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Jean-Pierre Luminet : aux frontières du cosmos, entre science et poésie

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Jean-Pierre Luminet, né à Cavaillon, est une figure éminente de l’astrophysique française, dont l’œuvre rayonne bien au-delà des sphères scientifiques. Astrophysicien de renom, écrivain accompli et poète inspiré, il s’est imposé comme une voix singulière à l’intersection de la science, de la littérature et de l’art.

Internationalement reconnu pour ses travaux pionniers sur les trous noirs et la cosmologie, il a occupé des postes de recherche prestigieux, notamment au sein du CNRS en tant que directeur de recherche émérite, après avoir exercé au Laboratoire Univers et Théories (LUTH) de l’Observatoire de Paris-Meudon, puis au Laboratoire d’astrophysique de Marseille.

Scientifique rigoureux et vulgarisateur passionné, Jean-Pierre Luminet s’est illustré en 1979 en réalisant la première simulation visuelle des distorsions optiques provoquées par un trou noir entouré d’un disque d’accrétion, une avancée qui a profondément influencé la manière dont ces objets célestes sont représentés, jusqu’à inspirer des œuvres cinématographiques telles qu’Interstellar. Parallèlement à ses contributions fondamentales en astrophysique, il s’est donné pour mission de transmettre le savoir scientifique au plus grand nombre, en cultivant un dialogue fécond entre science et création artistique.

Auteur prolifique, il a publié près d’une cinquantaine d’ouvrages mêlant essais scientifiques, romans historiques et recueils de poésie. Parmi ses titres phares, L’Univers chiffonné propose une réflexion sur la topologie cosmique, tandis que Le Bâton d’Euclide invite à plonger dans l’histoire de la bibliothèque d’Alexandrie, et L’Invention du Big Bang retrace les grandes étapes de la découverte de l’univers en expansion.

Ces dernières années, il a enrichi sa bibliographie de nouvelles publications qui témoignent de la diversité de ses intérêts et de la richesse de sa pensée. Voyager dans un trou noir avec Interstellar (Dunod, 2025) décrypte les représentations scientifiques du film de Christopher Nolan. Les trous noirs en 100 questions (Tallandier, 2024) répond avec clarté aux interrogations que suscitent ces énigmes cosmiques. Avec L’écume de l’espace-temps (Odile Jacob, 2024), il livre une méditation poétique et scientifique sur la nature de l’univers, tandis que La vie dans le cosmos (Glénat, 2023) explore les conditions de l’émergence de la vie au-delà de la Terre. Il rend également hommage à l’histoire de l’astronomie à travers Histoires extraordinaires et insolites d’astronomes (Phébus, 2023), et aborde les grandes notions de l’infini dans De l’infini (Dunod, 2023), coécrit avec Marc Lachièze-Rey. Son ouvrage Les nuits étoilées de Van Gogh (Seghers, 2023) révèle la profondeur scientifique de l’univers pictural du célèbre peintre, tandis que Le big bang : de l’origine à l’avenir de l’univers (Glénat, 2022) et L’univers en 40 questions (J’ai lu, 2022) proposent des synthèses accessibles sur la naissance et le devenir du cosmos.

Son œuvre est publiée par des maisons d’édition prestigieuses telles que Dunod, Odile Jacob, Glénat, Tallandier, Seghers ou encore Phébus, témoignant de la reconnaissance de son talent par les milieux éditoriaux. À travers une approche multidisciplinaire, Jean-Pierre Luminet construit un pont subtil entre la rigueur scientifique et la sensibilité artistique, ce qui fait de lui une figure incontournable de la culture scientifique contemporaine, à la fois savant, conteur et passeur d’univers.

Dans cet entretien, Jean-Pierre Luminet nous ouvre les portes de son univers, à la croisée de la science, de la littérature et de la poésie. Astrophysicien de renom, pionnier dans l’étude des trous noirs, écrivain passionné par l’histoire des idées, et poète contemplatif du cosmos, il incarne une rare alliance entre rigueur scientifique et sensibilité artistique.

