Dimanche 9 août 2020
Sommes-nous à l’aube d’une nouvelle ère de gouvernance ?
La crise de confiance politique, et des modes de gouvernance qui étaient déjà palpables au cours de la dernière décennie, est en train de s’accentuer dans plusieurs pays.
Les conséquences sociales et économiques des mesures prises par les gouvernements face à la crise Covid-19 n’arrangent pas les choses. Interdiction de circuler, interdiction de travailler, interdiction de sortir… Mesures considérées par beaucoup comme des violations de libertés individuelles. À croire que les citoyens sont des locataires chez ceux qui gouvernent…
Les pouvoirs en place ne sont plus soutenus et rares sont les citoyens qui croient encore que les «politiques » travaillent pour le bien du peuple. En Occident, une étude nommée « le baromètre de la confiance politique » menée entre 2009 et 2019 entre l’Angleterre, l’Allemagne et la France autour des thèmes de (1) la montée de la défiance politique, le pessimisme social, la faible confiance sociale et dans les institutions, le sentiment que le système démocratique ne fonctionne pas bien… a donné des résultats qui laissent dubitatifs. Le rapport démontre une perte de confiance et la montée d’un scepticisme vis-à-vis des systèmes de gouvernance.
L’ex-général et chef d’Etat-major français Pierre de Villiers parle dans une conférence (2) de crise de pouvoir et d’autorité, il dit ceci : «Il y a un fossé qui s’est creusé entre ceux qui décident et ceux qui exécutent, ce fossé est dû à une perte de confiance, le climat social à l’heure d’aujourd’hui est très inquiétant, les gilets jaunes n’était pas un mouvement social, c’est une crise sociétale, le sujet en profondeur n’est pas réglé, pas du tout, on a un État qui est devenu l’Alpha et le l’Oméga et une nation qui se sent être le codicille de cet État. »
En Algérie, le climat est tendu, le Hirak est en soi une preuve d’un déséquilibre entre le temps social et le temps politique. Si on prend la peine d’écouter ses slogans, on découvre qu’au début, ils exigeaient le départ d’un seul homme, puis ça a évolué pour exiger le changement de tout le système. Des manifestations et des tensions populaires éclatent dans pratiquement toutes les région du globe. En Israël, en Allemagne, Aux Etats-Unis, au Chili, en Chine, à Hongkong, en France, en Espagne… Est-ce la preuve d’une prise de conscience universelle d’un malaise mondial ?
L’hypothèse selon laquelle les systèmes de gouvernance et la Politique en générale sont dépassés n’est pas à exclure. Les systèmes tels que nous les connaissons ne sont-ils plus capables de remplir la fonction pour laquelle ils ont été conçus, à savoir : formulation de propositions et ordonnancement d’action pour le bien-être collectif ?
« Pere Vilanova », Professeur de l’Administration et des Sciences Politiques, Université de Barcelone, nous dit ceci : « Nos gouvernements, nos systèmes électoraux, nos partis politiques, nos parlements, tous nos processus législatifs et normatifs en général fonctionnent grâce aux mécanismes formels en vigueur ces soixante, quatre-vingts ou même cent dernières années. »
Au même titre qu’une entreprise qui n’arrive plus à satisfaire ses clients parce qu’elle ne les comprend plus, les systèmes de gouvernance et les politiques ne sont plus concordants avec les attentes et les comportements socioéconomiques des citoyens. Soit ils ralentissent le cours des choses, soit ils sont au service des lobbies financiers. Les scandales de corruption, de clientélisme, et les maintes bavures commise au nom de la sécurité n’ont fait qu’accentuer cette crise. On peut essayer de chercher les causes de cet asynchronisme en partie dans les mutations technologiques notamment dans le système d’information du monde à savoir internet et les technologies de l’information.
