Samedi 17 août 2019
Si Lakhdar Bouregaâ, mon second père…
Le portrait de Lakhdar Bouregaâ porté par un manifestant à Alger. Crédit photo : Zinedine Zebar.
Un journaliste a demandé un jour à ma mère : » de quoi parliez-vous avec votre mari en privé ? « Ma mère a répondu naturellement : « De politique ! ».
Ceci explique pourquoi, dans la famille Yaha, nous avons grandi au rythme de l’histoire de l’Algérie, au rythme de la Révolution. Mon père disait : « Il ne se passe pas une journée sans que je parle de l’Algérie ! « C’est dire à quel point Si Lhafidh avait le pays chevillé au corps. Ce pays pour lequel il avait, comme tant d’autres, tout sacrifié. Pendant la guerre de libération nationale, puis dans la résistance à la dictature de Ben Bella-Boumediene, dans les maquis, puis en exil. Jusqu’à son dernier souffle.
C’est ainsi qu’à travers les années passées auprès de mon père, j’ai appris le véritable sens des mots. Révolution, patrie, martyrs …. Des mots pervertis par le pouvoir et ses appareils de propagande au point de devenir grossiers.
Contrairement à certaines petites filles qui ont grandi avec les contes de Perrault, ou les dessins animés de Walt Disney, j’ai grandi avec la réalité crue de la révolution, son rêve immense de liberté, d’égale citoyenneté pour tous – et pour toutes – et de démocratie sans faille dans le pays libéré. Mais aussi, revers de la médaille, des coups tordus et des trahisons.
Au lieu de rêver de princes charmants, j’ai eu l’immense privilège d’entendre parler des pères de la révolution et de leur véritable histoire, notamment : Abane Ramdane, Larbi Ben M’hidi, Krim Belkacem, Benyoucef Benkhedda, le Colonel Amirouche etc… J’ai entendu raconter le parcours exceptionnel de héros moins médiatisés, mais qui ont donné leur vie pour un idéal. Comme Amar Ath Chikh, le Commandant Si Moussa Akkache, Si Moh Nachid, Moh Djerdjer… Grâce à mon père, j’ai vécu des moments inoubliables auprès d’hommes qui ont donné le meilleur d’eux-mêmes pour la patrie comme Larbi Amara Ouali, Si Belaid Amechtouh, Si Ouakli, Si Mouloud Tighilt, Si Hammitouche ou encore Si Sadek Dehiles, Hocine Ait Ahmed et tant d’autres encore.
En écrivant ces quelques mots, je n’ai pas la prétention d’intervenir en tant que dépositaire de la mémoire de mon père. Mais en citoyenne algérienne qui a eu la chance de côtoyer des hommes d’exception, et de connaître ainsi, dans le vif, une partie de l’histoire de la révolution, confisquée dès les premières semaines de l’indépendance.
Et c’est toujours grâce à cette transmission directe que j’ai eu la chance de connaître l’Histoire et de rencontrer Si Lakhdar Bouregâa, ce grand patriote que les maquisards de la 25e heure tentent de salir, pendant qu’il croupit en prison pour avoir donné son opinion sur l’avenir du pays qu’il a contribué à libérer, les armes à la main.
Après les accords d’Évian, les Algériens, enfin reconnus dans leur dignité comme peuple souverain après tant de sacrifices, découvrent l’armée de l’Extérieur. Cette armée suréquipée et stationnée derrière les frontières, occupe alors le pays en tirant ses premières salves contre les combattants des maquis. Ces valeureux moudjahidine, éreintés par huit ans d’une guerre sans merci, seront traités de « bétail » par les nouveaux maîtres du pays.
C’est contre cette trahison que Si Lhafidh Yaha et ses compagnons, dont le Commandant Si Lakhdar Bouregâa, décident de créer, le 29 septembre, le premier mouvement de résistance : le FFS (Front des forces socialistes). Dès le début août 1963, Si Lakhdar Bouregâa et ce groupe d’insoumis commencent à se réunir à Aïn El Hammam (ex Michelet) dans les locaux de la mairie, dirigée alors par Si Kaci Nait Belaïd.
En rappelant brièvement cette période héroïque de résistance dans le courage et la dignité, j’ai voulu montrer ma surprise et exprimer ma révolte, en apprenant l’emprisonnement du Commandant Si Lakhdar Bouregâa et l’indigne campagne de dénigrement qui l’a ciblé. Une campagne revancharde ordonnée par les faussaires de l’Histoire qui exhibent des médailles gagnées en dehors des champs de bataille, et exécutée par leurs larbins et leurs supplétifs, en quête de privilèges et de promotion sociale.
En évoquant le Commandant Si Lakhdar Bouregâa, et son combat contre l’occupation coloniale d’abord, puis contre ses « frères » devenus dictateurs, j’ai pensé à mon père, son compagnon d’armes, qui, s’il était encore vivant, il aurait été, sans aucun doute, arrêté lui aussi. Mon père qui s’était solidarisé avec le combat de la jeunesse, en 1980, en 1988, en 2001… Autant d’étapes qui ont balisé le terrain de la Révolution démocratique et pacifique en cours. N’avait-il pas écrit : » il était dans le droit-fil de la révolution de la plate-forme de la Soummam de nous opposer au pouvoir personnel » ?
Après 57 ans d’une indépendance confisquée, mais jalonnée de luttes et d’espoirs, les usurpateurs de la volonté populaire ont réactivé les emprisonnements, les arrestations et les procès pour délit d’opinion, dans le but de dévier, une fois encore, le cours de l’histoire en marche.
Par son civisme et sa stratégie pacifique, le soulèvement du 22 février a rassemblé le peuple algérien dans une communion fraternelle et dans le respect de sa diversité. Il a fini par connaitre son histoire et reconnaître ceux qui l’ont réellement façonnée. Il a également démasqué les faux héros et les vrais canailles.
Le fleuve de Novembre et de la Soummam détourné par les faussaires, a fini par reprendre son cours, grâce à une nouvelle génération de combattants. Pour la jeunesse en lutte, le Commandant Si Lakhdar Bouregâa, qui, à 86 ans, n’a pas baissé les bras ni levé le drapeau blanc, reste un repère, une lumière qui éclaire le chemin vers notre émancipation citoyenne.
Je pleure encore mon père, décédé il y a 3 ans, et je n’arrive pas à faire son deuil. Si nous ne pouvons rien contre la nature et le destin, nous ne pouvons rester indifférent face à l’injustice. Car, l’arbitraire se nourrit du silence complice de ceux qui laissent commettre les pires outrages à la liberté, au droit, à l’histoire et au bon sens.
Comme tous les prisonniers d’opinion, notamment les jeunes arrêtés pour avoir déployé l’emblème amazigh, étendard de l’identité et de la culture nord-africaines, aux côtés du drapeau national, le Commandant Si Lakhdar Bouregâa doit être libéré.
Non pas parce qu’il est âgé et malade.
Non seulement parce qu’il est entré dans l’histoire parmi les héros qui ont libéré le pays.
Mais parce que sa place est, plus que jamais, parmi la jeunesse en lutte.
Je te salue Si Lakhdar, mon second père…
F. Y.
* Fariza Yaha est la fille de Si Lhafidh Yaha (officier de l’ALN, cofondateur et chef militaire du FFS 1963).