« Il s’agit, pour le nouveau courant révolutionnaire, partout où il apparaît, de commencer à relier entre eux les actuelles expériences de contestation et les hommes qui en sont porteurs. Il s’agira d’unifier, en même temps que de tels groupes, la base cohérente de leur projet. Les premiers gestes de l’époque révolutionnaire qui vient concentrent en eux un nouveau contenu, manifeste ou latent, de la critique des sociétés actuelles, et de nouvelles formes de lutte ; et aussi les moments irréductibles de toute l’ancienne histoire révolutionnaire restée en suspens, qui réapparaissent comme des revenants ».
« Adresse aux révolutionnaires d’Algérie et de tous les pays », Internationale situationniste, n°10, mars 1966, cité in Nedjib Sidi Moussa, La fabrique du musulman, 2017. (La suite…)
De l’urgence de se décloisonner
L’un des caractères qu’a pris le nationalisme algérien chez certains membres de la diaspora en France, l’irréductibilité. Dans des réunions censées êtres ouvertes à tous, Nedjib Sidi Moussa avait remarqué que « la parole légitime » était réservée « aux seuls Algériens » : « je remarquais la réticence exprimée par des hommes d’âge mûr à parler de la situation algérienne avec des étrangers, reprenant les éléments de langage du régime et de certains protagonistes du hirak sur le risque d’ ‘’ingérence’’”(1). Il a aussi noté la difficulté d’accepter que le hirak soit comparable aux dynamiques régionales (la Tunisie, l’Egypte, le Liban, etc.), parfois pour des raisons culturelles (se situer hors du monde dit « arabe »), « souvent pour des motifs tenant au mythe de la spécificité nationale ou de la crainte, alimentée par la propagande étatique, de voir le mouvement populaire suivre les voies libyenne et syrienne” (2).
Nedjib Sidi Moussa : une critique constructive des limites du hirak (II)
A côté de l’interdiction, par Ahmed Gaïd Salah en juin 2019, des drapeaux dits « étrangers » – en premier chef le drapeau amazigh – dans les manifestations, Nedjib Sidi Moussa remarque l’absence quasi-totale dans les rues du pays de la moindre manifestation positive de solidarité avec les luttes en cours à travers le monde, excepté le slogan « Falastine chouhada » (Palestine martyre) qui fut scandé à Alger par Voie ouvrière pour le socialisme (VOS), un groupe trotskiste issu d’une scission du PST.
Nedjib Sidi Moussa déplore aussi, lors des manifestations du hirak, l’expulsion de plusieurs ressortissants étrangers, au nom de l’ « ingérence étrangère », et le peu de soutien qu’ils ont reçu en Algérie. Il évoque à titre d’exemple les expulsions de la députée de La France Insoumise Mathilde Panot en novembre 2019, celle d’Ahmed Benchemsi, membre dirigeant de Human Rights Watch, en août 2019, et aussi, celle de Jean-François Le Dizès, militant grenoblois, en janvier 2020. Il regrette ainsi la suspicion totalement délirante dirigée à l’encontre des étrangers comme les binationaux, renvoyés dos-à-dos et considérés « comme des citoyens de seconde zone », et cela avec l’aval du ministre des Affaires étrangères qui déclara en octobre 2019 : « les manifestations de par le monde sont réservées aux citoyens du pays et non étrangers” (3).
De retour à Paris et face à ces relents xénophobes qui ont limité la dynamique subversive du hirak, Nedjib Sidi Moussa a exprimé, à travers un entretien donné à un média libertaire, sa défense « de l’internationalisme révolutionnaire » tout en revenant sur la xénophobie et l’antisémitisme auxquels certains médias pro-régime ont donné libre cours « à l’occasion de l’expulsion en octobre de la députée Mathilde Panot et du vote en novembre d’une résolution à l’initiative de l’eurodéputé Raphaël Glucksmann. Ces deux affaires donnèrent également lieu à des réactions typiquement nationalistes dans les cercles de la gauche algéroise – qui, en cela, ne se démarquaient en rien des éléments de langage des autorités” (4). Loin des carcans identitaire et nationaliste, il a affirmé dans son article « Algérie-France : affirmer un internationalisme révolutionnaire” (5) la nécessité de concevoir une solidarité transnationale entre tous les mouvements révolutionnaires du monde.
Nedjib Sidi Moussa : une critique constructive des limites du Hirak (1)
« La badissia novembria » : une impasse
Comme je l’ai mentionné précédemment, Nedjib Sidi Moussa relativise avec raison les discours enthousiastes et apologétiques qui voient dans la « réappropriation » du drapeau national et de la geste indépendantiste par les manifestants du hirak une « actualité révolutionnaire ». Au service d’un nationalisme exclusif et répressif, du côté des autorités comme de celui des opposants, la mobilisation de ces symboles, écrit-il, « devait être comprise par la volonté d’alimenter un consensus émotionnel tendant à neutraliser les antagonismes de classe ou générationnels” (6). De plus que brandir les portraits de Ben M’hidi, de Mostefa Ben Boulaïd ou d’Abane Ramdane n’a rien de subversif. Absolument rien de nouveau sous le soleil, comme le disaient les Grecs : « Il n’y a là rien, écrit Nedjib Sidi Moussa, de véritablement opposé à la vulgate du régime chez des protestataires qui restent en restituant les leçons d’histoire apprises sur les bancs de son école, au sein du foyer familial voire dans la presse” (7).
