Le roman Houris de Kamel Daoud, paru aux éditions Gallimard, le 15 août 2024, n’en finit plus de traverser les turbulences depuis son couronnement du prix Goncourt 2024, mais une analyse loin des préjugés et des polémiques offrent la possibilité de la distance, une approche loin des tensions et des divergences d’opinions autour de la personne de l’auteur, de ses prises de position et surtout de son affaire en justice à propos du personnage principal de son roman et tout ce que cette affaire suscite comme questionnements éthiques.
D’abord, est-ce que Houris est un bon roman ? Certes, la réponse à cette question ne peut être que subjective, car ce qui est bon pour un lecteur ne l’est pas forcément pour un autre. Cependant, me concernant, je puis d’emblée affirmer que oui, c’est un bon roman. Cela reste une appréciation subjective d’un lecteur.
J’ai lu le roman trois fois. Je l’avoue, à chaque fois j’y trouvais du plaisir à suivre pas à pas Aube, cette jeune fille de vingt-cinq ans, le personnage principal du roman, dans son dialogue et son voyage vers le commencement de son existence ou de sa deuxième naissance. La relecture du roman m’a permis de saisir la cohérence de l’histoire et de trouver du sens aux détails qui me paraissaient insignifiants à la première lecture, surtout les premiers chapitres de la première partie du roman intitulée La voix. Effectivement, c’est un début de roman ardu qui demande au lecteur de la persévérance et surtout de ne pas abandonner aux premières pages. L’auteur a mis en scène Aube en mobilisant une série d’attitudes et de caractéristiques physiques susceptibles d’avoir de l’effet sur le lecteur.
Certes, il convient de mentionner que le roman est volumineux, mais son histoire est fascinante, minutieusement construite par l’auteur et suscite des interrogations idéologiques et philosophiques très intéressantes sur la condition des femmes, sur les liens entre la violence et l’idéologie, sur le pouvoir et la mémoire, sur le discours politique et l’histoire, sur l’abus de mémoire, sur la société patriarcale, sur la mémoire sélective, sur l’amnésie et l’amnistie et sur le droit à la justice et à la vérité. L’auteur ne donne aucune réponse structurée et claire à ces interrogations, mais il fait quelques allusions à des pistes de réflexion conduisant à des réponses tournant autour du personnage principal, l’élément-clé de tout le roman.
L’intrigue du roman est pour le moins inédite, l’histoire est bouleversante et les deux personnages principaux du roman sont attachants. Une bonne histoire implique des personnages de qualité, je pense qu’ Aube et Aissa le sont. La polémique que le roman a suscitée ou les déclarations de son auteur ne doivent pas occulter sa qualité littéraire. Le roman raconte l’histoire d’une femme enceinte, victime du terrorisme, coincée entre l’envie de mettre fin à sa grossesse et celle de continuer à parler sans fin à l’enfant qu’elle porte.
En lisant le roman, nous avons remarqué que toute l’histoire est structurée pour répondre à cette question fondamentale que le personnage principal ne cesse de poser, d’une façon implicite ou explicite, dans sa conversation avec son enfant : pourquoi la société algérienne, Aube précisément, se souvient d’une guerre lointaine qu’une grande partie de la société n’a pas vécue, la guerre d’indépendance entre 1954 et 1962 en l’occurrence, une guerre érigée par le pouvoir depuis l’indépendance, en repère historique, alors que le même personnage et une grande partie de la société sont sommés d’oublier une guerre toute récente, « la guerre civile », celle des années 1990 dont Aube en est une victime, mais aussi un témoin qui porte dans son corps les traces de son atrocité ?
Trois éléments essentiels dans l’histoire du roman ont attiré notre attention en tant que lecteur. Ce sont au reste des éléments avec lesquels nous structurons notre propos pour répondre à cette question. Le premier élément est l’usage de l’auteur de deux référents contradictoires : un qui est d’ordre historique et l’autre qui est d’ordre mythique. Le deuxième élément est la lutte contre l’oubli. Enfin, le troisième élément est l’usage de ce que l’auteur qualifie de « langue intérieure ».
