Le 26 novembre 2022 à 20h, Lounis Aït Menguellet va se produire à Bercy, salle Accor Arena devenue l’endroit le plus mythique de la Ville Lumière, l’antre conviviale où se déroulent tous les méga-concerts.
La communauté kabyle de France, d’habitude politiquement et culturellement invisible, malgré son importance numérique dans la Région Parisienne, s’y rendra de façon massive. Elle y manifestera sa présence de façon ostensible, pour rendre hommage à l’artiste qui lui donne bonheur et grandeur à chaque apparition sur une scène de spectacle dont il fait un autel de célébration et de communion. Avec douceur et talent, il réussit à communiquer avec toutes les générations de son peuple.
Lounis Aït Menguellet se confie et met les points sur les « i »
On vient de loin pour entendre cette voix qui, à partir d’une scène ressemblant plutôt à une chaire universitaire, déroule une leçon inaugurale sans cesse retentissante. Du reste, il faut rappeler que le Maître a déjà reçu le titre de doctorat honoris causa de l’université Mouloud Mammeri de Tizi-Ouzou.
Le miracle Aït Menguellet
Chaque peuple a son génie, son mentor ou son prophète. Le peuple kabyle a le sien : Lounis Aït Menguellet. L’auteur-compositeur-interprète, véritable Michel-Ange du verbe, a d’abord commencé par la poésie amoureuse à laquelle il a donné, avec talent, ses lettres de noblesse. Très vite, l’ethnophilosophie, la philosophie universelle, la philosophie politique, la critique sociale font irruption dans son œuvre monumentale avec rythme, harmonie, pertinence et congruence. Le rose et le gris s’y épousent avec magie, en d’heureux oxymores d’où surgissent des vagues d’émotions suivies de retentissants ressacs de cogitation.
Ce jour-là à Bercy, ceux qui bâillonnent, emprisonnent, blessent les Algériens, font peser une chape de plomb sur la société et minorisent l’amazighité en auront pour leurs grades. Ils veulent nous rendre tristes, nous serons joyeux. Ils manœuvrent pour nous imposer l’omerta, nous serons exubérants. Ils programment notre apathie, nous serons fougueux. Au verbe incisif et musical de Lounis, les spectateurs répondront, à l’unisson, par le langage du corps, des tripes, des cordes vocales et de tous les sens, dans une transe sans fin. Les drapeaux amazighs et algériens y seront déployés avec enthousiasme et unité retrouvée (ad rewlen ma tedduklem).
Ses concerts restent des moments forts au cours desquels la culture kabyle/amazighe, se revivifie et recolle les fragments de son puzzle éclaté. Chaque sortie publique du Maître et chacun de ses albums montrent les voies initiatiques d’un passé résilient et les affres d’un présent anxiogène pour nous mobiliser en vue d’un futur assagi. Tel Confucius, notre poète s’évertue, dans un pays chaotique, à nous interpeller pour fonder, ensemble, une société plus juste et plus humaine. Il ne conditionne pas l’avènement d’un bonheur individuel à une soumission dogmatique qui promet une vie céleste radieuse, il le relie, a contrario, à un engagement constant pour une existence terrestre libre.
Tayri, l’amour contrarié
Soixante années après l’indépendance, les espaces d’expression et de loisirs des jeunes Algériens qui représentent les deux tiers de la population, ont été transformés en lieu carcéral par les institutions politique, religieuse et scolaire (amkan yuɣal d lḥebs umi rran uzzal, medlent fell-aɣ tebbura).
C’est pourquoi, ces jeunes sont marqués par les blessures que leur infligent leur société et ce système, tous deux d’un autre âge et totalement psychorigides. Ils vivent une misère affective faite de désirs inassouvis, d’ardeurs domestiquées et d’élans brimés.
C’est à eux que le Maître a dédié toute la première partie de son œuvre. Ils le lui rendent bien, en se rendant toujours massivement à ces récitals tant en Algérie qu’en France ou au Canada (Idaq wul ; Sliɣ i wtaxi ; Ma selbeɣ,…).