De ma part, j’aurais tendance à penser que le paroxysme de la régression fut atteint, dans et par la saturation du champ politique et social par l’instrumentation de la religion et de la lutte anticoloniale, par l’apparition du fameux mouvement de la badissia novembria (en référence à Abdelhamid Ben Badis, fondateur de l’Association des oulémas musulmans algériens en 1931 et au 1er novembre 1954, la date du déclenchement de l’insurrection armée contre le colonialisme français) qui a noyé le hirak dans le grégarisme politico-religieux qui ne cesse d’aliéner l’Algérie et les Algériens depuis soixante ans.
Au sujet de cette inénarrable badissia novembria, Nedjib Sidi Moussa cite Kamel Daoud qui voit dans cette expression « ‘’le sigle informel d’une partie des élites arabophones, conservatrices, islamistes’’ en précisant toutefois qu’il s’agissait du triomphe du ‘’révisionnisme islamiste du récit de la décolonisation’’” (8).
A côté de Kamel Daoud, il cite aussi Iddir Nadir qualifiant le mouvement de la badissia novembria d’ «imposture » et Rabah Lounici qui, de son côté, estime que les promoteurs de ce slogan « sont des clients du régime » et que « les hommes qui ont déclenché la Guerre de Libération sont tous issus du mouvement indépendantiste et n’ont donc aucun lien » avec Abdelhamid Ben Badis et l’Association des oulémas (9).
Conclusion
Nedjib Sidi Moussa termine sa contribution par le constat suivant : « Le hirak, tel que je l’ai vécu, incarnait dans son rapport à la révolution anticoloniale la forme algérienne de ce ‘’futur déjà terminé’’ décrit par Günther Anders et selon lequel ‘’le fait de vivre sur la représentation d’un futur idéal semble déjà appartenir au passé’’”(10).
L’hyper-motivation pour arborer les symboles de la geste indépendantiste devrait, pour sortir de la routine de nos sentiers battus et rebattus depuis des décennies, être réinvestie ailleurs, c’est-à-dire dans la proposition et la création de formes de mobilisations nouvelles osant remettre en question, et de façon radicale, le récit national, l’histoire officielle de la lutte anticoloniale, le patriarcat, les islamistes et aussi, poser la question sociale comme l’objet central de la lutte politique, et non les débats éculés autour de l’identité nationale, la religion et tout le fatras idéel à la sauce badissia novembria.
La « subjectivité révolutionnaire » du hirak, constate Nedjib Sidi Moussa, est en crise parce que enferrée « dans des modalités réformistes par des élites incapables de penser le changement sans elles ou contre elles” (11. Le hirak, dans toutes ses limites et tous ses aspects inédits, n’ayant pas pu faire tomber totalement le mur de la peur, l’avait effrité toutefois.
S’il y a une leçon à retenir de la contribution de Nedjib Sidi Moussa, elle sera, me semble-t-il, la suivante : la sanctification du passé ne mène nulle part ; la sacralisation de la geste anticoloniale et indépendantiste est le sacrifice du présent et du futur au nom d’un passé qui n’existe que dans les limbes ; et la haine d’Israël, du Maroc et de la France sont l’opium de ceux qui ne veulent pas prendre leurs responsabilités face à leurs échecs, face aux impératifs du présent visant la construction d’un futur plus juste et plus vivable. C’est-à-dire un futur dans lequel une partie de la jeunesse algérienne n’aura jamais à risquer sa vie sur des embarcations de fortune pour venir s’installer en France et vendre des cigarettes à la sauvette au métro Barbès.
Si nous pourrons organiser un jour une protestation qui voudra aller vraiment de l’avant, et non « avancer en arrière », « il s’agira moins, conclut Nedjib Sidi Moussa, de restituer des récits lénifiants que de s’en émanciper en sortant des cadres imposés par la fragmentation d’un espace public à reconquérir pour de bon” (12).
Faris Lounis
Renvois
1/Amin Allal, Layla Baamara, Leyla Dakhli, Giulia Fabbiano (dir.), Cheminements révolutionnaires. Un an de mobilisations en Algérie (2019-2020), Paris, CNRS Editions, 2021, p. 233.
2/Ibid., p. 234.
3/ Ibid., p. 236.
4/ Ibid., p. 234.
5/ Publié in La Révolution prolétarienne, 2019, n° 807, p. 11.
6/ Ibid., p. 236.
7/Ibid.
8/ Kamel Daoud, « Où en est le rêve algérien ? », Le Point, 12 janvier, cité in ibid., p. 237.
9/Iddir Nadir, « Rabah Lounici. Chercheur en histoire : ‘’Les promoteurs du slogan sont les clients du régime’’ », El Watan, 20 juin 2019, cité in ibid.
10/Ibid., p. 240.
11/ Ibid., p. 240.
12/ Ibid., p. 241.