Dimanche 10 mai 2020
Au chanteur Idir
S’il fallait désigner un peintre, notre Eugène Delacroix serait plutôt un chanteur, et ce serait l’interprète de « Mohand naɣ d fehli ».
Sans pinceaux, sans huiles, il a su peindre avec sa voix sereine, et la force tranquille de sa guitare, la grandeur de notre montagne, la candeur de « ameksa nni n at hichem », les joies des naissances mara illal w aqcic di lhara, la solidarité ancestrale lors de tiwizi, les fêtes et les célébrations avec azwaw s umendil awraɣ, la beauté et l’authenticité de nos traditions avec isefra sur timehremt n lehrir a m’tbaliwin. Il lui suffisait de crier ah ya snitraw pour que gma inu achaoui réponde à l’appel. Idir est un chasseur de lumières quand il chante i wezger i dyejjan lemtel, mais aussi un conteur de douceurs qu’il distribue tel Said Ulaɛmara bu snat tjelabine. Siɣ tafat anwali, car Idir est un allumeur de rêves mais également un collectionneur d’émotions qui nous fait bercer avec uffiɣ duru di lqaɛa, fkiɣ-tt i lufan yedha. Inassen a yadu i w at zik, inassen arsed arsed a yiḍes maintient éveillée en nous la conscience des ancêtres et tant mieux si cela procure le sommeil au fils du pauvre.
Tous ces fragments une fois rassemblés ne racontent qu’une seule et même histoire, ne composent q’un seul et même tableau. Une fois le puzzle achevé, la fresque majestueuse des racines se révèle dans toute sa splendeur pour nous montrer le chemin. Muqleɣ tamurt umaziɣ, yugurten walaɣ udem ik. Une oeuvre qui échappe au temps tout en concentrant plusieurs siècles d’existence, et prend source de Tizi-ouzou qui se lève depuis asqif netmana pour s’étendre jusqu’à l’immense désert des Touareg pour ensuite partir à la conquête du pays d’Isaltiyen.
Car oui, Idir, notre John Lennon à nous les montagnards, a su avec yelha w urrar, chach a lwiz aremaq et Mimmi ya mimmi perpétuer le chant profond de Taoues Amrouche, et faire entendre la voix de nos villages au reste du monde. Avec Kateb Yacine, nous avons pris le français comme butin de guerre, mais avec Idir, c’est Aznavour qui chante en kabyle. Ayaqcic arras, ayizimer akessas, la bohème tcenu taqbaylit, kecc issin tiras.
Un homme qui n’a pas de frères à quoi ça sert ? Win ur nesɛi tagmatt mahqur. An bed i tdukli feclen, ad as d nrebbi ifaden. Chez nous, arrac nneɣ, c’est l’histoire d’une bande de copains natifs des années 50, tous issus des hauteurs du Djurdjura. Ils ont bravé la dictature pour chanter et s’exprimer en kabyle. Idir, Ait Menguellet, Ben Mohamed, Mohya, Ferhat et tant d’autres moins connus ou anonymes. Arrac nneɣ, c’est kkred kkred a yelli, kkred kkred a mmi, amɣar ichav dayeni pour que chaque nouvelle génération reprenne le flambeau. La génération de Idir a passé son enfance avec la guerre, puis a connu l’allégresse et l’euphorie de l’indépendance, pour aussitôt subir la déception d’une nouvelle forme de colonisation faite de déni et de censure.
Une colonisation qui, comme celle qui vient de s’achever, bâillonne, emprisonne, exile ou assassine tous ceux qui revendiquent leur origine amaziɣ. Ainsi, arrac nneɣ, c’est ad izumal, s leqyud d takwmamin, di yal tamurt, gzemn asn awal, mi d nnan tiquranin. Les bourreaux ont changé de têtes, de costumes, de langues et de pratiques, mais le mal est le même, voir pire. Ay adrar nneɣ aɛlayen innid innid ma sɣurek id nefruri. Arrac nneɣ, c’est les jeunes de 80, de 88 et ceux du printemps noir qui ont crié haut et fort awid ɣi hekmen yebdeb lawan att ruhem, att henni tmurt segwen. Aujourd’hui encore, combien de arrac nneɣ croupissent en prison pour avoir revendiqué un état de droit. Tamurt tuɣal d lhebs b arrac. Combien ont payé de leur vie pour faire entendre tiɣri b-ugdud yennan andat umur-iw. Ɛlay a tazdayt ɛlay ekk-d s nnig lehwari. Sslam siweḍ-as-t i yemma inas lḥebs yegguni. Oh mon pays, pourquoi cette pluie ? Ahq lheq yetmenɣen ɣef akal yerɣan mazalna digrawleyyen mazalna thouwwar.
