En Afrique du Nord, il n’y a pas des cités mais des douars. C’est la mentalité du douar qui domine dans les sociétés. Pour rentrer dans la cité, il faut sortir du douar. Les membres des tribus s’unissent quand il s’agit de combattre l’envahisseur étranger mais une fois l’ennemi vaincu, chacun retourne à sa tribu d’origine, à son douar.
Durant des siècles la communauté arabe et africaine était gouvernée par des chefs de tribus, des princes ou des rois qui considéraient les ressources de la tribu comme étant leur propriété et qu’ils pouvaient en disposer comme bon leur semble. Ils ne devaient rendre des comptes à personne.
Cette confusion du patrimoine public et privé, de l’espace public et de l’espace privé nourrit depuis longtemps l’imaginaire des peuples arabo-musulmans. C’est cette représentation symbolique du père qui va permettre la perpétuation des régimes monarchiques et des dictatures militaires arabes et africaines. C’est le culte du père sans la mère, de la partie droite du cerveau sans la partie gauche, de la domination du masculin sur le féminin, de la primauté de l’instinct animal sur la raison humaine, de la violence physique sur la sagesse spirituelle, de la force sur le droit.
C’est une logique de fonctionnement déséquilibrée du pouvoir et donc de la société. On conquiert le pouvoir par la force, on se maintient par la force et on considère les richesses de la nation comme un butin de guerre qui revient à ceux qui ont libéré le pays les armes à la main. Au lendemain de l’indépendance, les dirigeants algériens considéraient l’indépendance comme un butin de guerre à partager et non comme une responsabilité à assumer. L
a génération de novembre a épuisé son capital de sympathie, elle est devenue par la force des choses l’obstacle principal du développement et de la démocratie. Cette génération est discréditée moralement et professionnellement.
En dehors des ressources pétrolières et gazières, elle ne peut point gouverner. Elle tient au pouvoir que lui confèrent les recettes du pétrole comme elle tient à la vie. Elle manque d’ouverture d’esprit et de maturité affective. Au crépuscule de sa vie, elle est dans l’incapacité physique et mentale de céder pacifiquement à la génération de l’indépendance le pouvoir de disposer de leur pays.
Une tête bien blanche ne fait pas nécessairement une tête bien saine et encore moins bien pleine. « La valeur n’attend point le nombre des années » dit-on. Les jeunes n’ont pas de pays de rechange, ni passeport diplomatique, ni comptes à l’étranger. Ils vivent, étudient, se soignent en Algérie. Ils souffrent en silence.
Des aînés qui ont pour certains la patrie libérée dans leurs poches trouées, alors que les jeunes dans leur grande majorité ont le pays en détresse profondément ancré dans leurs cœurs meurtris.
Antoine de Saint-Exupéry disait « Nous n’héritons pas de la terre de nos parents, nous l’empruntons à nos enfants ». L’Algérie appartient à toutes les générations, les hommes sont mortels, nul n’en a la propriété exclusive et encore moins éternelle. « Quand dans l’œuf, le poussin arrive à maturité, s’il veut vivre, il doit briser la coquille.
Or les jeunes veulent vivre. Evidemment la coquille résiste mais le poussin s’agite depuis longtemps mais il naîtra… » . Aussitôt né, il s’est mis à marcher sur ses deux sur ses deux pattes. Cela n’a pas été le cas de leurs aînés qui ont marché toute leur vie « sur leur ventre » sans jamais se redresser un jour.
L’Algérie serait-elle un paradis pour tous ceux qui vont en enfer ? Il n’y a pas de gens riches dans l’Algérie indépendante, il n’y a que des pauvres devenus riches par la grâce du pétrole et du gaz.
« Dans un pays d’injustice, les honnêtes gens sont soumis aux lois des corrompus ». La corruption est un fertilisant pour les dictatures et un poison pour les républiques. Les riches autochtones de la période coloniale ont été éradiqués au nom d’une certaine « révolution agraire » qui a enterré le travail de la terre et ouvert la voie à une dépendance alimentaire suicidaire.
La propriété privée est le prolongement du droit à la vie. Elle limite les violences sociales. Le droit de propriété est réducteur d’incertitudes et producteur de sécurité. Par conséquent le premier devoir d’un Etat est de produire la paix civile laquelle passe par la légitimation du droit de propriété lequel est concomitant à un autre droit celui de l’emploi. Si l’un peut détenir des biens, l’autre doit disposer d’un emploi.
La main droite a besoin de la main gauche pour travailler et produire. C’est cela une économie moderne. C’est cela un Etat de droit. Et cela ne tombe pas du ciel. La reconnaissance de fortunes privées par la société passe nécessairement par la production de biens et services destinés au marché local et par la création massive d’emplois durables destinés aux jeunes qui forment la majorité de la population.
L’Etat postcolonial a fait la preuve de son inefficacité dans la conduite du développement, par la dilapidation des ressources rares (énergie fossile, terres agricoles, force de travail, etc…), la démobilisation de la population et la fragilisation des institutions minées par la corruption et le népotisme. L’Etat en Algérie est à réinventer. La ruse qui a fait ses preuves dans la lutte de libération a échoué dans la construction du pays. L’inertie des vieux doit céder sa place à la vivacité des jeunes.
L’Algérie doit se débarrasser de la peau du renard pour revêtir celle du lion. Un récit de ma grand-mère est édifiant « Il était une fois, me disait-elle un bourricot a revêtu la peau d’un lion et décide de se rouler sur les champs de blé, les paysans l’ayant aperçu de loin se sont enfui abandonnant leur récolte. Un beau jour de disette ils s’armèrent de courage et décidèrent de l’affronter. Sur leur chemin, ils découvrirent la peau d’un lion et voient au loin un âne qui broute de l’herbe, ils se mirent aussitôt à courir à ses trousses qui se sauve en ricanant ».
Avec internet, on voit de mieux en mieux le « merdier » dans lequel nous pataugeons sans pouvoir se détacher. Les vieux regardent vers le bas, les jeunes vers le haut, les uns la tombe, les autres la lune. Les jeunes sont dans le mouvement, le vieux dans la contemplation « ô temps suspend ton vol » écrivait le poète Lamartine. Les jeunes n’ont pas été à l’école française. Ils sont le produit le l’école algérienne c’est-à-dire de notre bricolage institutionnel. Internet leur a ouvert les yeux et les oreilles pour découvrir le monde, un monde virtuel qu’ils voudraient réel. Un monde de rêve qui se transforme en cauchemars.
En 1962, vous aviez des rêves mais vous n’aviez pas de moyens. En 2022, vous avez les moyens et nous n’avons plus de rêves. Nous ne faisons que compter nos morts. Nous vous résumons en deux mots soixante ans d’indépendance ; hier misère matérielle et richesse morale ; aujourd’hui richesse matérielle et misère morale.
Vous avez faim tout en ayant le ventre plein. Aujourd’hui, vous avez la poche pleine mais le cœur vide. Le pétrole et le gaz vous ont maudits. Ils sortent des ténèbres. Ils sont l’excrément du diable, mais qui s’en soucie ? Faites-nous vivre aujourd’hui et jetez-nous dans l’enfer demain.
« Quand l’argent public sert des intérêts privés, il ne s’agit pas de contributions mais d’un vol organisé » Patrick Louis Richard
Dr A. Boumezrag
Remarque très amicale : Ô temps suspends ton vol, et vous heures propices… n’est pas de Baudelaire mais de Lamartinne (Le lac, poème à Mme Charles)