Vendredi 13 août 2021
« Celui qui suit la foule, n’ira jamais plus loin que celle-ci »
Après avoir vu la vidéo montrant le lynchage d’un jeune homme isolé, sans défense, un habitant de Miliana, venu de surcroit pour aider, je suis resté des minutes durant figé comme une statue devant l’écran de mon ordinateur. La seule chose qui remuait encore en moi c’étaient des larmes qui coulaient à n’en plus finir de mes deux qui ont eu le malheur d’être témoins de la cruauté la plus inqualifiable.
Avant de voir la vidéo, j’ai lu pas mal de commentaires sur cet évènement. Je n’ai pas imaginé un seul instant que l’on puisse atteindre un tel degré dans l’horreur. Maintenant, j’essaye de comprendre ce que j’ai vu en s’appuyant sur les lectures que j’ai faites sur l’influence de la foule sur le comportement humain. C’est ainsi que naturellement la théorie de Gustave Lebon appartenant à la psychologie de la foule m’est venue à l’esprit. C’est une théorie qui peut nous aider à apercevoir quelques mécanismes psychologiques qui conduisent des individus à torturer, tuer et mutiler un jeune homme sans défense devant d’autres individus et comprendre peut-être comment un individu exécute les désirs de la foule qui sont contraires à la morale.
Mon approche n’est pas celle d’un spécialiste en psychologie de la foule, tant s’en faut, mais plutôt celle d’une personne qui s’intéresse aux comportements humains d’un point de vue philosophique.
La foule a tué, brulé et mutilé l’Autre. Il est question d’un Autre par rapport à un Nous constitué d’affects rejetant tout ce qui ne correspond pas aux caractéristiques d’une âme collective exclusive.
Il s’agit d’un jeune homme désigné comme coupable idéal des incendies que la Kabylie subit depuis quelques jours par la vindicte populaire, une foule en furie qui a soif de vengeance. C’est un coupable idéal pour une foule qui s’est constituée en un seul corps et âme effaçant la responsabilité individuelle de chaque élément de sa composante, un état d’esprit qui a libéré, notamment chez quelques individus, les plus bas instincts menant à la violence physique et verbale. L’une des caractéristiques de la foule, selon Gustave Lebon, est l’évanouissement de la personnalité consciente. Ainsi, un des éléments de la foule, agissant en héros, galvanisé par les cris d’encouragement, s’est mis à frapper le corps calciné de la victime avec des coups de pied à la tête ; et comme cela n’a pas assouvi son désir de vengeance et apaisé sa colère et celle de la foule, il a fait sortir un couteau de sa poche et a commencé à trancher le cou de la victime pour lui arracher la tête. Il a commis son abominable acte sous les cris d’« Au nom d’Allah, égorge, égorge ! », « Égorge-le, dépouille-le ! », « Bois son sang ! », « Arrache-lui la tête ! »… Pas une seule voix discordante appelant à l’arrêt de cette atrocité ; bien au contraire, le souci de la foule était davantage la sécurité de l’un des siens.
En fait, on entend dans la vidéo une voix d’une personne qui demande à cet individu de faire attention à sa main en coupant le cou de la victime. Ainsi, le héros de la foule a satisfait le désir de vengeance qui l’anime. Probablement, dans l’instant, il attribue la responsabilité de sa férocité à la foule en ignorant que celle-ci est une personnalité fictive qui a une existence éphémère sans aucune responsabilité morale ou autre. En plus de l’anonymat, la foule donne l’impression aux individus qui la composent qu’elle a une puissance illimitée susceptible de la protéger en cas de problème, alors qu’elle est là juste pour pousser des individus à aller au-delà de leurs limites morales, pour ensuite disparaitre et les laisser assumer leurs actes.
C’est ce que Gustave Lebon a souligné en disant « La foule psychologique est un être provisoire, formé d’éléments hétérogènes qui pour un instant se sont soudés, absolument comme les cellules qui constituent un corps vivant…». Pourtant, l’orage ou l’innommable passé, isolé, devant sa conscience, le même individu dirait probablement non à ce genre de comportement, oubliant que sous l’influence de la foule il s’est comporté en « héros » aveuglé par les clameurs ; il a montré qu’il est capable du pire et d’agir en contradiction avec ses valeurs et ses habitudes. En effet, selon Gustave Lebon, « il y a des idées, des sentiments qui ne surgissent ou ne se transforment en actes que chez les individus en foule». En fait, ce dernier est capable du meilleur comme du pire.
Malheureusement, la victime, aux yeux de la foule, réunit suffisamment d’éléments pour mériter une telle violence. En effet, il représente l’Autre, celui qui ne nous ressemble pas. Il ne s’agit pas de l’ami potentiel dont parle Levinas. La foule vit l’instant d’un être narcissique qui réduit l’Autre au rang d’objet sans aucune valeur. En fait, la foule ne fait pas passer l’Autre avant le Même. Elle extériorise l’Autre. Pour elle, c’est le Moi ou le Nous de la foule qui décide et imagine le monde qui nous entoure à sa guise.
Pour la foule, l’Autre c’est le loup et l’enfer dont parlent Hobbes et Sartre dans leurs écrits ; il est un ennemi potentiel qu’il faut prendre en considération. Bref, la victime n’appartient pas au groupe agissant en meute d’humains sans aucune morale, qui l’a accusé pour ensuite l’éliminer physiquement et de surcroit publiquement dans un spectacle horrifiant dépassant l’imagination des plus grands réalisateurs de films d’horreur. Gustave Lebon dit à ce propos :
Aussi, par le fait seul qu’il fait partie d’une foule organisée, l’homme descend de plusieurs degrés sur l’échelle de la civilisation. Isolé, c’était peut-être un individu cultivé, en foule c’est un barbare, c’est-à-dire un instinctif. Il a la spontanéité, la violence, la férocité, et aussi les enthousiasmes et les héroïsmes des êtres primitifs. Il tend à s’en rapprocher encore par la facilité avec laquelle il se laisse impressionner par des mots, des images qui sur chacun des individus isolés composant la foule seraient tout à fait sans action et conduire à des actes contraires à ses intérêts les plus évidents et à ses habitudes les plus connues.
Dans ce texte, Lebon décrit la mécanique qui pousse la foule à commettre des actes violents. Certes, cette violence dépassant tout l’entendement, mais elle est, sans équivoque et contrairement à ce que pensait Lebon, un acte humain, car l’animal, à mon sens, n’est pas capable de commettre de telles cruautés. Le comportement humain démontre que la culture et la civilisation sont capables de violences plus importantes que ce que la nature est capable de produire.
Ce qui est inquiétant dans cette histoire est que des personnes sur les réseaux sociaux, incapables de faire une différence entre un peuple et une foule, arrivent à trouver des justifications à cette cruauté. En fait, elles agissent comme les individus de la foule, alors qu’elles pensent défendre une région ou un peuple.
Elles participent sans le savoir à l’âme collective de la foule qui est derrière ce lynchage cruel. Dans l’âme collective de la foule, les aptitudes intellectuelles des individus s’effacent pour se laisser emporter par l’esprit de la foule vers l’irréparable.