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Albert Camus, écrivain français d’Algérie (X)

LITTERATURE

Albert Camus, écrivain français d’Algérie (X)

L’opposition entre Camus, Français d’Algérie, et les écrivains algériens de souche arabe ou berbère s’est installée d’une manière naturelle; elle allait de soi en fonction de leurs origines et de révolution politique de l’Algérie. 

VlII. Camus, Sénac et la justice 

À l’heure de la vérité et de l’épreuve, chacun a rejoint son camp et sa cause respective.

La situation invivable entre deux Pieds-Noirs, Jean Sénac et Albert Camus était autrement grave et significative; c’était au fond une prise de conscience identitaire, engendrée par la divergence à l’égard de la cause d’indépendance algérienne, épousée par le premier et inacceptable pour le second. Nous mettons le nom de Sénac en première position parce que c’est lui qui est devenu «l’homme révolté» contre Camus et non l’inverse. Qui était Jean Sénac? – Un talent qui ne doit rien à personne, lumineux et sain, avec une vraie bravoure, tel était en 1953 le jugement de Camus sur son ami129.

Vingt ans plus tard, au lendemain de la mort tragique de Sénac130, le 30 août 1973, Jean-Pierre Péroncel-Hugoz, dans son article Le Soleil assassine131 écrivait: Jean Sénac le plus grand poète maghrébin contemporain, reconnu comme tel par la majorité de l’intelligentsia et par toute la jeunesse d’Afrique du Nord …, le chantre le plus talentueux du nationalisme algérien132.

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Jean Sénac (1926-1973), le chantre du nationalisme algérien, fut l’incarnation de l’esprit poétique méditerranéen. D’origine européenne, fils d’une mère espagnole catholique solitaire, porte en lui la blessure de la bâtardise, complexe algérien par excellence.

La poésie de Jean Sénac, débutant en 1944, est iconoclaste, engendrée par le don maudit de la poésie, et traduit ses états d’âme douloureux, ses déchirements à la veille de la guerre de libération, mais en même temps l’espoir d’une vie comblée des joies terrestres sous un soleil fraternel, selon la formule de Jean Déjeux. 

En 1950 Jean Sénac part en France sur l’invitation de René Char et d’Albert Camus, pour y rester deux ans. Il est en France pendant la guerre d’Algérie, à laquelle il participe de différentes façons. Sénac est devenu militant de la cause algérienne, après une prise de conscience en faveur de la «Mère Algérie», alors qu’il était issu d’un milieu franco-espagnol. Toujours en contact avec Camus, son frère de race si l’on peut dire, Sénac facilite et organise la rencontre de celui-ci avec des Algériens qui deviendront des personnalités importantes.

Cependant, la guerre entraine bientôt la rupture avec Camus, séparation d’autant plus atroce que l’auteur de Homme révolté avait désillé les yeux du jeune poète sur la situation. Sénac optait bel et bien pour la nation algérienne, telle qu’elle se voulait, qui obtenait son indépendance le Ier juillet, à laquelle Camus était hostile. La rupture Sénac/Camus était douloureusement vécue par les deux écrivains qui étaient pourtant voués à fraterniser.

L’un et l’autre, d’origine européenne, chacun né d’une mère espagnole, n’ayant pas connu leur pére (pour des raisons différentes) ont vu le jour sur la terre algérienne qu’ils aimaient tous d’un amour sensuel et charnel. L’imaginaire du romancier et du poète était pareil, domine par la mer, les plages, le soleil. Leur exaltation/ivresse de vivre au sein de la nature, leur sociabilité et sensibilité à l’autrui alternaient avec le sentiment d’une grande solitude au coeur que chacun essayait de combler conformément à son tempérament et à ses motivations. Il n’y avait qu’une seule différence entre ces deux frères ennemis mais elle était de taille: la manière d’envisager le destin humain de l’Algérie.