Au fil de cette conversation, il revient sur son parcours, ses recherches fondamentales, ses engagements pour la diffusion du savoir, ainsi que sur sa vision singulière d’un univers qui ne cesse de se réinventer entre l’infini des équations et l’inspiration des étoiles.

Le Matin d’Algérie : Vous avez consacré une grande partie de votre carrière aux trous noirs et à la forme de l’univers. Quelle découverte ou intuition vous semble aujourd’hui la plus marquante ou prometteuse pour la cosmologie du XXIe siècle ?

Jean-Pierre Luminet : J’ai en effet consacré plus de trente années de recherches à ces astres les plus fascinants du cosmos que sont les trous noirs, pièges gravitationnels dont même la lumière ne peut pas sortir. Leur surface, appelée « horizon des événements », est une sphère totalement obscure. C’est donc un défi que de les visualiser. Mais dès lors qu’un trou noir est entouré de matière –du gaz, des étoiles –, il l’influence et la fait briller d’une manière caractéristique. Par des calculs théoriques mettant en jeu les équations de la relativité générale, on peut alors reconstituer l’image virtuelle d’une structure lumineuse quelconque autour d’un trou noir, par exemple celle d’un disque de gaz chaud qui tourne autour, en tenant compte des distorsions d’espace-temps, des déformations d’images et autres effets caractéristiques … J’ai été le premier à faire ce travail en 1978, à l’aide des outils informatiques assez rudimentaires de l’époque, et j’ai prédit que ce type d’image pourrait s’appliquer à un trou noir géant dont on soupçonnait l’existence au centre de la lointaine galaxie M87. En fournissant en avril 2019 la première image télescopique de l’ombre du trou noir M87 et de son disque d’accrétion, le Consortium international Event Horizon Telescope a démontré quarante ans plus tard la justesse de mes calculs. 

J’ai aussi été parmi les premiers à étudier, dans les années 1980, les effets du passage d’une étoile au voisinage d’un tour noir supermassif, montrant que ce phénomène pouvait se traduire par une destruction de l’étoile sous forme de « crêpe stellaire », en raison des effets de marée intenses causés par la proximité du trou noir. Ma théorie des « destructions maréales » (en anglais TDE, « tidal Disruption Events ») a été confirmée à partir de 2004 grâce à des télescopes embarqués sur satellites, qui détectent des sursauts de luminosité provenant d’étoiles brisées par des trous noirs massifs situés au cœur de galaxies lointaines. 

Un autre de mes thèmes de prédilection est la cosmologie – étude des propriétés à grande échelle de l’univers –, et plus particulièrement le vieux questionnement sur la forme de l’espace – est-il fini ou infini, a-t-il des limites, une forme, etc. ? La relativité générale ne suffisant pas, il faut rajouter des hypothèses venant d’une branche de la géométrie pure appelée la topologie, qui étudie les formes possibles des espaces. A partir des années 1990 j’ai donc commencé à explorer les formes théoriquement possibles de l’espace et à les importer dans les fameux modèles de Big Bang, ouvrant la voie à une nouvelle discipline appelée « topologie cosmique ». J’ai traduit l’idée que notre Univers puisse être d’extension spatiale finie mais sans bord par le terme d’« univers chiffonné », et cela m’a conduit en 2003 à interpréter, avec ma petite équipe de collaborateurs, certaines anomalies observées dans le rayonnement de fond cosmologique comme résultant de la signature d’un espace sphérique de forme dodécaédrique. 

Mais pour enfin répondre à votre question concernant les découvertes ou avancées théoriques des 20 dernières années les plus marquantes pour ma discipline, j’en citerai deux. L’une, de nature expérimentale, est la détection longtemps attendue des ondes gravitationnelles. Selon la théorie de la relativité générale, lorsque des corps massifs sont en mouvement dans l’univers, la courbure qu’ils impriment à l’espace-temps se propage de manière analogue à des vagues à la surface de l’eau. On désigne par « onde gravitationnelle » ce type de perturbation, qui se déplace à la vitesse de la lumière.

