialisme français, il a fallu affronter le problème linguistique. À l’époque, la langue vietnamienne était transcrite dans les caractères de la langue dominante dans cette aire géographique : le chinois.

Cependant, le peuple avait d’énormes difficultés à déchiffrer ces caractères. Déjà, durant l’administration coloniale, ses autorités avaient commencé à transcrire le vietnamien en caractères latins. Non pas par amour de la langue des colonisés, mais uniquement pour mieux communiquer avec eux, autrement dit les dominer et les conditionner. À l’opposé, les patriotes nationalistes vietnamiens ont eu, également, recours à la transcription du vietnamien en caractères latins, mais, évidemment, avec un but différent : faciliter leur communication avec le peuple en vue de la libération du colonialisme.

Une fois l’indépendance acquise, les dirigeants de l’État officialisèrent immédiatement l’abandon de la transcription du vietnamien en lettres chinoises, pour adopter celles latines (1).

Se posa, alors, le problème de toute la production vietnamienne passée, très consistante, transcrite en caractères chinois. La solution adoptée fut de publier la majorité utile de cette production en caractères latins. Depuis lors, la langue vietnamienne est d’un accès facile au peuple, constitua un bon moyen de communication, de science et de culture, bref une langue à part entière.

À quand l’autre langue maternelle ?

Ceci étant dit, outre au tamazight, n’oublions pas l’autre langue maternelle du peuple algérien : la dziriya (« darija » devrait être abandonné pour la nuance péjorative qu’il contient, laissant croire à un dialecte « vulgaire », comparé à la « fosha »).

La dziriya, également, a besoin d’être considérée pour sa promotion en langue à part entière. Quand donc les intellectuel-le-s démocrates et progressistes, dont c’est la langue maternelle, se daigneront à s’en occuper ?… Les compatriotes amazighes, notamment kabyles, sont en train de leur fournir l’exemple à suivre. Qui aura l’honneur d’être le Mouloud Mammeri de la dziriya ?

K. N.

Email : kad-n@email.com

Notes

(1) La promotion de la langue populaire vietnamienne fut évoqué dans une pièce théâtrale, que j’avais présentée à la salle El Mouggar, en… 1971 : « La Fourmi et l’Éléphant ». Voir « ÉTHIQUE ET ESTHÉTIQUE AU THÉÂTRE ET ALENTOURS », livre 1 : En zone de tempêtes. En libre accès ici : http://www.kadour-naimi.com/f-ecrits_theatre.html

 

Auteur
Kadour Naïmi

 




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