L’aîné restait déchiré entre l’Algérie, sa patrie d’origine qu’il avait quittée à l’âge de 27 ans, et la France, pays de ses ancêtres paternels, qu’il a choisi pour la vie. La passion algérienne du cadet allait à sens unique. Fils d’un père inconnu, Sénac était amoureusement enraciné dans les territoires de la Mère/Algérie. La France, où il avait passe la période de la guerre d’Algérie en militant pour la cause d’indépendance, n’a pas emporté sur son amour du peuple algérien. Camus aimait les Arabes avec toute sa générosité et tout son humanisme mais en maitre qui ne s’est jamais départi du paternalisme, tant détesté par les indigènes. Sénac, lui, se donnait, corps et âme, à tous les Algériens, sans distinction de race, de religion, d’origines, il les aimait tous en frère.

En 1962, tandis que les Français d’Algérie quittent le pays, Jean Sénac rentre et, ayant opté pour la nationalité algérienne, il se lance dans le tourbillon d’une activité culturelle du jeune État, avec sa parole poétique passionnément engagée. Les poèmes publiés dans les quotidiens et périodiques chantent la beauté de la révolution en marche, qui devait aboutir à la libération de l’homme de tout assujetissement.

La controverse qui a oppose Sénac à Camus met en question la morale et la probité de l’écrivain couronné par le prix Nobel, et particulièrement sa conception de justice, qui déterminait ses prises de position pendant la guerre d’Algérie. D’après la relation d’Olivier Todd133, Sénac accuse Camus de renier son idéal de justice mis en valeur dans « Les Justes ». Cette pièce a été inspirée à Camus par l’action terroriste menée par les révolutionnaires russes en 1905 contre le régime tsariste.

Deux attitudes y sont mis en opposition: celle qui dit que la fin justifie les moyens, soutenue par Stéphan et l’idée de Kaliayev, le porte-parole de Camus, que l’action révolutionnaire doit respecter des limites. Kaliayev pense que tuer des enfants est contraire à l’honneur, c’est pourquoi il a refuse de lancer la bombe sur la calèche où à côté du grand-duc Serge se trouvaient deux enfants. Il abhorre le terrorisme révolutionnaire qui fait des victimes innocentes dans le présent au nom d’un meilleur avenir, qui ne garantit pas d’etre conforme à son idéal. Ce cas de conscience de Kaliayev témoigne en faveur de la probité de Camus, qui élabore une morale révolutionnaire à toute épreuve.

Camus fait des efforts pour que la justice rêvée par lui soit pratiquée, avec une seule exception: la cause algérienne, et cela suffit pour que son idéal soit sali. Sénac voit chez l’auteur des Justes un décalage entre le dire et le faire.

Dans un article fervent écrit vers la fin de 1957, Camus au secours de Lacoste, Sénac fait une critique globale de la philosophie politique de Camus concernant l’Algérie, sans manquer toutefois de lui rendre hommage.

L’honnêteté de Camus voulait qu’il plaçat une farouche intégrité au centre même d’une action… Ni victimes ni bourreaux! n’avait-il cessé de répéter135. Sénac reproche à Camus son attitude dichotomique : l’auteur des Justes proteste contre les camps nazis, soviétiques ou francistes et passe sous silence les camps colonialistes.

Après avoir condamné l’usage des tanks russes à Berlin (1953) et à Budapest (1956), Camus a refuse de témoigner pour ceux de «Ben Sadok et de Taleb» ce qui «portait déjà atteinte à la dignité d’une oeuvre et d’un silence»136. Sénac est indigné surtout par les déclarations officielles de Stockholm, où Camus prend violemment position contre les «crimes» du F.L.N, en ignorant systématiquement ceux du mouvement adverse et ceux de la pacification137. Par la même occasion Sénac se dresse contre l’européocentrisme de Camus, dénonçant le discours de celui-ci sur la communauté des écrivains algériens que nous avons déjà cité138.

À partir de ces textes, il ressort que l’Algérie est une province qui doit tout à la France et que seule l’Europe peut lui apporter la lumière. … Camus ne conçoit de civilisation ou de culture qu’européennes.(…) Comme Louis Bertrand,… il n’a retenu de l’Algérie que son latinisme: Saint-Augustin, Tipasa, Djémila.