Einstein avait prédit leur existence en 1916, mais ces ondes sont de si faible amplitude qu’elles sont incroyablement difficiles à mesurer. Un siècle plus tard, les chercheurs ont réussi à mettre au point des détecteurs d’ondes gravitationnelles et en 2016, une annonce historique a rapporté la première détection directe d’ondes gravitationnelles émise par la fusion de deux trous noirs. Lors de cet événement baptisé GW150914, deux trous noirs de trente masses solaires situés à plus d’un milliard d’années-lumière de la Terre s’étaient unis pour former un trou noir unique. Dans la fusion, trois masses solaires s’étaient volatilisées en énergie gravitationnelle en moins d’une seconde. Depuis cette première captation, une centaine d’autres événements de même nature ont suivi, signant les débuts de « l’astronomie gravitationnelle », seule capable de fournir d’irremplaçables données sur les trous noirs et l’univers invisible. 

La deuxième avancée est d’ordre purement théorique. Le rêve des physiciens du XXIe siècle est d’unifier les deux grandes théories du siècle précédent, à savoir la relativité générale décrivant la gravitation qui gouverne l’univers à grande échelle, et la physique quantique décrivant les particules élémentaires.

Malheureusement ces théories sont incompatibles entre elles pour des raisons trop complexes pour être résumées ici. Il faut donc faire preuve de beaucoup d’imagination pour construire une théorie unifiée, dite de « gravitation quantique ». Dans un de mes livres récents, L’Écume de l’espace-temps, je brosse une vaste synthèse du sujet et décris sept approches différentes de gravitation quantique, qui chacune ouvre des perspectives fascinantes sur la nature ultime du cosmos, comme le multivers, l’existence de dimensions cachées de l’espace ou encore l’atomisation de l’espace et du temps.

Pardon d’avoir été un peu long à répondre à votre première question, mais ces sujets m’occupent depuis cinquante ans et ne cesseront de m’occuper l’esprit jusqu’à ma mort. Mais pas que… 

Le Matin d’Algérie : Vous êtes à la fois astrophysicien, romancier, essayiste et poète. Comment parvenez-vous à concilier ces différentes formes d’expression, et en quoi chacune nourrit-elle l’autre ?

Jean-Pierre Luminet : Adolescent déjà, je fourmillais d’intérêts divers et variés. Les sciences et les mathématiques, mais aussi la peinture, la poésie, la littérature et surtout la musique. La vie pour moi, c’est créer, penser, aimer. J’ai conduit ma vie en essayant sans cesse de me surpasser. Le métier de chercheur en physique fondamentale exige beaucoup, notamment en termes de création. Il comporte aussi un côté « aventure intellectuelle » et un aspect ludique qui le rendent très séduisant. Et puis, il y a la notion de risque. Très important le risque.

Aujourd’hui, j’ai l’impression que notre société s’assure pour tout. Je trouve cela insupportable. La vie est une prise permanente de risque. Rien n’est jamais acquis, il faut être prêt à tout.

Les mathématiques m’ont apporté beaucoup de satisfaction parce qu’elles correspondaient tout à fait à mes appétences pour l’abstraction, mais cela ne suffisait pas. Les démarches artistiques, littéraires ou philosophiques utilisent des langages complètement différents, d’autres façons de voir et de comprendre le monde qui nous entoure. J’ai malgré tout opté pour la profession de chercheur quand j’ai compris que la recherche théorique était tout aussi créative, faisant appel à toutes les ressources de l’imagination.

Mais loin d’abandonner mes activités artistiques, je les ai au contraire renforcées, notamment en essayant de tisser des liens entre art et science. Pas toujours de manière très consciente, d’ailleurs. Je me suis aperçu qu’il y a souvent eu des influences souterraines, des « fertilisations croisées ». Ces autres approches — musique, arts plastiques, poésie, écriture — nourrissent une forme de transcendance. Cela permet d’aller au-delà de ce que la science peut nous révéler. Selon moi, la science ne dit pas tout sur le monde. Mais cette opinion n’est pas universellement partagée. 