1-Référent historique
Selon le personnage principal du roman, Aube, Fajre en langue arabe, sa vraie guerre, c’est « la guerre civile », connue plus dans les médias algériens sous l’appellation de décennie noire ou de tragédie nationale, surtout pour le discours institutionnel du pouvoir. Objectivement, la trame de fond du roman est la violence que l’Algérie a subie pendant dix ans, entre 1992 et 2002 et dont Aube garde des cicatrices dans son corps. Elle dit à ce propos : « la guerre! Oui, la guerre! Ce n’était pas celle contre les Français, celle de tous contre tous. »(1)
En fait, il s’agit du Béhémoth, ce monstre symbolisant le chaos dont parlait Hobbes, le philosophe anglais à qui l’expression « guerre de tous contre tous » renvoie directement à ce que l’auteur a choisi pour définir ce qu’il entend par « guerre civile ». Il est question dans ce roman de la violence armée qu’a connue l’Algérie après l’arrêt du processus électoral, précisément des élections législatives de la fin de l’année 1991, faisant du FIS, un parti islamiste, le gagnant.
C’est un parti qui avait le projet d’instaurer une dawal islamiya et de mettre ainsi fin à la démocratie qui le conduisait à cette époque au sommet de l’État. Ainsi, pour parler de la violence caractérisant cette période de l’histoire de l’Algérie, Kamel Daoud a choisi un vocabulaire technique propre à la sociologie politique, le concept « guerre civile » avec tout ce qu’il implique comme sens.
Il n’est pas le premier à l’avoir utilisé pour parler de ce que les médias algériens qualifient de décennie noire. Ce choix rapproche l’auteur de Houris du politiste et spécialiste du Maghreb et du Moyen-Orient, Luis Martinez, auteur d’un livre sur cette période de l’histoire récente de l’Algérie intitulé La Guerre civile. Pour ce spécialiste, la violence que l’Algérie a connue dans les années 1990 est une guerre qui n’est pas différente des guerres civiles qui ont ravagé d’autres pays.
Par ailleurs, sur le plan politique et rapport de forces idéologiques, le choix de ce référent historique, « la guerre civile » des années 1990, n’est pas sans conséquence sur le plan idéologique ; il place l’auteur dans une posture idéologique qui s’oppose à deux discours dominants en Algérie, les deux sont ancrés depuis des décennies dans l’État et dans la société algérienne. Le premier discours auquel l’auteur s’oppose est l’idéologie du pouvoir depuis l’indépendance ; il s’agit notamment d’un nationalisme qui a toujours été mis au service de l’autoritarisme.
Cette idéologie se nourrit des évènements symboliques de la guerre de libération et par conséquent, elle voit dans ce choix de la « guerre civile » comme référent historique, un déclassement, une entrave, un mépris et une compétition immorale à la symbolique de La guerre de libération, sa guerre sacrée, son référent ultime. Ce qui est devenu avec le temps pratiquement la deuxième religion de l’État algérien. Le second discours auquel l’auteur s’oppose est l’idéologie des islamistes qui refusent d’assumer les violences commises dans les années 1990 au nom de la dawla islamiya et d’Allah en s’abritant derrière le scepticisme et le complotisme que la théorie du « qui tue qui ? » suggère.
2- Référent mythique
L’histoire du roman se déroule dans un espace-temps dominé par la religion. En effet, à quelques jours de la fête du sacrifice du mouton, notamment dans un esprit de la fête de l’Aïd al-Adha, ou fête du Mouton, une célébration où un mouton est sacrifié en guise d’offrande, une femme enceinte, Aube, le personnage principal du roman, l’héroïne, raconte son histoire. Cette jeune femme de vingt-cinq ans envisage de mettre fin à sa grossesse, pendant que sa mère d’adoption, Khadija, une avocate célèbre, est en voyage à l’étranger.
