25 avril 2024
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Des antivax à Poutine : la rhétorique rodée du complotisme (II)

conspirationniste

Selon le philosophe des sciences Karl Popper, « Il existe une thèse, que j’appellerai la thèse du complot, selon laquelle il suffirait, pour expliquer un phénomène social, de découvrir ceux qui ont intérêt à ce qu’il se produise.

Elle part de l’idée erronée que tout ce qui se passe dans une société, guerre, chômage, pénurie, pauvreté, etc., résulte directement des desseins d’individus ou de groupes puissants. Idée très répandue et fort ancienne, dont découle l’historicisme ; c’est, sous sa forme moderne, la sécularisation des superstitions religieuses. Les dieux d’Homère, dont les complots expliquent la guerre de Troie, y sont remplacés par les monopoles, les capitalistes ou les impérialistes…»

Comment fonctionne le discours complotiste ? 

Un adepte de la théorie du complot, pour se détourner de la preuve nécessaire pour sa  » vérité  » arguera que l’inexistence de la preuve est l’attestation de la surpuissance du groupe à l’origine de  » La chose « . Autrement dit, ce qui est censé être la preuve que le raisonnement ne tient ni à fer ni à clou devient par un processus simpliste un « argument » ou une preuve pour enfariner le vis-à-vis, encore que le conspirationniste préfère prêcher habituellement à des convertis. 

Parfois ou même souvent, on peut « anticiper » l’opinion du conspirationniste. Par ne citer qu’un exemple, beaucoup des grandes figures médiatiques du complotisme sont contre la vaccination contre la Covid-19, ou même quelquefois contre la vaccination tout court, et ne regardent pas la guerre en Ukraine du point de vue de l’agresseur et de l’agressé ; par conséquent, incombent la faute de l’invasion de l’Ukraine par la Russie à l’Ukraine.  

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La pensée du complotiste est dogmatique ; et qui dit dogmatique dit devinable, prévisible, puisque la vérité de son point de vue, il n’a pas besoin de la prouver. Il la connait avant de la prouver, avant même de la chercher, ou pire, il ne sent même pas le besoin de la chercher. Du reste, il ne sert à rien d’aller du côté de la preuve, puisque, selon lui, la preuve appartient à une réalité qui nous dépasse ; nous sommes trop insignifiants pour atteindre la complexité, à peine des fétus de paille dans la vastitude consacrée à la machination, trop manipulés sommes-nous pour que nous puissions nous hisser à l’endroit réel où se décide le monde. 

Pour un conspirationniste, le PDG d’une multinationale influente ne peut prendre presque un café comme le commun des mortels sans qu’il ait une idée derrière la tête, ne peut aimer comme le reste des hommes, ne peut poser un pas devant un autre sans qu’il ait derrière la tête le complot inédit à ourdir, l’ultime manœuvre de l’intrigue inédite… Bref, le conspirationniste en fait un être surpuissant pour « rationnaliser » ses élucubrations ; rationnaliser dans le sens de perfectionner, de conformer à la raison. 

Le conspirationniste exprime ses idées et opinions de manière péremptoire, en rejetant d’avance la possibilité de l’objection, de la réplique ou simplement d’une possible autre vérité. Il sait la vérité ; la preuve, il n’en a pas besoin, puisque la non-preuve lui est une preuve. 

Il faut dire cependant que le complotisme ne serait-ce qu’en termes de pourcentage, a pignon sur rue surtout dans les pays comme le nôtre. C’est-à-dire là où la religiosité est puissante, où la prégnance des idées cartésiennes et rationnelles est faible, où l’on enseigne peu la philosophie et les sciences sociales, où la pensée scientifique, voire empirique, influe peu les institutions, l’État en général afin de produire un discours qui s’appuie en grande partie sur la raison.   

Beaucoup de gens ont oublié en l’espace de quelques jours que Poutine est un autocrate, un homme de sales besognes qui assassine ses opposants et remplit les prisons de militants. Le même qui soutient indéfectiblement les grandes dictatures de ce bas monde, celui qui soutient encore Bachar el-Assad et Kim Jong-un. Bien entendu, l’argument est tout fignolé : Poutine a déjoué le complot impérialiste et expansionniste de l’OTAN… C’est dans bien des têtes. 

Pourtant, si l’on posait la question à une grand-mère ou maman dont le bon sens n’est pas totalement souillé par les tiraillements doctrinaires, sa réponse sera des plus spontanées et raisonnantes : on ne tue pas un peuple, l’agresseur a toujours tort. Elle dira aussi que les hommes parlent, discutent, font des compromis. 

Des antivax à Poutine : la rhétorique rodée du complotisme (1)  

Parce que de toute façon, après la rhétorique, il restera une patrie violée, l’Ukraine, et un violeur, la Russie de Poutine; je dis bien de Poutine, parce que les Russes, eux, en majorité, comme n’importe quel peuple, veulent la paix.  