En tout cas, mes activités apparemment disparates forment vraiment un tout dans mon esprit.

Le Matin d’Algérie : En tant que scientifique et humaniste, quel regard portez-vous sur notre place dans l’univers ? Le progrès des connaissances a-t-il modifié votre propre rapport au sens ou à la spiritualité ?

Jean-Pierre Luminet : Même si j’ai été éduqué dans un collège privé catholique, à l’âge adulte j’ai pris du recul et je ne crois plus en aucune religion instituée. Cependant, on fait souvent l’erreur de croire que l’athéisme et le matérialisme évacuent la spiritualité.

Pour moi, la forme la plus haute de la pensée humaine est bien la spiritualité, mais une spiritualité qui ne passe pas forcément par la croyance en un Être supérieur, un Dieu ou un Grand architecte, appelez-le comme vous voulez. La vraie spiritualité se manifeste par les actes d’amour, de bonté, de tolérance, de générosité, de bienveillance envers autrui. Et plus particulièrement dans la vie sentimentale, dans la vie de couple et de famille, où la spiritualité consiste à donner tout ce l’on pense être le meilleur de soi : le soutien affectif, le dévouement, la bienveillance, le partage. On se rend compte que ce n’est pas si facile.

Chaque individu a sa propre histoire, ses limites, il ne perçoit pas toujours bien les demandes de l’autre, ou bien cet autre n’est pas forcément en mesure d’accepter le don et de le rendre, ce qui peut engendrer beaucoup d’incompréhensions et rendre les choses compliquées. Voilà pour moi les plus hautes formes de spiritualité, parfaitement compatibles avec le matérialisme et l’athéisme. En un certain sens je suis « mystique », mais pas au sens traditionnel du terme ! Encore que je me souvienne qu’entre mon adolescence et la trentaine, ayant quitté mes croyances catholiques, mon tempérament me portait vers les interrogations au-delà du monde matériel. J’ai lu nombre de livres sur les philosophies orientales, j’ai lu aussi les œuvres des grands mystiques comme Jean de La Croix et Thérèse d’Avila, je me suis même intéressé de près à l’ésotérisme, à l’hermétisme et à l’alchimie. La question que je me suis posée – et que je me pose encore parfois – c’est de savoir si, à travers leurs récits d’une bouleversante profondeur, les grands mystiques ont eu la chance d’accéder à quelque chose qui m’a échappé, ou bien s’il s’agissait d’un état de conscience altéré produit par un fonctionnement particulier de leur cerveau. 

Le Matin d’Algérie : Vous avez souvent collaboré avec des artistes et des compositeurs. Pensez-vous que la science a quelque chose à apprendre de l’art et inversement ?

Jean-Pierre Luminet : Il y a une véritable fascination de certains écrivains – poètes, philosophes, romanciers – et artistes – plasticiens, musiciens, architectes – pour le ciel et les étoiles. Un mélange de beauté et d’émerveillement. Mélange qui, aujourd’hui, tend malheureusement à disparaître : avec les lumières de la ville, on ne capte plus la beauté du ciel. Jean Giono évoquait souvent la nuit étoilée parce que, vivant à Manosque, il avait sous les yeux un ciel d’une extraordinaire pureté. Pensons aussi au bouleversement de Vincent van Gogh lorsqu’il a découvert la beauté des nuits provençales – je lui ai d’ailleurs récemment consacré un livre entier ! 