Ailleurs, il voit des «villes sans passe». Pour lui, la civilisation, la culture arabes n’existent pas. Pour lui, ce qui est important, c ’est que Dib, Mammeri, Kateb soient des «Européens». A croire qu’il ne les a jamais lus!»139 Et si tel était le cas? – De toute façon, la rupture Sénac-Camus est consommée

Conclusion

L’oeuvre d’Albert Camus, s’inscrit dans l’histoire des lettres du Maghreb, profondément marquée par la guerre d’Algérie (1954-1962), qui a mis fin à l’empire colonial français. Historiquement, Camus se situé au coeur du grand tournant qui, pour l’Algérie littéraire, allait se solder par l’extinction d’une littérature française coloniale, instrument idéologique au service du peuple conquérant, et l’émergence d’une écriture des Algériens de souche, enracinée dans le pays profond, de caractère authentique et national.

Albert Camus, le plus grand écrivain français d’Algérie, est resté l’homme d’un temps révolu, de l’époque coloniale qui touchait à sa fin et à laquelle il ne lui était pas donne de survivre. De son vivant, écrivain et journaliste engagé, visant 1’union des deux communautés d’Algérie, Camus allait à contre-courant de l’histoire en marche et s’est laissé politiquement dépasser. Le métissage et la naissance sur la terre algérienne devenue française a fait de Camus un homme déchiré entre ses deux patries.

Sa double identité dans le contexte historique et politique qui était le sien, le condamnait à une existence en porte-à-faux, à des prises de position contradictoires et à un éternel exil. L’existence de Camus, écrivain apparemment comblé (célébrité, Prix Nobel, audience mondiale), était marquée par une grande douleur, celle d’etre séparé (des siens, de la Mère/Algérie).

La mort prématurée et absurde a coupé court à ses efforts pour être Algérien à part entière. Le premier homme nous offre un beau témoignage de son drame de l’Étranger assumant la responsabilité face à l’Autre et en quête de la réconciliation. Tel qu’en lui-même Camus s’est accompli dans son destin tragique. Non omnis moriar, dira-t-on avec raison à propos de Camus, écrivain moraliste dont le message reste bien vivant. Entreprenant sa tâche d’écrivain agnostique, Camus visait à élaborer, tout au long de son parcours, les modalités de dépasser le mal existentiel de l’homme par ses propres forces.

À la condition absurde de Sisyphe, il a oppose l’attitude de l’homme révolté qui, dans un combat acharné, se met en quête du bonheur.

Dans la conclusion sur l’absurde, l’auteur croit le bonheur possible: «La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir le coeur d’homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux»140. Le sens de la vie consisterait dans la quête des valeurs dont la justice, idéal majeur camusien, celui des « Justes », toujours poursuivi sans jamais pouvoir être atteint.

Camus le Méditerranéen, disciple de Platon, sort de la caverne et se tourne vers la lumière, source d’un bonheur charnel et sensuel, pour chanter les noces de l’homme avec la nature.

Avec une écriture lumineuse et transparente, l’écrivain se mettra à peindre, dans des teintes différentes, les faces opposées des êtres et des choses. Et, fait significatif: dès le début, l’auteur de L’Étranger ne cesse pas de subjuguer des générations de lecteurs qui, sans être toujours d’accord avec lui sur le fond, se laissent fasciner par sa parole généreuse et magique. Pour certains, c’est grâce à son art que I’oeuvre d’Albert Camus demeure.

Maria Stepniak

Notes

128- K. Yacine , Nedjma, Le Seuil, Paris 1956, p. 182.

129- Voir: J. Déjeux , Jean Sénac ou le soleil fraternel, in Littérature maghrébine de langue française, p. 332.

130 -Jean Sénac fut assassine dans la nuit du 29 au 30 août 1973 à Alger dans des conditions non encore élucidées (l’assassin n’a jamais été arrêté).

131- In: Poésie au Sud/Jean Sénac et la nouvelle poésie algérienne d’expression française, Archives de la ville de Marseille, 22 septembre/22 octobre (catalogue d ’une exposition et des «rencontres» consacrées à J. Sénac en septembre 1983), pp. 115-117. 132 Ibid., p. 117.

133- O. Todd , Albert Camus, une vie. pp. 674-675 et 819, notes 9, 10, 11.

134- Poésie au Sud, pp. 69-72. 135- Ibid., p. 71. 136- Ibid. 137- Ibid. 138- Voir p. 5, note 20. 139- Ibid.

140- Le Mythe de Sisyphe, Edition de la Pléiade des oeuvres de Camus, p. 198

Auteur
Maria Stepniak

 




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