29 mars 2024
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AccueilIdéeDes antivax à Poutine : la rhétorique rodée du complotisme (1)  

Des antivax à Poutine : la rhétorique rodée du complotisme (1)  

Le conspirationniste a toujours raison. Sans avoir raison. Car, comme le religieux fanatique, il ne s’encombre pas par le fardeau de la preuve, puisque l’inexistence de la preuve lui est une preuve.

Sa rhétorique est connue ; à commencer par celle que les puissants ce sont les Occidentaux,  l’espace de l’OTAN en général dans notre cas, et les faibles sont les Russes, puisqu’ils sont agressés, attaqués et assaillis de toutes parts, et de ce point de vue Poutine en envahissant un pays souverain ne fait que se défendre face à l’agression, et ce, même si ce ne sont pas les Russes qui meurent, mais les Ukrainiens.

  • Des antivax au soutien de Poutine, y a-t-il un lien ?  

La question est un tantinet provocatrice, encore qu’il faille en faire la démonstration. Néanmoins, de l’avis de beaucoup de spécialistes qui ont étudié le phénomène du complotisme ces dernières années, à l’instar d’Imran Ahmed, directeur général du Center for Countering Digital Hate, de Rudy Reichstadt, auteur de L’opium des imbéciles, un essai sur la question complotisteL’irrationnel aujourd’hui, ou encore de Tristan Mendès France, essayiste et réalisateur français spécialiste du numérique, il est facile de trouver le fil conducteur qui lie les conspirationnistes, de leur opposition à la vaccination contre la Covdid-19 à leur soutien pour Poutine, ne serait-ce que parce que la guerre offre par définition une tribune inespérée pour distiller leurs théories du complot, et user ainsi du  » Pathos » (souffrance, passion, affect, douleurs) dans leur rhétorique pour convaincre.   

La pensée du conspirationniste est pour le moins prévisible, religieuse à bien des égards, puisque le tenant de la théorie du complot n’est pas tenu, ou du moins ne s’en sent pas la nécessité, d’apporter la preuve matérielle, observable et concrète. Du reste, sa réponse à la question de la preuve est que l’on ne peut de toutes les façons comprendre les manœuvres des personnes influentes, des systèmes ou organismes puissants. 

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Par exemple, pour certains conspirationnistes qui justifient l’invasion de l’Ukraine, les images insoutenables des bombardements des villes, de femmes enceintes qui fuient les hôpitaux bombardés, des cadavres qui jonchent le rues et les trottoirs, les champs et bâtiments éventrés d’obus, le sauve-qui-peut généralisé et les millions de réfugiés sont balayés du revers de la main ; puisque, diront-ils, ce sont des « Médiasmensonges », pour reprendre un concept usé jusqu’à la corde par le journaliste conspirationniste belge Michel Colon qui s’est attribué le concept qui n’est d’ailleurs pas le sien et dont la critique systématique des médias fait les choux gras. 

Dès le début de l’invasion de l’Ukraine, « les narratifs » complotistes se répandent dans les médias sociaux, aussi virulents qu’aux premiers mois de la pandémie du coronavirus ; l’on rabat les vieilles rengaines, « l’Ukraine est la base arrière d’un réseau de pédophilie international »; ressort le bagout habituel de « Pays qui accueillerait des laboratoires américains » pour préparer un nouveau Covid. Pour les conspirationnistes français, eux, il n’y a que les ingénus pour ne pas voir, claire comme l’eau de roche,  la fabrique d’un conflit pour la réélection de Macron… 

En somme, la sémantique est vieille comme le monde et il faut sans doute plusieurs livres pour transcrire toute la logorrhée conceptuelle propre aux tenants de la théorie du complot. 

Le directeur général du Center for Countering Digital Hate, Imran Ahmed, explique à juste titre qu’«Un certain nombre de figures antivax », parmi lesquels ceux qui se sont fait un nom durant la pandémie du coronavirus, font tout pour « Exploiter l’attention mondiale portée à l’invasion de l’Ukraine ».