Derrière cette fascination pour les choses du ciel, il y a certes une part esthétique, mais il y a surtout un « étonnement philosophique ». Ainsi Gaston Bachelard faisait-il souvent allusion aux abîmes et profondeurs de l’âme humaine, en résonance avec la vertigineuse grandeur de l’espace cosmique. Cette résonance est profondément ancrée en nous : l’homme qui pense et réfléchit, y compris sur sa propre destinée, a tendance à jouer le jeu du miroir entre ce qu’il perçoit dans un monde très lointain et ce qui l’entoure dans son monde intime. Nous cherchons dans le ciel étoilé quelque chose qui dépasse la condition humaine, une sorte de correspondance avec nos abîmes intérieurs – tout aussi insondables. Les poètes les plus profonds sont ceux du sentiment cosmique, c’est-à-dire ceux qui retranscrivent le miroir entre leur propre univers et l’Univers qui les entoure. 

Aussi majestueuses soient-elles, les interprétations artistiques ou littéraires du cosmos ne font cependant pas avancer l’état de la recherche scientifique, du moins de façon directe. Mais les poètes, les philosophes et les romanciers aident à nourrir une certaine esthétique, qui me semble fondamentale pour les scientifiques. Ces derniers ne s’inspirent pas de leurs écrits pour élaborer une théorie scientifique, mais, à l’inverse, ils corroboreront peut-être des intuitions d’artistes. L’influence de l’art sur la science est surtout souterraine : les artistes permettent aux scientifiques de baigner dans une culture générale indispensable au développement d’une esthétique. 

Or il faut bien comprendre que, quand on est scientifique (je pense surtout aux physiciens théoriciens, qui élaborent des théories à partir de concepts), l’esthétique joue un rôle fondamental. C’est en effet un pari de la science, et en particulier de la physique, que de supposer que l’univers obéit à des lois organisatrices. Le pari pythagoricien ou platonicien consiste à croire que l’univers obéit à une certaine organisation – fruit du hasard ou d’une intelligence supérieure, mais cela est un autre problème… – et que cette organisation possède ses lois, les plus unitaires possibles : s’il y a une loi particulière pour chaque phénomène de la nature, alors ce ne sont pas des lois générales. Le pari du scientifique consiste à chercher des lois organisatrices et unificatrices. 

C’est ce pari qui fonde la physique depuis vingt-cinq siècles. Et ça marche plutôt bien, même si ces lois changent au cours du temps et deviennent de plus en plus invisibles.  Mais elles expriment toujours par des préceptes de symétrie, d’arithmétique, de géométrie… C’est précisément cela qui forme une esthétique, une élégance. Je rappelle que le mot «cosmologie» a la même racine que «cosmétologie», et renvoie à l’ordre, à la beauté, à l’arrangement. 

Pour en venir enfin à mes nombreuses collaborations avec des artistes (musiciens, graveurs, plasticiens, écrivains, architectes), je citerai notamment celle avec le compositeur Gérard Grisey, avec qui j’ai conçu le spectacle musical et astronomique Le Noir de l’Étoile, pour six percussionnistes, bande magnétique et retransmission de signaux astronomiques. L’œuvre, créée en 1991, intègre les battements métronomiques de pulsars captés par un radiotélescope dans une musique écrite pour percussionnistes humains. Plus récemment (2018), j’ai aussi eu la chance de collaborer avec le compositeur catalan Hector Parra, qui a composé une vaste pièce d’orchestre intitulée Inscape et décrivant un voyage imaginaire à travers un trou noir géant, ainsi qu’avec le compositeur franco-américain Gerard Pape dans une pièce pour voix, flûtes et électronique intitulée Atomes d’espace de temps (2024).

Le Matin d’Algérie : Dans un monde saturé d’informations, comment redonner aux sciences fondamentales la place qu’elles méritent dans la culture générale ? Que diriez-vous à un jeune qui hésite à se lancer dans une carrière scientifique ?