Les flux étant de plus en plus volumineux et de plus en plus rapides. L’information circule trop et trop vite pour ces systèmes vieux d’un siècle. Il y a un décalage entre l’ancienne génération qui décide en utilisant toujours les mêmes méthodes et une nouvelle génération qui perçoit en temps réel les situations. Il serait tout aussi intéressant d’étudier l’impact des technologies sur les comportements sociaux, les soubassements idéologiques, les courants philosophiques du moment et la métaphysique de notre ère. « Toute politique implique et généralement ignore qu’elle implique toute une métaphysique qui va du sensualisme le plus fort à la mystique la plus osée » Paul Valéry.
La forme du pouvoir en soi n’a pas changé, c’est une substance manipulée dans ce qui constitue une excroissance d’une société humaine ce qui peut se concrétiser par l’État, le gouvernement ou simplement le Pouvoir. Cette substance, c’est la somme des procurations individuelles qui convergent toutes vers le gouvernement et ses contrepoids. Or, ce centre de décision envers qui une société délègue son pouvoir, fonctionne selon un schéma dépassé. Les conséquences sont les suivantes :
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Asynchronisme entre le temps politique et le temps de vie d’une société :
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Vulnérabilité aux menaces de manipulation et corruptibilité du pouvoir :
L’impression est que ces centres de décision ne sont plus que des outils à la solde d’organisations et de lobbies qui se donnent les moyens de les contrôler.
Pour le moment, la société humaine n’a pas encore produit un système alternatif. Il n’y a aucun doute que partout dans le monde existe des penseurs isolés ou dans des équipes, des cabinets ou des Think Tank qui étudient la question des nouveaux systèmes de gouvernance. L’histoire nous enseigne que les crises sont des catalyseurs pour la recherche, la pensée et la réflexion. En science de l’organisation, une crise, c’est la manifestation d’un déséquilibre entre un flux et un processus de traitement. Autrement dit, un dysfonctionnement qui nécessite souvent un réajustement du processus, parfois une « reconception totale » du système. La société humaine est face à un nouveau défi, concevoir un nouveau système de gouvernance.
Cette situation soulève beaucoup d’interrogations. Sommes-nous à l’aube d’une nouvelle ère politico-économique ? Allons-nous assister à l’émergence d’un nouveau système ? Si oui, quel sera le système de valeur et l’idéologie à sa base ? La transition sera-t-elle pacifique ?
Après une paix de plus de 100 ans (1815-1914) dont parlait Karl Polnyi dans son œuvre « La grande Transformation », la dernière grande transition s’est faite en un demi-siècle suite à deux guerres mondiales et une grande récession (Première guerre mondiale 1914-1918, Grande dépression 1929 Seconde Guerre mondiale (1939-1945) que le philosophe et sociologue Allemand Jürgen Habermas a qualifié de siècle du Mal radical inspiré par Emmanuel Kant (3). Ces évènements majeurs ont changé la face du monde, traumatisé une partie de l’humanité, fait des milliers de morts et vu l’émergence d’institutions mondiales telles que la Banque mondiale, FMI, OMS, OMC. Les États-Unis et l’Occident en étaient sorti les grands vainqueurs et bénéficiaires.
Les configurations économiques et sociopolitiques du début du 20ème et 21ème siècle présentent quelques similarités de fond qui laissent penser que le monde est en phase de subir une nouvelle mutation profonde. Crise écosanitaire ou grand confinement, crise de confiance politique, tensions sociales et sociétales généralisées, course vers le podium géopolitique entre les puissances mondiales (Chine, Etats-Unis, Russie…)
Noam Chomsky, philosophe, linguiste, spécialiste des sciences cognitives, historien, critique social et activiste politique du haut de ses 91 ans nous dit dans une interview (4) qui date de 2020 que le monde post crise Covid-19 risque de ne plus être le même sur fond de pandémie, réchauffement climatique et conflit nucléaire. En bien ou en mal, cela dépend de la prochaine génération.