D’ailleurs, beaucoup des ceux qui justifient l’agression russe puisent leurs arguments directement dans la propagande médiatique orchestrée par le Kremlin lui-même depuis la révolution ukrainienne de 2014, dite révolution de la dignité ou révolution de Maïdan. Car pour discréditer le mouvement contestataire et le peuple qui s’était soulevé contre le dictateur pro-russe, explique l’essayiste et spécialiste en numérique français, Tristan Mendès France : « Dès le début, la propagande russe va avoir une lecture complotiste de cet épisode et de cette séquence (la révolution de Maïdan); ils vont voir derrière cette révolution de Maïdan la main de l’Occident. Tous les médias russes portent cette idée depuis 2014. Sputnik France titre littéralement que cette révolution est made in USA». 

Richard Boutry, figure de proue des antivax en France, un ex-journaliste désormais très populaire parmi les conspirationnistes et qui s’est fait notamment fait connaitre durant la pandémie pas sa virulence, mais aussi pour ses déclarations farfelues sur « Le virus inventé pour pervertir les âmes » dit textuellement dans une émission ceci pour justifier ce qui arrive aux Ukrainiens : « Jusqu’ici Poutine a fait preuve d’une patience exemplaire, notamment lorsque les engagements pris en 1990 de ne pas élargir l’OTAN vers l’Est ont été cinq fois bafoués. L’OTAN est désormais aux portes de la Russie avec au moins cinq usines bactériologiques sur place, à la Wuhan, en Ukraine, depuis ce coup d’État mené à Kiev par cet ancien comédien de série B, placé par l’Occident, qui fait venir sur place toute la mafia, qui gangrène l’Europe, dirigée par des juifs khazars dont toute la clique tient les rênes, bastion d’une Deep state en Europe centrale. C’est un pays ruiné, l’Ukraine. Il fallait vraiment un coup de balai. Et comme en Tchétchénie, Poutine l’a fait. Ce n’est pas Poutine qui a mis le feu aux poudres, ce sont tout simplement les Occidentaux. »  

  • Le complotisme est un fanatisme 

L’auteur du livre L’Opium des imbéciles, Rudy Reichstadt, pour qui le complotismne est un fanatisme à combattre, tant, pour lui, ce dernier a toujours un agenda politique au service d’une idéologie qui avance de manière masquée dit à juste titre que « Le dénominateur commun des ocmplotistes est cette idée selon laquelle  » On nous ment ». C’est quand même l’idée principale, et si on nous a menti depuis deux ans sur le Covid, le confinement, les mesures sanitaires, on a pu nous mentir aussi là-dessus (la guerre en Ukraine). C’est écrit, dit très explicitement par ailleurs, notamment dans la mouvance antivax, complotiste, covidosceptique. Tout est bon pour faire diversion, expliquer que les médias nous manipulent…»

Pour déconstruire une « construction » discursive conspirationniste, il faut s’imaginer défendre une telle thèse devant un jury universitaire par exemple; parce que là, on ne peut pas se contenter de juste dire « C’est un groupe puissant ; ce sont les Francs-maçons ; c’est échafaudé par les lobbys pharmaceutiques ou militaires ; les Juifs qui dominent le monde…  » Ici, il faut porter la preuve. 

Le fameux argument du « Qui tue qui » par exemple des années 1990, il faut le faire avec des preuves, des traces, des documents, des témoignages ; bref, objectiver à la place de se contenter de la vieille sémantique du genre : « Ce sont les généraux, c’est Nezzar, Belkheir et acolytes, c’est un génocide programmé, le peuple ne peut pas comprendre… » Devant des spécialistes pour qui la rigueur scientifique est cheval de bataille on doit faire la démonstration, il faut prouver la violence « systémique », car disait Euclide, « Ce qui est affirmé sans preuve peut être nié sans preuve. »

Un autre exemple, la thèse officielle de la mort accidentelle du grand écrivain algérien Mouloud Mammeri ou encore celle de l’assassinat du barde et immense poète-chanteur Matoub Lounès ; on peut en discuter pendant mille et une veillées que l’on n’aboutira pas à faire la démonstration incontestable tant qu’on n’a pas la preuve matérielle que c’est le  » Pouvoir » qui les a assassinés. 