Jean-Pierre Luminet : Les méthodes de la physique fondamentale n’ont presque rien en commun avec celles des sciences du vivant, comme la biologie, et encore moins avec les sciences médicales, qui ne sont pas vraiment des sciences fondamentales mais plutôt des recherches empiriques. Chaque domaine a ses spécificités, et appliquer une prétendue méthode scientifique universelle à tous ces champs ne mène pas toujours à des résultats pertinents. Un glissement se produit quand on oublie cette variété et qu’on tente d’uniformiser ou de généraliser des principes qui ne sont pas adaptés à chaque discipline. C’est là que naissent des malentendus et des critiques envers certains secteurs relevant normalement de la science, qui peuvent affaiblir la confiance envers la science dans son ensemble.

On tend à sacraliser la science, oubliant qu’elle peut être détournée de son essence pour servir des objectifs idéologiques ou politiques. Ce n’est pas une nouveauté ; des exemples comme la science de Trofim Lyssenko sous le communisme montrent comment des idées scientifiques ont été manipulées pour soutenir une doctrine. Certains dévoiements actuels de la science obéissent à une logique similaire : transformer un contenu scientifique pour promouvoir une politique ou une gouvernance.

J’ai tenté de lutter contre ce type de dérive en optant pour une prise de parole publique et assumée. Durant la pandémie de Covid par exemple, j’ai tenu un journal où j’ai exprimé mes doutes et ma colère face à la manière dont toute réflexion divergente était systématiquement écartée ou caricaturée comme complotiste. Je ne me suis donc pas exprimé pour soutenir une idéologie, mais pour défendre l’idée fondamentale que le seul progrès repose sur le dialogue, sur l’écoute des points de vue différents et sur le respect de l’altérité de la parole. C’est dans cette confrontation constructive que les idées mûrissent et s’affinent.

Ces prises de position m’ont valu de me faire des ennemis dans certains cercles scientifiques, mais aussi des soutiens inattendus. Des collègues m’ont avoué que j’exprimais tout haut ce qu’ils pensaient tout bas, mais qu’ils n’osaient pas dire pour préserver leurs carrières. Cela m’a conforté dans l’idée qu’il est essentiel de défendre une liberté d’expression éclairée, même dans des contextes tendus.

Selon moi, nous sommes encore dans les balbutiements du savoir. Même si, au moins dans les sciences de l’univers, nous disposons d’outils et de théories extraordinairement sophistiqués pour décrire l’évolution des étoiles, l’expansion de l’univers, les trous noirs et autres phénomènes extraordinaires, nous restons encore aux prémices de la compréhension de cet univers dans lequel nous sommes.

Je pense par exemple que nous progressons très lentement dans les sciences du vivant. La biologie reste une discipline largement empirique, non formalisée et non mathématisée, parce qu’elle est bien plus complexe que la physique de la matière et de l’énergie. Nous y trouvons presque tout de ce qui touche au fonctionnement du corps humain.

A un jeune qui veut se lancer dans une carrière scientifique, au-delà de l’encouragement que je peux lui donner je l’avertis aussi d’un certain nombre de difficultés, pas seulement celles venant du haut niveau de compétition internationale que cela exige, mais aussi celle des salaires scandaleusement bas – particulièrement en France, du risque d’endoctrinement dans des doxas dictes par d’autres intérêts que ceux de la science, etc…

Mais comment ne pas encourager un jeune à s’engager dans la fantastique aventure que constitue le questionnement scientifique ? À l’origine de l’humanité, c’est le regard que l’homme des cavernes a porté sur la nuit qui a probablement suscité les premières grandes questions métaphysiques. Comment l’Univers est-il organisé ? Quelle est notre place en son sein ? Existe-t-il un Dieu qui a créé cela ? De ces questions procède la démarche de la science pour élaborer des réponses et d’autres approches plus philosophiques, métaphysiques, poétiques, qui toutes tentent de percer le mystère de la nuit et de comprendre le rapport entre l’homme et l’Univers.

Or, le risque est grand aujourd’hui d’une perte de contact collective avec l’univers dans lequel nous vivons. 