Elle a pris l’avion pour Bruxelles afin de rencontrer un grand chirurgien et discuter avec lui du cas d’Aube dans l’espoir de lui retrouver la voix par la chirurgie et pouvoir enfin parler comme tout le monde, un espoir auquel Aube a cessé de croire. En effet, pour Aube ce voyage est un « voyage illusion » (2) , elle pense que sa mère, elle aussi, n’y croit plus et qu’elle sait au fond d’elle que c’est une tentative de plus qui finira par un échec (3). Il y a lieu de souligner que Khadija n’aime pas comme sa fille adoptive l’atmosphère de l’Aïd al-Adha. Cette fête lui rappelle ce que les islamistes ont fait à Aube, c’est pour cela depuis ses cinq ans, elle n’égorge plus de mouton et ses voisins se sentent gênés de le faire (4). À l’approche de la fête du sacrifice, tout l’entourage d’Aube tente de lui faire oublier l’Aïd (5).
La fête du sacrifice hante le roman. Tout ce qu’Aube raconte, l’auteur le lie au mythe d’Ibrahim par des métaphores et d’autres figures de style. Le choix du contexte par l’auteur est délibéré. Le roman commence par une histoire d’un égorgement, comme le mythe d’Ibrahim, mais un égorgement raté d’une petite fille qui a survécu miraculeusement et non pas d’un égorgement réajusté et corrigé par l’intervention d’une force divine qui a substitué un animal au fils d’Ibrahim.
L’égorgeur d’Aube est allé jusqu’au bout de sa conviction et de son œuvre. En fait, il s’agit d’un égorgement raté. Aube, contrairement au fils d’Ibrahim, elle a été sauvée par des humains et non pas par une intervention divine. Rien n’est descendu du ciel pour la protéger. C’est Khadija, sa maman d’adoption, qui l’a sauvée, elle dit d’elle à ce propos : « C’est le bélier d’Ibrahim. À un moment de mon histoire, elle est tombée du ciel pour détourner l’attention du couteau et sauver une enfant qui récolta une grosse cicatrice au cou » (6).
La réalité atroce que cette fille a vécue et celle des autres personnages offrent les éléments essentiels pour attacher l’histoire du roman au mythe : couteau, cou, bélier, mouton, sacrifice, boucher, sang et religion. Cette image est omniprésente tout au long du roman d’une façon explicite ou implicite : « égorgé comme un mouton ». Deux éléments de cette atroce image renvoient directement au mythe : l’action d’égorger et le mouton.
Même l’intention d’Aube à mettre fin à sa grossesse, l’auteur la compare au rituel de l’Aïd-el-Kabir, il compare son héroïne à un boucher qui veut couper la tête à un mouton, l’enfant qu’elle porte. En fait, l’auteur ne rate aucune occasion pour montrer au lecteur les liens existant entre le mythe d’Ibrahim et l’atrocité de la décennie noire, au point que des lecteurs reprochent à l’auteur d’insinuer que ce mythe d’Ibrahim, notamment l’Aïd al-Kabir, célébré chaque année par les musulmans, est responsable de la guerre civile et de la violence des islamistes en général.
Cependant, à notre avis, loin de l’essentialisme que cette métaphore peut suggérer, ce n’est pas faux de croire que cette « guerre civile » s’est faite au nom d’un autre mythe que celui d’Ibrahim, un mythe politique, le mythe d’une dawla islamiya ou État islamique, d’un pouvoir politique représentant non pas la volonté du peuple, mais la volonté d’Allah. Il s’agit d’une idéologie qui se nourrit de la tradition religieuse, elle est construite rationnellement comme toute idéologie, elle n’attend pas l’intervention de dieu et des miracles pour concrétiser ses objectifs. En fait, les porteurs de cette idéologie, les islamistes, étaient réalistes, ils savent pertinemment que leurs idéaux ne peuvent se réaliser que grâce à leurs actions dans la réalité, ce qui explique et justifie leur aspiration à accaparer le pouvoir et leurs interventions violentes dans l’histoire.
