Mercredi 23 juin 2021
Benjamin Stora : de l’amour de l’Algérie à la compromission ?
Incontestablement, Benjamin Stora est la mémoire de l’Algérie. Il n’est pas le seul mais celui qui a pu apporter le sceau d’une étude historique des plus sérieuses.
L’homme est d’une modestie et d’un humanisme qui sont à la hauteur de sa compétence apaisée, distillée d’une voix sereine, de ceux qui font transparaître un amour profond de ce pays qui est le sien. Mais, l’amour peut être aveugle et l’historien risque de lui sacrifier son âme.
Tout le monde le sait, l’historien Benjamin Stora a été chargé par le président Emmanuel Macron d’un rapport sur la relation franco-algérienne. Suite à cela, le 19 juillet, le président Tebboune charge son conseiller, Abdelmadjid Chikhi, de s’associer avec l’historien français pour rédiger un rapport commun à ce sujet.
Il y a là un trouble, perceptible de ma part depuis longtemps, mais qui s’affirme de plus en plus après trente ans de doute. Benjamin Stora est en train de franchir allégrement une frontière et, jusque-là, je feignais de ne pas le voir.
S’il accepte la mission, nous ne pouvons plus porter au crédit de l’historien une vertu mais l’accuser de compromission. Je suis assez triste d’en arriver à cette constatation et aurait préféré ne jamais la ressentir et l’écrire.
Benjamin Stora, un intellectuel intègre
Pas une seule fois je n’ai lu un écrit, écouté une interview ou participé à une conférence (deux fois pour ma part) sans penser que l’apport de Benjamin Stora est considérable pour la mémoire de l’Algérie.
Il fut toujours, le point de repère, la voix de la sagesse, celui qui remet à chaque fois les Algériens face à un passé qu’ils ne peuvent raconter avec une aussi grande prise de distanciation (ou, dirait-on, de liberté).
On ressent l’amour de l’universitaire pour ce pays qu’il commente, qu’il raconte et nous permet de vivre le passé autrement que la réalité quotidienne, autrement que par les langages bruyants et vulgaires du nationalisme de pacotille et de bourrage de crâne.
En cela, Benjamin Stora fut un homme intègre qui s’est toujours défendu de ne pas s’ingérer dans les affaires politiques de l’Algérie.
Benjamin Stora est historien et doit prendre la hauteur et la distance de l’historien. Il ne peut franchir cette barrière qui ferait de lui un historien officiel, ce qui est la pire des qualifications pour un universitaire, passionné de l’Algérie.
De la neutralité à l’ambiguïté ?
Mais en voulant gérer cette distanciation tout en affirmant son amour pour ce pays, l’historien n’a pourtant pas pu, hélas, s’empêcher de traverser une dangereuse frontière. Que le lecteur se rassure, cette transgression n’est pas à lui reprocher dans le fort intérieur de son honnêteté intellectuelle tout autant que de sa compétence.
Ce même lecteur s’est bien rendu compte combien je prends d’immenses précautions pour ne pas verser dans une critique injuste envers ce grand historien. Mes contorsions de langage, car on le lit bien par mes phrases, ne veulent signifier qu’une réserve, pas une accusation. Pour le moment…
Benjamin Stora a, depuis longtemps, franchi cette ligne de confusion entre l’historien et l’appui indirect au régime algérien. Certainement malgré lui, mais il l’a bien franchie.
On peut être historien et participer à éclairer les hommes de pouvoir, c’est même là une fonction naturelle de l’historien, aux côtés de tous les intellectuels et universitaires. Mais il ne faut pas éviter les questions qui fâchent ni éclairer des régimes qui sont l’incarnation de l’atrocité, du crime et de la terreur liberticide.
Or Benjamin Stora, voulant prendre de la distance et ne jamais participer à la critique du régime, fait une erreur qui m’oblige à réfuter tout rapport de sa part remis aux autorités militaires algériennes, car c’est à eux qu’il le remet indirectement.
Benjamin Stora, en voulant participer à la mémoire de l’Algérie et son rapport apaisé à l’histoire, a voulu faire disparaître de son propos toute polémique sur la nature du régime algérien actuel comme passé. Il ne parle des crimes et de la terreur que lorsqu’elle est lointaine et abstraite pour le pouvoir algérien, ne le remettant pas en cause.
L’universitaire a été souvent invité et honoré par le régime militaire, c’est-à-dire par ses pantins au pouvoir. C’est à mon sens quelque chose qui me fait invalider tout écrit de sa part et encore plus les rapports sur la réconciliation avec la France.
De l’ambiguïté au pacte avec le diable ?
Jusqu’à cette étape du raisonnement, je pouvais encore me raccrocher à une petite parcelle de doute. Mais lorsque j’ai appris qui était le très grand intellectuel algérien chargé de la co-rédaction, soit un immense conseiller, le plus intègre et objectif des Algériens, le doute s’est converti en certitude.