Pour la société kabyle et algérienne en général, l’amour est une zone minée, une poudrière, un lieu de désirs étouffés, un périmètre clos qui paralysent la vie intérieure faite de fougue et de bouillonnements, un espace qui entrave les palpitations passionnées du cœur. C’est à ce tabou de l’amour transi que Lounis s’en est pris de façon frontale, dans la première partie de sa carrière artistique (Urjiɣ, Lehlak, Nnuɣeɣ yid-ek ay ul-iw …). Il pointe du doigt une société patriarcale qui, sous le couvert du nnif et de l’ordre socioreligieux, régule les ardeurs et bannit toute liberté.
Face aux volcans émotionnels contenus, Lounis Aït Menguellet propose une poésie médiatrice qui libère la parole et rend audibles les élans du cœur (Bɣiɣ ad d iniɣ ad yifsus wul-iw ; Ah Lwiza la ttruɣ ula d nekkini). Ces chants vont s’égrener à nouveau, ce 26 novembre 2022, comme pour traduire la vie sentimentale qui ruisselle en un frisson sans fin et dans une ivresse thérapeutique. Écouter et reprendre en chœur ces hymnes dédiés aux interdits amoureux, c’est les tolérer.
Un engagement fort et discret
Lounis abordera également les sujets graves qui font sa singularité. Tour à tour, il se fera historien, philosophe, sociologue, lanceur d’alerte… Sans jamais outrager son pays, son verbe s’attaque au système autoritaire et conservateur qui brise l’espérance (Amacahu, A mmi, Asekriw), à la pensée dominante, aux préjugés sociaux, aux fausses évidences (Amjahed, Tamettut, A lwaldin et tant d’autres compositions).
Ces œuvres déjouent le prêt-à-penser et refusent la coercition. Le vers menguelletien est l’une des formes les plus achevées de la pensée contemporaine démocratique. Avec courage, rigueur et congruence, il exprime un jugement éclairé et frondeur.
Chaque position affirmée qui surgit d’une strophe en appelle une autre, selon une règle d’enchaînement équilibré et juste dont Lounis Aït Menguellet détient seul le secret. Souvent, ses compositions épousent les canons des productions romanesques comme dans « Tirga n temzi ; Aɛli d Waɛli ; Ay agu ; Wid iruhen; Tibratin». Le récit s’y déroule sur fond d’énigmes à couper le souffle. Son engagement discret mais déterminé révèle sa grandeur de poète lucide et constant. Il reflète le domaine électif de ses chants politiques et philosophiques qui donnent du sens au non-sens et met à nu les systèmes politiques, sociaux et religieux incontrôlés (Ahkim ur nesɛi ahkim).
Notre poète n’a ni besoin de prose politicienne pour se faire entendre, ni de surenchère pour être compris, ni encore d’artifices pour être crédible. Chaque jour qui passe lui donne raison malgré des détracteurs agités, des excités toujours en embuscade. Il ne ferme ni l’œil terrestre, celui qui veille sur son peuple, ni l’œil céleste, celui de sa muse féconde. Son œuvre restaure la civilisation, à chacun de nous de la répandre.
Le poète garde le cap
D’année en année, Lounis élargit son panorama verbal et musical. Malgré les tourments et les frustrations auxquels son peuple fait face, il en surgit des bonheurs d’expressions et de mélodies. Par ce biais, son public retrouve, à chaque fois, la voix de l’artiste libre, la voie de l’homme incorruptible qui garde le cap avec sérénité.
Face à un pouvoir redoublant de férocité, à une société en proie à une spirale déceptive voire dépressive, à une chape de plomb continuant d’étouffer toutes les voix discordantes, à des victimes du système elles-mêmes s’entredéchirant sans merci, au recul désespérant de nos idéaux, Lounis Aït Menguellet en appelle au sursaut.
Il multiplie, avec une sagesse inflexible, les opportunités pour interpeller les consciences (In’as i gma ur nezri ; Ay aqbayli ; …). Pas à pas, il suit ses compatriotes et s’inspire de leur condition humaine, de leurs amours, de leurs frustrations, de leurs conflits et de leur soumission aussi. Poète sensible et éclairé, il a une façon singulière de saisir le monde amazigh et le monde dans sa globalité et il a une façon remarquable de percevoir la Terre et le Cosmos, théâtres cruels des hommes et des dieux (A ddunit-iw ; La steqsyeɣ itran ; Ay itij i d icerqen maççi inu n wiyad…).
Merci Lounis, à très bientôt à Bercy !
Hacène Hirèche, consultant – Paris