L’éclairage urbain efface peu à peu le panorama de la nuit et provoque une gigantesque perte de sens, ce que j’appelle le « sentiment cosmique ».Il y a des citadins, notamment les jeunes des banlieues, qui n’ont jamais vu la Voie lactée. Celui qui n’a jamais contemplé le ciel tel qu’il est réellement a-t-il conscience qu’une dimension fondamentale de l’expérience humaine lui échappe ? 

Le Matin d’Algérie : Y a-t-il un moment-clé, un livre ou une rencontre qui a orienté votre vocation scientifique ? Et si vous deviez résumer votre parcours en une image ou une métaphore, laquelle choisiriez-vous ?

Jean-Pierre Luminet : Je me souviens notamment avoir lu à l’âge de 15 ans une encyclopédie générale du savoir humain, dont un volume consacré à l’astronomie et la dernière page à la relativité générale d’Albert Einstein. Une phrase m’avait alors profondément marqué, disant que dans cette théorie « l’espace-temps a la forme d’un mollusque ». L’image m’avait stupéfié : comment pouvait-on parler d’un mollusque d’espace-temps ?  Cette formulation pittoresque a résonné très fort dans mon imaginaire, et allait plus tard guider toutes mes approches tentant de comprendre l’anatomie de ce mollusque, à savoir les formes de l’espace-temps et les distorsions engendrées par les trous noirs ou la topologie cosmique. Voilà comment une petite phrase d’apparence anodine peut susciter trente années de recherches ardues ! 

Un peu plus tard un autre livre a joué un rôle capital, une Introduction à la cosmologie, dans laquelle l’auteur (dont j’ai fait plus tard la connaissance à l’Observatoire de Paris) décrivait les modèles de Big Bang, dont à l’époque on discutait encore la pertinence. J’avais lu cela avec passion, et ce livre m’a fait comprendre que l’outil mathématique avec lequel j’étais plutôt à l’aise pouvait servir à mettre en forme logique les idées un peu vagues que je me faisais sur la nature de l’espace dans lequel baignent les étoiles. Les outils de la géométrie pouvaient ainsi aider à répondre à de grandes questions métaphysiques comme « l’univers a-t-il un début, une fin ? L’espace est-il fini, infini ? Le temps est-il éternel ou non ? ». Parmi toutes les activités créatrices que je pratiquais à cette époque, je ne savais pas ce que j’allais faire de ma vie, devenir écrivain, musicien, peintre… Ce livre a été le véritable déclencheur de ma vocation de chercheur.

Le Matin d’Algérie : Dans ce monde en ruine, consumé par la soif de destruction, où la science chancelle sous le poids des intérêts et des lobbys, quel avenir accordez-vous à la connaissance et à l’esprit critique ?

Jean-Pierre Luminet : L’un des plus grands fléaux de notre époque est la marchandisation de toutes choses.  Elle a certes toujours existé, mais sous des formes et à des degrés moindres, par rapport aux outils de l’ingénierie sociale dont nous disposons aujourd’hui. Prenons l’exemple de la pandémie de COVID-19. On a entendu tout et son contraire, des mesures souvent aberrantes et néfastes, et des injonctions contradictoires. Cette période a révélé une méfiance légitime envers des discours scientifiques téléguidés par des autorités sanitaires dont les motivations n’étaient pas scientifiques, mais politiques, financières et économiques.

La marchandisation autour des vaccins a à juste titre renforcé une certaine méfiance envers la science dès lors que cette dernière paraissait détournée de ses vrais objectifs – en l’occurrence, soigner les malades ! Dès que la science perd son indépendance et se soumet à des pressions extérieures, la défiance devient justifiée. Cependant, il faut faire attention à ne pas sombrer dans les excès du rejet systématique.

Cette méfiance est différente de celle qu’on pouvait observer autrefois, lorsque les religions s’opposaient frontalement aux découvertes scientifiques. On n’est plus dans le même registre. Mais les discours scientifiques dévoyés, qui se prêtent à des manipulations, risquent de généraliser cette défiance à l’ensemble du domaine scientifique, ce qui serait une dérive inquiétante pour l’avenir.