Abdelmadjid Chikhi est l’un des grands gardiens de l’orthodoxie du régime algérien et prêtre du discours nationaliste enragé. Il est le conseiller, tenez-vous bien, chargé des « archives et de la mémoire ». Si ce n’était pas si grave en conséquences, je serais foudroyé d’une apoplexie de rire.
On ne pouvait trouver plus ouvert et transparent pour travailler avec Benjamin Stora dans un souci de vérité historique. Cet homme a verrouillé les archives, mis une chape de plomb sur tout ce qui pouvait, de près ou de loin, modifier l’écriture officielle de l’Algérie.
Si Benjamin Stora accepte la mission, il aura définitivement vendu son âme au diable. Il aura fait ce qu’un historien doit s’interdire de faire, soit produire un document avec un homme politique corrompu par des idées falsificatrices, dangereuses et liberticides. Benjamin Stora sortirait définitivement de son statut, à penser qu’il n’en est pas déjà sorti depuis longtemps.
Il s’associerait avec la pire des cliques que compte l’Algérie. De celles qui nous ont enfoncé la tête dans une écriture officielle de l’histoire sans aucun moyen de la contredire, au risque de gros ennuis.
Abdelmadjid Chikhi fait partie de cette clique d’anciens moudjahidines, vivants, qui ont fait saigner l’Algérie à milliards pour le prix des pleurs pour les morts. Abdelmadjid Chikhi est le responsable d’un nationalisme qui, sous le couvert de la terreur, a engraissé des centaines de millionnaires qui, eux, n’ont jamais refusé de pactiser financièrement avec l’ancien colonisateur. Soit le diable pour ce monsieur qui n’a que cette accusation à la bouche, du matin jusqu’au soir, depuis un demi-siècle.
Voilà comment une personne intègre, intellectuel et historien d’une grande honnêteté, risque de basculer dans les ténèbres de l’histoire officielle, tout cela pour prouver qu’il ne fait pas de politique et qu’il aime ce pays dont je lui accorde qu’il est le sien.
Sortez de là, Monsieur Stora, il est encore temps !
Mais, Monsieur Stora, vous êtes, malgré tout, dans la démarche constante qui mène vers le qualification de compromission. Comment peut-on appeler autrement ce que vous avez fait, malgré vous, et ce que vous risquez d’accepter de faire, en toute conscience ?
Vous êtes toujours entré en Algérie avec les honneurs alors que des Algériens croupissent dans les geôles et les autres sont réduits au silence par la terreur. Vous ne pourriez pas évoquer votre qualité d’historien et d’intellectuel en faisant abstraction de l’horreur de la part d’un régime politique pour lequel vous rédigeriez un rapport (l’avez-vous déjà accepté ?). Et pour lequel vous avez toujours refusé d’accuser l’atrocité, sous le couvert de votre neutralité et de votre amour sincère pour l’Algérie.
Vous entrez depuis si longtemps en Algérie avec les honneurs, je ne le puis sans risquer d’aller directement à El Harrach. Et encore, je ne suis qu’un inconnu et risque bien moins que beaucoup d’autres.
Vous allez remettre des écrits au régime militaire, co-rédigés avec une personne dont l’odeur morale est pestilentielle, alors que nous galérons pour nous exprimer dans des journaux interdits de diffusion dans notre propre pays d’origine. Alors que des centaines d’Algériens croupissent dans les geôles de vos commanditaires.
Monsieur Benjamin Stora, lors de la seconde république, je serai pourtant le premier à proposer qu’il vous soit attribué, de votre vivant, le nom d’une rue, d’une place ou d’un édifice. Il y en a tellement à débaptiser pour cause de trahisons, de meurtres et de terreur. Ne faites pas l’irréparable, le dernier pas vers la chute, de celles qui mènent de l’honneur au déshonneur.
Vous êtes un Algérien, c’est une certitude, car on est d’un pays qu’on a servi par son amour et son travail de réflexion. Mais je ne peux valider vos travaux et vos visites lorsqu’ils sont à l’initiative et à la destination d’un régime militaire que je combats. Votre future rapport est déjà pour moi, nul d’effet pour la seconde république qui ne pourra le légitimer.
Sortez de là, Monsieur Stora, et nous oublierons votre comportement ambigu par le passé, avec un silence coupable de ne jamais avoir porté un regard accusateur envers ce régime. Sortez de là et je vous accorderais le jugement favorable car votre honnêteté intellectuelle peut contrebalancer, dans le bilan d’une vie, un silence coupable.
Sortez de là, avant que vous ne vous ensevelissiez définitivement dans le camp de ceux qui ont participé à l’inacceptable, au déshonneur.