Jamie Metzl, ancien directeur des affaires humanitaires multilatérales au Conseil national de sécurité sous l’administration Clinton, spécialiste des technologies futures, expert en géopolitique et écrivain nous dit dans un talk (5) organisé par la très spéciale « Singularity University » cofondé par le très spécial Ray Kurzwel (6), que l’impact des évènements actuels est beaucoup plus massif « Much bigger » que les changements causés par le 11 septembre 2001. Il les compare aux événements de 1941, au tournant majeur de la Seconde Guerre mondiale, marqué par l’annonce du soutien des Etats-Unis à l’Angleterre, le fameux des quatre libertés (7) prononcé par Franklin Roosevelt. Des évènements qui ont marqué considérablement le cours de l’Histoire et le monde actuel. Il reprend une citation du théoricien communiste Antonio Gramsci : « Le vieux monde se meurt, le nouveau est lent à apparaître, et c’est dans ce clair-obscur que surgissent les monstres », même s’il affirme ne pas être entièrement d’accord avec la dernière partie de la citation.
Metzl parle d’une « Convergence des mondes de la science et de la biologie et du monde de la géopolitique. » Il évoque la situation paradoxale que traverse l’humanité ou d’un côté nous avons des menaces qui dépassent le champ d’intervention ordinaire des États (pandémie, conflit nucléaire, réchauffement climatique, catastrophe écologique) et de l’autre, une recrudescence des nationalismes autoritaristes extrémistes et populistes (Etats-Unis, Chine, Turquie, Brésil…). L’humanité fait face à une crise, une période charnière de son histoire avec des défis nouveaux.
Comment se déroulera cette nouvelle transition ? Combien d’années durera-t-elle ? Quelles seront les institutions clés de ce nouvel ordre mondial ? Quel rôle joueront les nouvelles technologies de décentralisation de type Blockchain, IA ?
Ce qui est sûr, cependant, toujours selon Jamie Metz, c’est que cette fois nous disposons d’outils et de moyens qu’aucun de nos ancêtres n’a pu avoir auparavant aussi bien sur le plan destructif que constructif. Internet est en train de niveler les savoirs à travers le monde en supprimant toutes les barrières physiques à la connaissance. La communication est instantanée, jamais autant de personnes dans l’Histoire n’ont été simultanément connectés.
Dans n’importe quelle organisation, qu’elle soit biologique, sociale ou économique, le système d’information constitue le système nerveux. A l’échelle de l’humanité, nous avons un système nerveux qui, en termes de puissance et de capacité, est en train de dépasser les limites de nos modes d’organisation et de gouvernance, les crises et les tensions en sont les indicateurs.
« Nous devons ré-identifier un nouveau locus de pouvoir », a déclaré Metzl. C’est le défi de notre génération. La structure de l’organisation humaine pèse plus lourd désormais que ses points d’ancrage ou ces centres décisionnels, qui eux n’ont pas évolué au même rythme apparemment. Redéfinir l’architecture décisionnelle de l’humanité sera parmi les grands chantiers de ce siècle.
Ali Benbekhti
Renvois
1/Science Po, Cevipof, CNRS, le baromètre de la confiance politique, édition 2020.
2/ https://www.youtube.com/watch?v=gExs1I4po88
3/ Problématique du mal radical déployée par Kant dans La Religion dans les limites de la simple raison. KANT ET L’IDÉE DU MAL RADICAL, Myriam Revault d’Allonnes Éditions Hazan | « Lignes » 1994/2 n° 22 | pages 161 à 187.
4/ https://www.youtube.com/watch?v=zi6ae6kZNqE
5/https://www.youtube.com/watch?v=NWrXryuO3Ow
6/ Inventeur, futuriste, entrepreneur écrivain, un des pères l’intelligence artificielle et des interface homme machine, directeur engineering chez Google, célèbre pour ses travaux sur la reconnaissance optique des caractères, reconnaissance vocale… Considéré parmi les inventeurs les plus influents du siècle.
7/The freedom of speech, the freedom of worship, the freedom from want, and the freedom from fear.