26 avril 2024
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Jean Amrouche s’entretient avec Ferhat Hached

 

Amrouche- Hached
Assassiné le 15 décembre 1952, Ferhat Hached, le secrétaire général de l’UGTT a rencontré Jean Amrouche à Tunis en juillet 1947. L’entretien que nous reproduisons répond aujourd’hui à ces tentatives innommables de vouloir évacuer une commune mémoire syndicale et militante des peuples de l’Ifrikya.

Texte intégral des numéros du journal Combat des 30/7 et 2/8/1947

Tunis, juillet – Que la société tunisienne, encore féodale à certains égard, ait subi depuis quelques années de profondes transformations, rien ne le prouve mieux que la création d’une puissante centrale syndicale tunisienne : l’Union Générale des Travailleurs de Tunisie (UGTT). Je suis allé trouver son secrétaire général, Ferhat Hached, un jeune Kerkennien, ancien secrétaire de l’Union locale des syndicats de Sfax, formé aux disciplines de l’organisation et de l’action ouvrières. C’est un homme petit, aux yeux clairs, dont le visage ouvert et le franc sourire éveillent immédiatement la sympathie. Je raconterai notre entretien très objectivement. Mais on trouvera en note le commentaire et la contradiction que les dirigeants d’autres mouvements syndicaux apportent à ses propos, et qui permettront à nos lecteurs de se faire une idée moins fausse de la situation.

L’UGTT a installé ses services dans une vieille maison arabe sise à la périphérie de la Médina, à la frontière de la ville proprement arabe et la frange italienne. N’imaginez pas des bureaux modernes, quelques building à l’américaine, mais une cour d’une dizaine de mètres de côté, autour de laquelle s’ouvrent des pièces longues et étroites, aménagées tant bien que mal en bureaux, Ferhat Hached compulse des dossiers, rédige des notes, répond au téléphone (généralement en arabe, et sur le ton d’une politesse qui fleure l’ancienne Tunisie), reçoit des délégations. Derrière lui, le portrait d’un jeune homme dont l’expression rappelle celle de Lacoraire : un visage très pur, deux amples coques de cheveux noirs, de grands yeux sombres éclatants de passion. C’est M’hamed Ali, fondateur du premier mouvement syndical autonome en Tunisie, qui fut expulsé en 1926, et qui mourut en exil en 1928. Pendant tout l’entretien, ce visage ne cessera pas de me hanter. Et je sens que ce mort est plus vivant que bien des vivants.

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Action ouvrière

Le secrétaire général de l’UGTT a peut-être conscience du charme indéniable qui émane de lui. Ce qui lui donne de l’assurance et lui permet de répondre avec une grande aisance aux questions embarrassantes. Il s’efforce néanmoins de borner l’entretien au cadre de l’action ouvrière. C’est le terrain le plus ferme, celui où il dispose des repères les plus sûrs.

Jean Amrouche : Vous savez, lui dis-je, que la structure de l’UGTT, que son importance, que le caractère même de son action éveillent de nombreuses critiques ?

Ferhat Hached : Je le sais. Mais les journeaux, étant donné le morcellemnet de l’opinion multiplient les interprétations et mettent partout la confusion. En outre, on ne nous pardonne pas la montée en flèche de notre organisation. On ne nous pardonne pas non plus d’avoir réussi à constituer une centrale syndicale nationale où les corporations les plus traditionnelles et mêmes les professeurs de l’Université de l’Olivier (la Zeitouna – NDLR) se groupent aujourd’hui.

J. A. : Pouvez-vous, pour les lecteurs de Combat, préciser qu’elle est l’importance et quel a été le développement de l’UGTT ?

F. H : L’UGTT groupe aujourd’hui cent mille travailleurs. Elle a été fondée le 20 janvier 1945. Jusque-là il y avait des syndicats autonomes (1) dont le premier fut constitué à Sfax à la fin de 1944. Deux ans plus tard, notre centrale syndicale de Tunis groupait environ quinze milles membres. Vous pouvez apprécier vous-même l’extraordinaire rapidité de la croissance de l’UGTT.

J. A. : Selon vous, quelle est l’importance relative des autres organisations syndicales en Tunisie ?

Ferhat Hached sourit, hésite un instant :

F. H. : UGTT 100000 (2), USTT 15500 au maximum, le Cartel des Syndicats Fédérés (CGT) 5000, CFTC 3000 à 4000.

J. A. : À vous entendre, dis-je, l’UGTT est, de loin, l’organisation la plus puissante.

F. H. : Incontestablement.

J. A. : Cependant, comme se fait-il que vous n’avez pas obtenu d’être admis au sein de la Fédération syndicale mondiale ?

