Pour ce 4e hommage à notre immense artiste, Idir, porte-drapeau de l’identité et de la culture amazigh, nous allons repartir aux sources pour essayer d’y puiser quelques délicieux souvenirs qui méritent d’être partagés.
À la fin des années 1960, à l’entrée du village d’At-Lahcen dans la commune des At-Yani, pas loin de la maison familiale d’un futur très grand chanteur, était entreposé un stock de dalles tombales. La place dite encore aujourd’hui « Les Dalles », par ceux qui la fréquentaient à l’époque, prit ce nom de fait, comme on dirait ailleurs la Place du Marché, ou de l’Église, ou de la Fontaine,…
En attendant leur usage funeste « à terme », ces dalles servaient aussi de lieu de rassemblement et de divertissement durant les longues soirées estivales, pour les jeunes qui les avaient disposées sommairement en forme de banquettes.
Ainsi, tous les soirs, durant les grandes vacances d’été, après-dîner et à la belle étoile, les jeunes du village s’y retrouvaient pour se divertir. Idir ne faisait pas entorse à la règle. Mieux encore, il faisait ramener sa guitare par un chemin détourné, derrière la maison familiale, afin de ne pas éveiller la curiosité de ses oncles et parents.
Une fois l’instrument arrivé à destination, il offrait à l’auditoire improvisé que nous étions, ce qu’il savait faire à la perfection : jouer de la guitare. Il avait là, sans doute, son tout premier public et était loin de se douter qu’un jour, pas si lointain, il se produirait à guichets fermés à la salle Atlas, au centre d’Alger, puis, par deux fois, à La Coupole du stade du 5-Juillet, en deux représentations consécutives (soit, 2 x 8 000 spectateurs).
Les soirées d’été se passaient ainsi, à le regarder gratter son instrument et à l’écouter, voire à danser sur des rythmes qu’il distillait à l’envie. Il était accompagné aux percussions par son ami d’enfance Amar qui tambourinait sur le coffre de la guitare. Il lui arrivait d’inviter les uns et les autres à pousser la chansonnette, en les accompagnant de ses accords harmonieux aux sonorités on ne peut plus douces et agréables à l’oreille.
Parfois, un instrument à vent de fabrication locale et spécialité des At-Yenni (tizzemarines), cousin proche de la cornemuse de par le son enchanteur émis, venait enrichir le binôme composant l’orchestre sous les doigts agiles et précis de Bouyou. C’était là aussi un autre artiste discret dont Idir vantait les talents pour la justesse de son jeu et la finesse de son oreille musicale. Il se disait d’ailleurs, qu’une fois devenu vedette, il voulait le faire venir en France pour participer à un de ses enregistrements.
À la fin des vacances d’été, la table d’harmonie de la guitare aurait pu témoigner de la ferveur de ces instants car elle en avait gardé durablement les traces, marquée qu’elle était par les impacts des ongles du percussionniste de circonstance. La mémoire des jeunes présents à ces soirées-là garde quant à elle, encore aujourd’hui, les traces indélébiles de ces souvenirs enchantés, inénarrables.
Idir s’appelait encore Hamid et il était loin de se douter, et nous non plus d’ailleurs, que la vague du destin allait l’emporter corps et âme de par le monde et faire de lui un chanteur à succès, sans doute le plus doué de sa génération mais, surtout, un des porte-drapeaux essentiel de l’identité kabyle en particulier et amazigh en général (soit, des Iles Canaries jusqu’à l’oasis de Siwa en Égypte).
Pour le visiteur curieux de la situer, cette place jadis insignifiante, accueille désormais la statue de l’artiste, adossée au splendide Djurdjura. Il comprendra du coup l’attachement viscéral de l’artiste à ses racines, qu’il a chantées notamment dans un de ses derniers titres « Adrar inu » (ma montagne à moi), comme en écho à Jean Ferrat qui avait chanté en son temps « Pourtant, que la montagne est belle !».
Ce visiteur n’y trouvera pas de guide pour lui faire la visite. D’ailleurs, ce n’est pas nécessaire car le cadre parle de lui-même et l’espace est à dimension humaine. Mais, au besoin, il pourra toujours s’adresser à la boucherie d’en face où Moumouh (alias « Guerotte »), personnage truculent et mémoire vivante de ces temps d’insouciance, lui réservera le meilleur accueil et complétera utilement ce récit avec force détails inattendus.
Avant de repartir, le cœur léger, certain d’avoir partagé un instant de pur bonheur, ce visiteur n’oubliera surtout pas de rendre son salut à l’icône de la chanson berbère qui semble lui-même lui adresser le sien, par anticipation, en retirant son couvre-chef dans un geste figé pour l’éternité…chapeau bas l’Artiste !
Il y a lieu d’espérer que son village, à l’instar de la ville de Toulouse ou de celle de Paris tout récemment, puisse penser à donner son nom à cet endroit qui l’a vu naître et grandir jusqu’à porter haut et fort le nom de ses origines de par le monde. Le choix des vocables est ample tant la langue kabyle est riche: « Agwni n Yiddir », « Tabucict n Yiddir », « Annar n Yiddir » … ?
C’est là le moins que nous puissions lui renvoyer, lui qui nous a tant donné.
Mouloud Cherfi
Idir a donné corps et force à travers son œuvre notamment de début de carrière à certains pans de l’imaginaire collectif kabyle. C’est tout juste fabuleux.
Comme notre religion et nos mythes sont non écrits – notre religion non structurée, c’est le chant et l’oralité qui les portent nos mythes.
Tout comme les religions antiques non écrites et non hiérarchisés, belles et utiles comme elles étaient, n’ont pas résisté au tsunami des religions orientales écrites et organisée de façon guerrières, notre religion et nos mythes font en plus face à plus dangereux et plus systématique : une école étrangère qui distille une façon d’être étrangère et une langue étrangère.