3- Lutte contre l’oubli
Les deux idéologies, le nationalisme et l’islamisme en l’occurrence, sont renforcées par la tendance du pouvoir en place à faire oublier à la société la « guerre civile » en promulguant une loi pour la paix et la Réconciliation nationale en 2005, obligeant ainsi les Algériens, précisément les victimes, à tourner la page et à recommencer de zéro, comme si rien ne s’est passé. Ainsi, par miracle, n’y avait-il pas de tueurs ni de tués, mais juste une « tragédie », une petite parenthèse qui s’est vite refermée dans l’histoire de l’Algérie. En fait, « il fallait croire que dix ans de massacres n’étaient qu’un cauchemar, puis un rêve, puis des rumeurs, puis des feuilles mortes de caroubier dans un autre village » (7), comme l’auteur l’exprime avec les mots d’Aissa le libraire, un personnage du roman.
Ce n’est pas anodin que l’auteur, avant de commencer son récit, choisisse comme épigraphe, l’article 46 de La charte pour la paix et la réconciliation nationale interdisant l’utilisation ou l’instrumentalisation de la tragédie nationale qu’il préfère qualifier à juste titre de « guerre civile ». Cette épigraphe donne d’emblée au lecteur l’esprit du livre et une idée des intentions de l’auteur.
Ainsi Kamel Daoud montre-t-il au lecteur qu’à cause de cette loi, toute personne qui se souvient de cette guerre et ose la raconter aux autres est mis de facto hors la loi et devient par conséquent une menace à la paix, comme le dit l’un des personnages du livre. En effet, pour dissuader Aissa le libraire de parler de « la guerre civile » dans le café de son quartier, le colonel lui dit : « Vois-tu, mon petit libraire, nous servons la paix et ce que tu racontes dans le café de ton quartier n’aide pas la paix que veut notre président de la République.
Ce que tu dis, ça enflamme les esprits, ça leur donne des envies de vengeances, et puis ce n’est pas toujours vrai » (8). Ce libraire est un rescapé comme Aube. Lui aussi a échappé à la mort dans un « faux barrage », un barrage routier installé par des terroristes. Il a failli mourir égorgé comme elle.
Ce n’était par pitié que l’émir du groupe de terroristes islamistes l’a épargné ou par manque de temps comme est le cas d’Aube, mais par stratégie de communication macabre, c’était pour le chargé de raconter l’horreur dont les terroristes islamistes sont capables. Après cette loi de réconciliation, tout le monde est sommé de ne plus évoquer la décennie noire dans les cafés, les mariages et un peu partout dans la société.
Les propos du colonel expriment la tendance totalitaire du pouvoir à contrôler la parole de ses citoyens au-delà des espaces institutionnels. En effet, le pouvoir politique, avec son autoritarisme, aspire à contrôler la société même dans les espaces qui sont traditionnellement en dehors des institutions, qui sont en fait de nature infrapolitique pouvant abriter des petites résistances à l’amnésie générale imposée par la loi sur la réconciliation nationale.
Pour le pouvoir, cette histoire de « guerre civile » doit rester dans le passé et ne plus le quitter pour aucune raison. Par ailleurs, la seule guerre que les Algériens peuvent évoquer, et ils ont le droit de le faire dans le présent avec fierté, c’est même encouragé, c’est la guerre de libération, une guerre contre le colonialisme ; car dans celle-ci les antagonistes, les ennemis sont clairs et surtout différents, le colonisé contre le colonisateur.
C’est un grand honneur pour les Algériens de rappeler la guerre de libération aux autres, c’est une vraie gloire et une grande victoire contre l’injustice qu’il faut célébrer sans interruption, alors que dans « la guerre civile » des années 1990, celle qu’on doit mettre aux oubliettes, les antagonistes et les ennemis qui l’ont animée sont des frères, il n’y a aucun honneur à la rappeler aux autres. C’est une honte d’en parler.