A tulawin a tihninine sut tirugza a tiqbayliyine. Idir a donné la voix à ces femmes kabyles, épouses et mères, qui souffrent en silence et n’ont personne à qui se confier. Sssendu, ssendu ! Ces femmes que le destin et les conventions sociales n’ont pas épargnées, mais qui, contre vent et marrée restent dignes pour affronter la vie, donner la vie, élever et éduquer leurs enfants, leur donner la tendresse, et les couver de tout l’amour qu’elles ont. Ssendu, ssendu ! Les mots courage et sacrifice n’existent pas dans leur vocabulaire, car il y a que des devoirs et de l’amour dans leurs actes. Ssendu, ssendu ! Quel que que soit le système de règne auquel on croit, chacun de nous aime une reine unique et irremplaçable, la reine qui nous a mis au monde, et qui vaut bien plus que l’univers et toutes ses dimensions : ttayemat. Ttayematt à qui Idir a consacré une chanson parmi les plus touchantes du répertoire de la musique kabyle. Uh a weltma, aminiɣ lehdur qerhen : chez nous, l’exil a pris la fâcheuse habitude à se répéter génération après génération, à perdurer sur des décennies et à jouer de nos rêves les plus chers, les plus humbles, pour nous retourner en échange de nos sacrifices vains qu’illusions et déroutes. Bwdeɣ ar lɣerba ɣeltaɣ, matchi akken i twalant wallen-iw. Là encore, nos chères mamans ont souffert de séparation et d’absence. Err-as tili, err-as tili, i win ɛzizen felli. Que ce soit dans le rôle de l’épouse yettraǧǧuḍ deg wergaz a wer n-yali tettwalid suras di lemri ou dans celui de la mère esseulée attendant le retour de l’être cher qu’elle appelle par ses complaintes : in ammi ttxilek zzid ɣuri, ad yemmak id ak ni ssawlen. De l’autre coté, quelque part ailleurs, aɣrib attend le jour du retour, le jour du roplane am yifer ɣezif. In am-m assa nchallah ad yuɣal, ass nni ar-k n’zurr a ccix muhend. Et ce jour-là, abehri n tmedit lui essayera les larmes.
Tu sais ma fille, chez nous, Idir est un membre de chaque famille. Il nous appartient à tous. Nous le chantons tous. Nous l’aimons tous. Il vient de là où on l’aime. Yenteq umeqran deg sen, yenteq ulemmas deg sen, yenteq umectuh deg sen pour chanter : a vava inouva. Aujourd’hui, nous le perdons tous. Chaque chanson, chaque poème nous rappelle soit un coin de la maison où tislit deffir uzetta tessallay tijebbadin, un beau paysage de adrar inu sddaw igenwan yekcem ger yitran, les essaims de fleurs au printemps, ou les tempêtes de neige en hiver quand adfel yessed tibbura, tajmaɛt tettsargu tafsut. Il a chanté l’identité avec conviction, la colère et l’engagement avec sagesse, la misère et l’adversité avec dignité, la joie avec pudeur, l’espoir et l’espérance avec générosité. Le tout resplendit avec des notes de musique douces transcendant les frontières, au message à la fois universel et profondément kabyle.
Allah allah allah yeɣlid tlam ɣef tmurt asmi d tewwed lmut. Tu nous as appris à lever le regard vers le ciel pour admirer itri i wumi tzad tafat et nous savons aujourd’hui que tu le rejoints pour briller dans notre ciel pour l’éternité. Ruh a sidi ruh, ur ttagwad, ur ken tettu.
Repose en paix l’artiste !