Ferhat Hached sourit encore et m’explique :

F. H. : L’UGTT n’a pas été admise pour plusieurs raisons : la première tient à la personnalité même du président de la FSM, M. Louis Saillant, qui, comme vous le savez, appartient à la CGT. Saillant n’a pas reconnu le succès de l’UGTT qui s’est constituée en organisation autonome contre l’organisation cégétiste de Tunisie. Nos concurrents et nos adversaires sont dans la ligne d’une tradition qui a toujours opprimé les mouvements nationaux. Ainsi, en 1926, on a tué la Fédération tunisienne du travail. En 1938, la CGTT, après avoir été combattue par la CGT, fut dissoute à l’occasion des troubles d’avril.
Devant le succès de l’UGTT, l’Union départementale des Syndicats de Tunisie se constitua en octobre 1946 en centrale syndicale autonome et prit le nom de l’USTT. Dès le mois de décembre 1946, elle était admise au sein de la Fédération syndicale mondiale, tandis que l’UGTT, qui avait déposé sa demande en février 1946, s’en voyait écartée, sous le prétexte qu’il fallait d’abord faire l’unité syndicale en Tunisie. Je sais bien, ajoute Ferhat Hached, qu’on nous reproche d’être une organisation nationaliste, et même raciste. Rien n’est plus faux. Nous sommes une centrale nationale. Nous estimons donc que, comme dans toute centrale nationale, les dirigeants doivent être tunisiens, nous estimons également que la langue officielle doit être l’arabe. C’est une réaction toute naturelle. Mais nous ne sommes ni nationalistes, ni racistes, ni intolérants sur le plan religieux. La preuve en est que dans certaines entreprises, notamment dans les Travaux publics, la Société tunisienne des travaux automobile du Sahel, des ouvriers de toute nationalité et de toute confession adhèrent à l’UGTT. On a même vu le 1er mai dernier, des cordonniers juifs défiler dans le cortège de l’UGTT avec leurs pancartes rédigées en hébreu.

J. A. : Comment est organisée l’UGTT ?

F. H. : Elle est organisée comme toutes les centrales syndicales. Sa structure comporte des unions régionales, des unions locales dans les centres d’une certaine importance et des sections. C’est dans le cadre de cette organisation intérieure que nous donnons l’éducation syndicale qui est la base de l’éducation politique. Nous tenons des réunions, des conférences. Nous avons un journal, La Voix du Travail. Mais le papier nous est chichement mesuré. La direction de l’Information ne nous en donne que pour un tirage de cinq mille exemplaires, alors que le tirage réel est de vingt-mille.

J. A. : Est-ce que les corporations traditionnelles ont adhéré à l’UGTT ?

F. H. : Oui, répond Ferhat Hached. Nous groupons aujourd’hui tous les travailleurs tunisiens. Cette unité à laquelle participent toutes les classes sociales est pour nous un objet de fierté et un gage d’espoir. C’est ainsi que l’un de nos orateurs les plus écoutés est le professeur Fadhel ben Achour. C’est ainsi que les fossoyeurs, les laveurs de morts, comme les fonctionnaires et les ouvriers sont aujourd’hui groupés en syndicats.

J. A. : On peut dire que votre action se développe aujourd’hui librement ?

F. H. : Non, répond Ferhat Hached. Comment voulez-vous que notre action, soit libre, tandis que l’état de siège n’est pas encore levé, que toutes nos réunions, même les réunions privées, sont soumises à l’autorisation préalable, et qu’à l’intérieur même des bâtiments syndicaux, nous devons tolérer la présence de la police ?

J. A. : Sur ce plan, quelles sont vos revendications ?

Ferhat Hached se défend de mener une action politique et de toute inféodation de l’UGTT au Destour.

F. H. : Notre action, dit-il, ne concerne que la classe ouvrière. Nous revendiquons l’usage des libertés politiques dans la mesure où elles sont la condition même de l’exercice de la liberté syndicale. Nous demandons la levée de l’état de siège, nous demandons que la législation sociale soit confiée à des organismes représentatifs auxquels participera effectivement la classe ouvrière, et non au bon plaisir de l’administration. Nous demandons, enfin, que soit créée en Tunisie une Assemblée législative responsable, car le Grand Conseil, qui est une caricature d’assemblée, a refusé les crédits nécessaires à la création d’un corps d’inspecteurs du travail agricole. Vous voyez que nous demandons des réformes de structure, car tous les problèmes sont interdépendants les uns des autres.

J. A. : Avez-vous des idées précises quant à ces réformes de structure dont on parle depuis si longtemps et qui sont certainement à l’étude ?