Les Algériens se sont entretués pendant dix ans, laissant derrière plus ou moins de deux cent mille morts ; aucune précision sur le nombre de victimes, alors qu’il s’agit d’un évènement récent par rapport à la guerre de libération à laquelle on associe un nombre précis de martyres que le pouvoir a sacralisé. L’auteur nous présente dans cette perspective la vie des personnages du roman, les rescapés et témoins de la « guerre civile », comme une résistance contre l’oubli que le pouvoir tente d’imposer à toute la société.
Ce qui est important dans ce roman est que des personnes comme Aube sont tenues par des motivations personnelles et intrinsèques, en fait par une sorte d’obligation morale de rendre public leur témoignage et de refuser l’omerta imposée par la loi de la réconciliation nationale. Raconter et rendre public son histoire est une transgression de la loi du silence. C’est un roman qui donne la parole aux sans voix, victimes du terrorisme.
Aube décide le jour de l’aïd de faire un pèlerinage et de retourner à la source, au commencement de sa deuxième naissance, à son village, à la ferme de ses parents à Had Chekala là où une horde de terroristes islamistes a décimé toute sa famille à coups de couteaux et de haches et l’ont égorgée et laissée pour morte lorsqu’elle avait cinq ans. Elle veut voir, sentir et toucher le lieu qui lui a donné naissance afin que Houri qui est en elle comprenne ce qui est arrivé à sa maman, à sa famille et à d’autres habitants de son village. Elle ne se souvient presque plus des années et des jours d’avant son égorgement. Elle veut se rappeler comment elle était avant ses cinq ans.
Va-t-elle parvenir à mener son voyage jusqu’au bout et trouver des traces de sa vie d’avant sa deuxième naissance? Ainsi, en se rendant sur le lieu du carnage, la ferme familiale, « l’Endroit mort » comme Aube l’a nommé, Houri, sa fille, aura l’occasion d’entendre les témoignages des rescapés pour trouver des souvenirs de la nuit de son égorgement. C’est un voyage dans le temps et l’espace vers la terreur qui l’a fait naitre. C’est un voyage vers la vérité et les faits que tout le monde veut étouffer. C’est un voyage contre la chape de plomb qui couvre la décennie noire.
Aube dit à sa fille pour lui expliquer le pourquoi de ce voyage : « Si je suis venue si loin dans ce pays, si j’ai persisté dans ma folie, c’est pour que tu puisses voir de tes yeux qui sont les miens, mon village, la vérité entière sur ma guerre effacée » (9). Lors de son voyage vers le commencement, Aube rencontre un libraire qui sillonne l’Algérie pour vendre des livres, Aissa, un rescapé comme elle de la guerre civile, lui aussi est doté d’une compétence plus que normale, il est capable de faire des liens entre des dates, des massacres commis par les islamistes et le nombre de victimes. Sa mémoire a tout enregistré sur la violence des années 1990.
Lorsqu’on parle des événements qui se sont déroulés dans le passé, on parle de quelque chose qui n’est plus, qui est absent. Si ces événements ne sont pas évoqués par l’histoire écrite et s’ils ne trouvent pas refuge dans la mémoire collective, ils disparaitront à jamais. L’auteur raconte à travers ce roman une histoire avec un petit « h », mais qui cache une grande histoire avec un grand « H ».
L’auteur ne prétend pas nous rapporter un passé tel qu’il s’est déroulé, en s’appuyant sur une documentation précise. En fait, il a marié subtilement la réalité historique et la fiction. Car il n’a pas choisi la posture d’historien, même ce dernier est incapable de rapporter le passé tel qu’il est. L’histoire est toujours une reconstruction d’un passé, une reconstruction qui ne peut pas échapper à l’interprétation et à la subjectivité de la personne qui s’est chargée de la faire.
L’auteur a choisi de faire passer la question de qui se souvient à la question de quoi se souvenir. Pour cela, il construit son roman sur deux personnages victimes de la « guerre civile » partageant la même attitude envers elle ; les deux refusent, voire n’arrivent pas à l’oublier, car cette période de l’histoire de l’Algérie a marqué à vie leur corps et leur âme comme beaucoup d’autres Algériens.
