Nous n’abordons pas, dans cette présente, la critique acerbe qu’avait reçu ce roman de Mouloud Mammeri par des critiques nationaux. Cela fait partie de l’histoire de la réception nationale des premiers écrits littéraires par des Algériens. Cela n’empêche que cette œuvre demeure un chef-d’œuvre et un témoignage du vécu du peuple algérien avant les grands bouleversements qui vont le basculer définitivement dans la modernité.
« La colline oubliée » est le premier roman de Mouloud Mammeri, paru en 1952. L’histoire se déroule en 1939, au cœur des montagnes de Haute Kabylie, dans un village gouverné par les valeurs et les coutumes ancestrales. Le roman suit la vie de Mokrane, un homme qui a grandi dans le village et y vit toujours, naviguant entre douleurs, espoirs et vengeances. L’irruption de la Seconde Guerre mondiale dans cet espace préservé de toute intrusion étrangère jusque-là et la mobilisation des hommes engendrent un désarroi dans le village, ébranlant l’harmonie séculaire de ce monde enchanté.
Le roman raconte l’histoire d’un groupe de jeunes qui ont grandi ensemble dans le village, notamment Mokrane, le mari de Aazi, et leurs amis Akli, Menach, Davda et Idir. Mouloud Mammeri nous décrit leur mode de vie, leurs souffrances, l’appel à la guerre, les séparations, la pauvreté, l’amour et les retrouvailles.
C’est une histoire émouvante qui donne un aperçu de la vie dans la Kabylie avant la Seconde Guerre mondiale.
Ce roman de Mouloud Mammeri peut se lire comme celui des États d’âme, un roman qui décrit les fluctuations du sensible au fil du récit.
Des états d’âme multiples et reflétant les tensions et les émotions des personnages face aux changements et aux défis de leur époque. Le roman, situé dans un village kabyle au début des années 1940, explore les sentiments de désir, de frustration, de nostalgie et de résignation des personnages, notamment en ce qui concerne les traditions, l’amour, la pauvreté et l’impact de la guerre.
En second lieu, si nous analysons l’espace de plus près, nous pouvons aisément isoler
- Espaces Sociaux et Culturels : Le roman décrit un village kabyle gouverné par des valeurs et des coutumes ancestrales, où les traditions jouent un rôle central dans la vie quotidienne des personnages.
- Espaces temporels : L’histoire se déroule pendant une période de transition, juste avant la Seconde Guerre mondiale, ce qui crée un sentiment d’urgence et de changement imminent.
- Espaces émotionnels : Les personnages vivent des émotions intenses liées à leurs expériences personnelles, telles que les mariages forcés, les séparations amoureuses et les difficultés économiques.
- Espaces physiques : Le village de Tasga, bien que fictif, est représenté comme un lieu réel avec ses paysages, ses maisons et ses lieux de rencontre, reflétant la géographie et l’architecture kabyles
Les états d’âme et les caractéristiques des espaces dans le roman sont intimement liés, car les espaces physiques et sociaux influencent et sont influencés par les émotions et les expériences des personnages. L’espace subit des fluctuations significatives qui reflètent les tensions et les transitions de la société kabyle pendant la période coloniale.
L’ouverture de l’espace est illustrée par la description du village de Tasga, qui est présenté comme un lieu ouvert et vivant, avec ses paysages, ses maisons et ses lieux de rencontre. Cependant, cette ouverture est mise en contraste avec la fermeture de l’espace qui se produit lorsque les hommes sont mobilisés pour la guerre, laissant le village dans un état de désarroi et de confusion. L’atténuation de l’espace est également présente dans le roman, notamment à travers la description de la vie difficile et des conditions de vie précaires des personnages. Cette atténuation est mise en contraste avec l’extension de l’espace, qui est symbolisée par le désir des personnages de changer leur destin et de défier les traditions et les contraintes de leur société.
En outre, l’espace dans le roman est également caractérisé par une tension entre le passé et le présent, entre la tradition et le changement. Cette tension est illustrée par la description des traditions ancestrales du village, qui sont mises en contraste avec les défis et les changements apportés par la période coloniale.
En d’autres termes, les fluctuations de l’espace dans « La Colline oubliée » reflètent les tensions et les transitions de la société kabyle pendant la période coloniale, ainsi que les désirs et les émotions des personnages face à ces changements. Ainsi, Mammeri utilise les descriptions spatiales pour symboliser la lutte entre le maintien des traditions et l’acceptation de la modernité, créant un récit qui explore les profonds bouleversements sociaux et culturels de son époque.
Pour Mouloud Mammeri, les espaces décrits reflètent la modernité à travers la tension entre les traditions ancestrales et les influences extérieures de la colonisation et de la guerre. Le village de Tasga, situé sur les collines de Kabylie, est le symbole de la destinée du peuple algérien pendant la période coloniale. Il est décrit comme un lieu où les traditions et les valeurs kabyles sont profondément enracinées, mais où la faim et la misère accablent également les montagnards. La modernité se manifeste dans la manière dont les personnages du roman sont confrontés à des changements et à des défis qui perturbent leur mode de vie traditionnel.
La mobilisation des hommes pour la guerre et l’impact de la colonisation introduisent des éléments de modernité qui créent une tension avec l’ordre traditionnel. Ces changements sont ressentis comme une malédiction sur le village, perturbant les habitudes et les routines établies.
Ainsi, Mouloud Mammeri utilise les descriptions spatiales pour symboliser la lutte entre le maintien des traditions et l’acceptation de la modernité, créant un récit qui explore les profonds bouleversements sociaux et culturels de son époque.
Subtilement et c’est peut-être cela le reproche de la critique dite nationale à ce récit de Mammeri.
Mouloud Mammeri ne supporte toujours pas la proximité avec Boumediene
L’écrivain utilise ces prises de conscience pour critiquer une société qui se barricade contre l’ouverture sur les sociétés universelles, où l’ignorance et les fausses croyances prennent le pas sur la civilisation, la modernité et l’humanisme. Ainsi, le roman ne se contente pas de dépeindre les traditions et les coutumes, mais sert également de plateforme pour remettre en question et critiquer les aspects répressifs et obsolètes de la société algérienne de l’époque. Mouloud Mammeri n’a pas pris la plume uniquement pour dépeindre et donner la parole aux siens. Il l’a prise également pour dénoncer et remettre en cause le système tribal et des coutumes obsolètes. La où réside toute sa modernité.
Saïd Oukaci