  • Quelques caractéristiques pour reconnaître un discours complotiste

Dans un article, Les caractéristiques du discours complotiste(6), l’auteure Porzia Stella touche de plus près à certains traits distincts du discours complotiste : 

Le hasard n’existe pas : Un complotiste dira toujours que le hasard n’existe pas. Bill Gates ou Geroges Soros qui font un voyage dans un autre pays ne peut pas être juste un voyage. Je fais exprès de nommer les deux milliardaires, parce que des théories de complot dans lesquelles ils sont cités foisonnent sur la toile.  Il y a donc une indéniable interdépendance entre les évènements, pour un conspirationniste, d’où le jargon connu dans le milieu   » Tout est lié » ou « Rien n’arrive par hasard », alors que le moindre bon sens suffit pour comprendre que le hasard est au centre de la vie, au centre de toute existence. Et puisqu’on en parle, un complotiste pro-Poutine pour justifier l’injustifiable d’un homme qui s’en prend unilatéralement à un peuple, à une nation souveraine, il va chercher du côté de la causalité et il va en tirer l’excuse, l’argument, la justification et légitimation paroxysmiques de la violence. 

Le scepticisme systématique et le refus de la thèse officielle : Un complotiste remettra en cause systématiquement la thèse officielle. Elle a beau être prouvée, étayée, être admise, l’essence de son raisonnement et de s’en méfier pour expliquer un dessin caché qui est, lui, le vrai motif. Ainsi, pour les conspirationnistes, les sordides assassinats de Charlie Hebdo, le 7 janvier 2015, sont fomentés par le gouvernement américain, comme ont été perpétrés les attentats du 13 novembre 2015 par le gouvernement français pour détourner l’opinion publique des lois restrictives à venir et faire passer comme une lettre à la poste « l’état d’urgence ». L’idéologie meurtrière de l’islam politique et armé est ainsi disculpée puisque, pour les adeptes du complot, les assassins qui se revendiquent de Daech ne sont que les dindons de la farce !

La rapidité de la conclusion : La rapidité avec laquelle les tenants de théories de la conspiration découvrent ce qu’ils croient être la vérité est phénoménale. Le jour même d’un attentat, du déclenchement d’une guerre, d’une agression d’État, la réponse est déjà trouvée, bien tissée, prête à être distribuée.

Si pour une brigade de spécialistes, un bataillon d’experts, il faut des décennies, voire jamais assez temps, pour élucider un seul crime, il suffit d’une minute ou d’une heure pour qu’un tenant de la théorie du complot « découvre » et dise la vérité d’un génocide et aboutisse à l’irréfragable conclusion. Le soir même des assassinats sordides de Charlie hebdo par les frères Kouachi est apparue la thèse selon laquelle c’est le gouvernement américain qui en était à l’origine. 

L’inexistence de la preuve est une preuve : Pour le conspirationniste, l’inexistence de la preuve est paradoxalement la preuve même de la véracité de ce qu’il jure être la vérité, puisque la vérité est cachée à bon escient par les « véritables » détenteurs du pouvoir et est surtout inaccessible aux simples gens que nous sommes. 

Le mot  » complot  » est banni du discours : Le mot  » complot  » est en effet banni de la rhétorique des adeptes de la théorie du complot. Le complotiste dira qu’il est un dissident, un opposant qui utilise son cerveau et ne se contente pas de bêler comme le troupeau. Il dira qu’il exprime une opinion et que, bien entendu, le mot complot est utilisé par les autres dans le but de le discréditer. Il dira qu’il n’avale pas n’importe quoi, encore moins les bobards et « couleuvres » du système.  

Qui tire profit du crime ? L’une des questions qu’utilisera le complotiste, en guise d’argument de surcroît, est celle qui consiste à expliquer ou même légitimer un fait, une violence, une guerre par la question : à qui profite le crime ? C’est-à-dire qu’au final, il ne faut pas voir par exemple dans les assassinats de Charlie Hébdo des islamistes terroristes qui ont commis un crime au service d’une idéologie, l’islam politique en l’occurrence, mais un complot ourdi par des forces puissantes, des États ou des Lobbys qui en tirent le vrai profit politique, économique ou autre.  

Au-delà  de ces caractéristiques, j’ai envie de rajouter une autre, notamment celle qui consiste à penser généralement que les faibles ont toujours raison ou que les responsables sont toujours les puissants, car pour la plupart des complotistes, ce sont les opprimés, les faibles, les pauvres qui subissent, endurent les machinations ; par conséquent, les riches et puissants ont toujours tort, ce qui est une absurdité, puisque les uns et les autres sont par définition responsables. 