Ceci dit, le doute doit être au centre de toute approche scientifique. Le doute est profondément enraciné dans ma nature même. Il a été ensuite conforté par la lecture des essais de Montaigne, notamment dans un chapitre extraordinaire, l’Apologie de Raymond Sebon ; dans lequel Montaigne discute des vertus du « scepticisme », c’est-à-dire ne jamais accepter la parole des « autorités » sans la discuter. Montaigne, justement, à son époque, faisait allusion à la théorie copernicienne. Il n’était pas astronome, il ne prenait pas parti, mais il expliquait qu’au moins, on ne devait pas la rejeter a priori sous prétexte qu’elle allait à l’encontre de l’enseignement d’Aristote ou celui de l’Église. Il proposait de mettre en œuvre un mode de pensée sceptique : on examine un objet, on réfléchit dessus, on pèse le pour et le contre.

Le Matin d’Algérie : Avez-vous des projets en cours ou à venir ?

Jean-Pierre Luminet : Toute ma vie j’ai fourmillé de projets divers et variés, dont je n’ai évidemment pu réaliser qu’une petite partie.  Même chose pour les quelques années à venir qui me restent. Je me contenterai de mentionner mes deux prochains ouvrages en cours d’écriture. L’un est une vaste anthologie de récits cosmogoniques – portant donc sur les origines du monde – , allant des mythes et légendes des différents peuples jusqu’aux cosmogonies relativistes et quantiques du XXIe siècle, en passant par les grands textes de penseurs et philosophes comme Platon, Lucrèce, Leibniz, Descartes, Kant, Laplace, etc –  sans oublier des poètes visionnaires comme Edgar Poe ou Raymond Queneau.  L’autre est une analyse détaillée de quarante œuvres d’artistes de tous temps et tous pays ayant voulu représenter-à leur manière leur perception intime du cosmos. 

Bien d’autres projets littéraires sont dans des cartons, mais il est impossible de savoir à l’avance si j’aurai le temps de les concrétiser. Maintenant, les vrais projets de vie sont ailleurs. Ils portent sur l’éducation et l’épanouissement de mes deux plus jeunes enfants (j’en ai eu cinq en tout dans ma longue vie quelque peu mouvementée…), afin qu’ils soient bien armés culturellement et intellectuellement pour affronter le monde un peu dingue qui est en train de s’instaurer, et où l’essentiel des valeurs culturelles, éthiques, morales qui ont tissé ma propre existence auront disparu. 

Le Matin d’Algérie : Un dernier mot peut-être ?

Jean-Pierre Luminet : On doit se demander pourquoi le savoir en tant que tel (et son enseignement) est trop souvent pratiqué de façon froide, dépourvue d’émotion. Or, la connaissance touche à l’émerveillement, à l’enchantement au monde. Pourquoi alors ne pas essayer de rapprocher le savoir et l’émotion ? Cela demande en fait toute une maturation personnelle, sans doute à cause des habitudes « réductionnistes » dont nous sommes encore imprégnés. L’émotion est souvent donnée par la surprise. Pensons à la surprise amoureuse ! Or, tant dans la recherche artistique que scientifique, la surprise est motrice. Celui qui n’est jamais surpris est atrophié et stérile, quel que soit son domaine d’activité. Finalement, le créateur idéal est peut-être l’enfant. L’enfant est par nature un artiste et un scientifique primitifs, soumis à une dévorante curiosité pour le monde. Il vit passionnément, pose toutes sortes de questions, il crie, il chante, il peint, il sculpte, il construit. Souvent, à l’âge adulte, presque tout est balayé. L’esprit se ferme à l’interrogation, excepté à une gamme d’expériences extrêmement réduite. « Chez l’homme, c’est le papillon qui devient souvent un ver », écrivait Montherlant. 

Pour conclure, je vous remercie de m’avoir posé des questions si pertinentes et de m’avoir permis d’y répondre, parfois un peu trop longuement !

Entretien réalisé par Brahim Saci

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