Il nous plait toujours, gens du petit peuple s’il en est, d’imaginer qu’ils ont attenté à quelque ordre colossal, ce qui est vrai dans une certaine mesure, de les héroïser au point de les déifier, et puis, systématiquement, de rejeter l’idée qu’un arbre, oui, peut tuer un homme, aurait pu donc tuer Mouloud Mammeri, parce qu’il était un homme lui aussi; ou que Matoub, oui encore, ne dérangeait pas que le pouvoir, mais les islamistes aussi, quand bien même, je me fais bien comprendre, ils auraient pu aussi être assassinés par des gens au « pouvoir » ou au moins par une quelque organisation terroriste à la solde de quelques hommes de salles besognes. Ce que je veux dire est que la preuve de la violence « systémique » jusqu’à l’assassinat d’un écrivain et artiste qui dérangent n’est pas faite. C’est la certitude qui est mortifère et non pas le doute. 

Au risque de me répéter, je n’accuse ou ne disculpe personne, je suis ni juge ni jury, comme dirait le personnage d’un film. En même temps, je ne suis pas en train de dire que l’Algérie est un État démocratique, tant s’en faut. Les dépassements et violences dont il fait preuve ne sont même plus un secret de polichinelle. Bien pire, de l’État autoritaire, le pays s’installe de plus en plus dans une dictature pure et dure. Mais le propos est de décortiquer un tant soit peu la pensée complotiste ; au reste, aussi obscurantiste et dangereuse que celle des religieux fanatiques. 

Un autre exemple, peut-être moins édifiant, l’assassinat de Boudiaf. Il y a peu de gens en Algérie pour émettre ne serait-ce qu’un petit  » Je ne sais pas « , ne serait-ce qu’objecter d’un rictus d’incertitude au milieu de l’assentiment généralisé et imposé. Dans une certaine mesure, Boudiaf a arrêté d’être dans l’imaginaire collectif un homme, un être fragile, aussi vulnérable que n’importe quel être. Parce qu’objectivement, lui aussi, il aurait pu être assassiné par un individu, un être aliéné, un homme qui voit ses intérêts menacés, un homme idéologiquement fanatisé.

Je ne dis pas que cela s’était déroulé ainsi, mais que l’on doit simplement toujours se garder un recul même dans des cas aussi extrêmes, une distance qui permet un regard extérieur plus au moins objectif, un doute raisonnable susceptible d’apporter une fissure dans le béton de la certitude, une pensée divergente, parce que, comme dit le philosophe Alain, «Penser c’est (aussi) dire non». Dire non au nombre, non à l’opinion considérée comme évidente alors que son essence est la subjectivité, non à la version admise sans preuves.  

Les exemples en la matière sont légion. La mort de Coluche et de Balavoine en France, l’assassinat de Kennedy et de John Lenon aux USA, la princesse Diana au Royaume-Uni. La preuve a été faite pour l’assassinat de Kennedy et Lenon, mais on n’a pas encore fait la démonstration irréfutable des motivations du tueur, ni que c’était la CIA ou autres.

Et pour Coluche et Balavoine, pareillement, on peut en parler pendant des jours, il restera toujours que la preuve n’est pas faite. Je peux dire que Kennedy a été assassiné par des puissants qui n’avaient pas intérêt qu’il soit président, encore moins un homme influent aussi aimé, je le pense du reste sans que je le veuille au fond de moi, mais toujours est-il que je me garde le doute de la preuve indiscutable inexistante. Idem pour Coluche et Balavoine. 

Un conspirationniste, explique le Petit Larousse est « Quelqu’un qui se persuade et veut persuader autrui que les détenteurs du pouvoir (politique ou autre) pratiquent la conspiration du silence pour cacher des vérités ou contrôler les consciences.» La théorie du complot étaye encore plus explicitement le site Wikipedia « Est un type de discours qui décrit un événement comme résultant pour l’essentiel de l’action planifiée et dissimulée d’un petit groupe, différent des acteurs apparents, en écartant la démarche d’investigation historique ( multicausale et ouverte aux hypothèses en concurrence mais retenant les plus plausibles) au profit d’une démarche reposant sur une explication univoque et monocausale qui voit partout les signes de l’intervention et de la puissance de ce groupe principal, y compris dans le fait que les preuves manquent (ce serait la preuve de la puissance dissimulatrice des comploteurs), et d’un discours n’autorisant pas sa réfutabilitéÀ Suivre… 