En effet, Aube porte les traces de « la guerre civile » en guise de preuves dans son cou, le libraire les porte dans sa jambe et dans sa forte mémoire, elle porte aussi le désir de voir sa guerre « enseignée, reconnue, et respectée dans ses morts et ses deuils, comme l’est l’autre guerre, celle contre la France » (10). Ces personnages ne veulent pas que le temps efface les événements qu’ils ont vécus dans leur chair.
Il s’agit d’un effort de mémoire. Aube dit à sa fille à ce propos qu’« ils sont peu nombreux à se souvenir de la guerre civile des années 1990, et je suis la preuve vivante que cette guerre de dix ans a été réelle. Qu’elle a été sanglante. La dernière preuve je te dis. » (11) L’auteur a choisi de prioriser l’égo, le « je » qui se souvient sur l’objet du souvenir, le quoi du souvenir, il n’avait pas le choix, car le quoi s’est évaporé de la mémoire collective pour se réfugier dans l’inconscience collective, dans l’espace des refoulés, des non-dits et des tabous. Le quoi du souvenir risque de ne pas trouver place dans le récit national et dans l’histoire. Ce n’est pas fortuit que les spécialistes lient le commencement de l’histoire à la découverte et l’usage de l’écriture. L’histoire a tendance à se souvenir et à rapporter que ce qui est écrit.
Ce qui reste ce sont quelques traces physiques et psychiques portées par des individus qui résistent à l’amnésie générale. Cette dernière, selon ce que raconte Aube, est orchestrée par un pouvoir politique qui n’a pas besoin d’un autre référent historique pour son idéologie ; la guerre de libération, la première guerre, lui suffit amplement.
Effectivement, il y a, selon Aube, trop de mémoire de la guerre de libération et trop d’oubli de la guerre civile. Il s’agit d’un abus de mémoire et d’un abus d’oubli dont parle Paul Ricœur dans son livre Mémoire, histoire et oubli. Kamel Daoud fait parler ces traces physiques de la dernière guerre à la manière des historiens, sans ses personnages il n’aurait aucune raison valable pour parler de la « guerre civile ». Ce sont l’équivalent d’archives et de preuves matérielles. Cette guerre risque de disparaitre définitivement de la mémoire collective et de l’histoire avec la disparition des hommes et des femmes qui l’ont vécue et qui en gardent des séquelles.
L’histoire du roman nous fait prendre conscience que tout s’organise dans l’État et dans la société pour oublier cette « guerre civile », c’est une sorte d’abus engendré, selon Paul Ricœur, par « une manipulation concertée de la mémoire et de l’oubli par des détenteurs de pouvoir ». L’existence des deux personnages importants du roman, surtout celle d’Aube, est à l’origine d’un impératif morale de parler de la guerre civile et de continuer à le faire, malgré toutes les interdictions formelles et informelles qui tendent à les en empêcher.
Les personnages principaux de Houris, les égos à qui l’auteur a donné le pouvoir de narrer la décennie noire et d’interpréter la réalité à l’aune de ce qu’ils ont subi dans cette horrible guerre sont eux-mêmes, plus que des témoins, ils sont des preuves matérielles, des vestiges vivants et ambulants de la violence des islamistes. Mais malheureusement, ce sont des vestiges éphémères et temporaires que l’idéologie dominante tente d’étouffer. Malheureusement, il viendra le jour où ces témoins disparaitront et emmèneront avec eux leurs souvenirs et leurs vérités. (A suivre)
Écrivain et docteur en philosophie Ali Kaidi
Notes
1.Kamel Daoud, Houris, Paris: Gallimard, 2024,p.182
2.Ibid., p.38
3.Ibid., p.36
4.Ibid.,p.53
5.Ibid.
6.Ibid.,p.35
7.Ibid.,p..293
8.Ibid.,p.296
10.Ibid.,p.302
11.Ibid.,p.52
12.Ibid