Conclusion 

Le conspirationniste sans qu’il ait raison ! Comme le religieux fanatique, il ne s’encombre pas par le fardeau de la preuve, puisque l’inexistence de la preuve lui est une preuve. La rhétorique est connue ; à commencer par celle que les puissants ce sont les Occidentaux, l’espace de l’OTAN en général dans notre cas, et les faibles sont les Russes, puisqu’ils sont agressés, attaqués et assaillis de toutes parts, et de ce point de vue Poutine en envahissant un pays souverain ne fait que se défendre face à l’agression, et ce, même si ce ne sont pas les Russes qui meurent, mais les Ukrainiens. Car ce sont eux qui trépassent sous les décombres, qui sont envahis et chosifiés. Ce sont leurs villes qu’on détruit, leurs hôpitaux, leur économie, leur humanité élémentaire. Est-ce que le peuple ukrainien mérite de mourir et d’être décimé sous les bombes parce qu’il a à sa tête un gouvernement d’extrême droite ou autre ? Est-ce qu’un peuple mérite de mourir parce qu’il a laissé soi-disant les Américains implanter des usines bactériologiques sur sa terre? Trois millions de réfugiés ou presque déjà, en quelques jours seulement, et, si un accord de paix n’est pas vite trouvé, il ne restera bientôt plus grand-monde en Ukraine.    

Il est évident que les médias sociaux ont multiplié le phénomène complotiste dans le monde. Et parmi les stratagèmes les plus usités à juste titre par les conspirationnistes pour discréditer les médias traditionnels et le travail rigoureux et recherché des journalistes, c’est-à-dire les spécialistes de l’information, souvent à leurs risques et périls, est de les mettre tous dans le même panier. La rengaine est vieillotte ;  pour les adeptes du complotisme, il ne faut pas chercher loin ce que tu peux comprendre seul, parce que les journalistes et les médias, qu’ils soient de droite, de gauche ou du centre ou dieu sait quoi encore, ils sont à la solde d’un pouvoir incommensurable, indéfinissable, naturellement sournois, manipulateur… 

Mais au-delà du discours, de l’explication par l’inexplicable, du rejet systématique de la démarche scientifique dans toute enquête censée faire lumière par les faits, le factuel, l’observable et vérifiable, au final,  le complotisme est la manière facile, aussi rapide qu’efficace, pour ne plus se sentir responsable, pour se disculper, se dispenser de chercher des preuves pour comprendre, puisque « la faute de l’Autre » procure la bonne conscience, le sentiment d’avoir raison, d’être du côté du juste et de la vérité; c’est la faute de la France si nous pataugeons encore dans la gadoue de l’arriération ! C’est la faute des impérialistes et des lobbys si le monde est aussi inique! C’est la faute des juifs inventeurs de « l’usure », de la franc-maçonnerie et des puissants de ce monde pour qui les hommes politiques ne sont que des marionnettes… Bref, plus une société est « arriérée » plus elle cherche des boucs-émissaires pour justifier ses défaites.   

Il est plus que jamais urgent de méditer l’explication du grand philosophe des sciences autrichien, Karl Popper, sur le sujet, dans son livre, La société ouverte et ses ennemis (t. 2 : Hegel et Marx), un texte repris dans France Culture (7) : « Il existe une thèse, que j’appellerai la thèse du complot, selon laquelle il suffirait, pour expliquer un phénomène social, de découvrir ceux qui ont intérêt à ce qu’il se produise. Elle part de l’idée erronée que tout ce qui se passe dans une société, guerre, chômage, pénurie, pauvreté, etc., résulte directement des desseins d’individus ou de groupes puissants. Idée très répandue et fort ancienne, dont découle l’historicisme ; c’est, sous sa forme moderne, la sécularisation des superstitions religieuses. Les dieux d’Homère, dont les complots expliquent la guerre de Troie, y sont remplacés par les monopoles, les capitalistes ou les impérialistes.

Je ne nie évidemment pas l’existence de complots. Ceux-ci se multiplient même chaque fois que des gens croyant à leur efficacité accèdent au pouvoir. Cependant, il est rare que ces complots réussissent à atteindre le but recherché, car la vie sociale n’est pas une simple épreuve de force entre groupes opposés, mais une action qui se déroule dans le cadre plus ou moins rigide d’institutions et de coutumes, et qui produit maintes réactions inattendues. Le rôle principal des sciences sociales est, à mon avis, d’analyser ces réactions et de les prévoir dans toute la mesure du possible

Louenas Hassani (écrivain)

Quelques liens utilisés pour cet article :

  1. https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/complorama/la-guerre-en-ukraine-entre-propagande-russe-et-complotisme_4991904.html
  2. https://ici.radio-canada.ca/recit-numerique/1838/antivaccins-trump-complot-pandemie-quebec
  3. https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2022/03/11/du-militantisme-antivax-a-la-tentation-du-soutien-a-vladimir-poutine_6117066_4355770.html
  4. https://www.lesoleil.com/2022/03/10/dantivax-a-pro-poutine-levolution-des-complotistes-575b1ac8f703a233067bae1a153b63f6
  5. https://www.franceinter.fr/emissions/antidote/antidote-du-vendredi-25-fevrier-2022
  6. https://bepax.org/publications/les-caracteristiques-du-discours-complotiste.html
  7. https://www.franceculture.fr/emissions/les-chemins-de-la-philosophie/lopinion-presque-toujours-raison-24-karl-popper-et-les

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