Louenas Hassani (écrivain)

Quelques liens utilisés pour cet article :

  1. https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/complorama/la-guerre-en-ukraine-entre-propagande-russe-et-complotisme_4991904.html
  2. https://ici.radio-canada.ca/recit-numerique/1838/antivaccins-trump-complot-pandemie-quebec
  3. https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2022/03/11/du-militantisme-antivax-a-la-tentation-du-soutien-a-vladimir-poutine_6117066_4355770.html
  4. https://www.lesoleil.com/2022/03/10/dantivax-a-pro-poutine-levolution-des-complotistes-575b1ac8f703a233067bae1a153b63f6
  5. https://www.franceinter.fr/emissions/antidote/antidote-du-vendredi-25-fevrier-2022
  6. https://bepax.org/publications/les-caracteristiques-du-discours-complotiste.html
  7. https://www.franceculture.fr/emissions/les-chemins-de-la-philosophie/lopinion-presque-toujours-raison-24-karl-popper-et-les

2 Commentaires

  1. Depuis que le monde est Monde, la désinformation est un sport de combat pratiqué pour affaiblir l’adversaire et mieux le discréditer. Avec le temps, le « bouche à l’oreille » est supplanté par les moyens massifs et répétitifs que la cybernétique permettent aux puissants de servir la Vérité labélisée aux cerveaux paresseux et réceptifs de leurs ouailles, pour mieux les asservir à leur « soft power ». Ainsi va la bataille de l’information, ou plutôt de la désinformation, des grands media internationaux pour le contrôle de l’opinion publique internationale, à nos besogneuses « mouches électroniques », qui, plus modestement, se bornent à tenter, en vain, d’interdire l’accès à l’information à leur propre peuple !
    Nul n’est besoin de remonter au fameux coup d’éventail infligé par Dey d’Alger au Consul de France, ni même à la fiole d’anthrax brandie par le général Colin Power devant le Conseil de Sécurité des Nations-Unies, comme preuve irréfutable de la détention par l’Irak d’armes de destruction massive, pour comprendre le sens du néologisme « fake news », il suffit d’écouter ce que nous en disent deux grands media français de l’information pour être édifiés. En référence à la belle devise de la grande Révolution de 1789 (ou plus exactement de la Convention de 1792), France 24, radio d’Etat et porte parole du Quai d’Orsay, s’est fixé pour devise « Liberté, Egalité, Information ». Rien que ça, diriez-vous? Et bien non ! Elle a crée en son sein un service chargé de décortiquer l’information pour faire la « chasse aux fake news », ce qui est, a priori, une intention louable, sauf qu’elle voit davantage la bosse des autres que la sienne propre, en reprenant avec constance la parole du Quai comme parole d’Evangile ! Il en est de même pour le grand journal du soir « Le Monde », sans parler des chaines de télévision en continu, dont le métier est de vendre le temps de cerveau disponible.
    Le pire, c’est que ces parangons autoproclamés de la bonne parole arrivent à faire des émules parmi ceux-là même contre lesquels leur propagande est dirigée : cela s’appelle le syndrome de Stockholm.
    N’en déplaise à l’auteur qui convoque, ici, le ban et l’arrière ban de tous ceux qui professent que hors du « Monde Libre » point de salut, chacun, plutôt que d’être, tel le mouton de Panurge, un réceptacle passif des propagandes des uns et des autres, peut faire l’effort de s’instruire à bonnes sources, biens documentées, pour se faire sa propre idée, en ayant d’abord à l’esprit les intérêts de son pays et de son propre peuple. Tant il est vrai que dans le Monde, tel qu’il est, chacun voit midi à sa porte !

  2. Vous écrivez, imprudemment, pour faire feu de tout bois, je cite : »La guerre offre par définition une tribune inespérée pour distiller leurs théories du complot, et user de « Pathos » (souffrances, passion affect, douleurs), dans la rhétorique pour convaincre ». Qui donc, à votre avis, sature ad nauseam les écrans de télévision occidentales de ce pathos?

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