F. H. : Ce n’est pas notre affaire ; cependant, je peux vous dire que nous réclamons la création d’un véritable gouvernement tunisien responsable devant une Assemblée élue. Quant aux modalités de détail, nous n’y avons pas pensé. Nous avons trop à faire dans notre propre maison.

Je pose alors l’une des questions-clefs.

J. A. : Etes-vous partisan du retour de Moncef Bey ?

F. H. : En tant que UGTT, la question monarchique et la question dynastique ne nous intéressent pas. Ce qui nous intéresse, c’est l’amélioration des conditions d’existence de la classe ouvrière, que seule la démocratie peut assurer. Cependant, en tant que Tunisien, je peux vous assurez que tous les adhérents à l’UGTT demeurent attachés à la personne de Moncef Bey dans la mesure même où ils ont le sentiment qu’une grave injustice a été commise à son égard, et qu’il a été le seul souverain vraiment national et progressiste, qui a porté un intérêt particulier au sort des déshérités.

J. A. : Si j’ai bien compris, votre mouvement groupe principalement les travailleurs des villes. Et qu’advient-il des travailleurs agricoles qui constituent l’immense majorité en Tunisie ?

F. H. : La situation des ouvriers agricoles est véritablement pitoyable. Le salaire moyen actuel est de soixante-cinq franc pour une journée de dix heures. En réalité, en cette saison, la journée de travail dépasse largement ce chiffre. Sans doute fait-on miroiter l’existence de primes pour quelques spécialités, et des avantages en nature consentis par les employeurs dans un esprit plus ou moins paternaliste. Mais ces avantages en nature sont insignifiants et aucun contrôle ne s’exerce sur les employeurs. C’est le fait du prince. C’est dans un autre esprit que nous entendons agir. La charité n’est pas notre affaire, mais la justice sociale. Les syndicats d’ouvriers agricoles se montrent rapidement, malgré toutes sortes de difficultés dues à l’éparpillement, au caractère saisonnier de certains travaux. Il est très difficile de grouper dans des organisations cohérentes une main-d’œuvre flottante, semi-nomade. Cependant nous aboutirons.

J. A. : Que réclamez-vous exactement ?

F. A. : D’abord la création d’un corps d’inspecteurs du travail agricole qui contrôleront les employeurs et les employés. L’extension à l’agriculture de la législation sociale imposant la limitation des heures de travail, un tarif spécial pour les heures supplémentaires et l’octrois des allocations familiales : le création de commissions où siégeront des représentants des travailleurs ; enfin le relèvement des salaires.

J. A. : Et quels sont vos moyens d’action ?

F. H. – Nos adversaires sont puissamment organisés. Les colons font intervenir la gendarmerie pour régler les conflits sociaux. Mais l’UGTT ne trouve aucun appui auprès des autorités locales et des gardiens de l’ordre public. Cependant notre effort d’éducation se poursuit et déjà deux grèves ont été déclenchées, notamment à Gaffour et à Kairouan (3).

J. A. : À vous entendre, les travailleurs agricoles tunisiens ont déjà pris conscience de leurs intérêts de classe, et ils ressentent la nécessité de se grouper.

F. H. : Oui indiscutablement. Et l’UGTT se préoccupe de leur donner ainsi qu’à ses nombreux membres, l’éducation syndicale et de développer aussi l’éducation professionnelle. Mais les moyens manquent, notamment les locaux et les cadres. L’industrialisation rapide de la Tunisie, dans la mesure même où nous manquons de techniciens et d’ouvriers qualifiés, la mécanisation de l’agriculture, ont eu pour effet, et auront bien davantage encore pour effet dans l’avenir, si l’on s’engage dans cette voie, de grossir l’armée des chômeurs. Vous savez qu’i y a en Tunisie plus de sept cent mille enfants non scolarisés, par manque de locaux. Or, l’on fait très peu pour lutter contre l’analphabétisme et aujourd’hui encore nous assistons à un afflux de main-d’œuvre importée. S’il s’agissait de techniciens, nous les accueillerions avec joie. Mais il s’agit surtout de manœuvres et d’ouvriers sans qualification spéciale qui concurrencent dangereusement la main-d’œuvre locale qui ne trouve pas à s’employer. C’est la conséquence d’une politique, la politique du peuplement européen que nous jugeons dangereuse.

J. A. : Oui, répondis-je. Vous n’êtes pas au bout de vos peines. Mais nous abordons les problèmes politiques qui débordent le cadre de cet entretien. Je vous ai pris déjà beaucoup de temps.

Note :
(1) – Les dirigeants de l’USTT accusent le Secrétaire Général du Gouvernement tunisien d’avoir favorisé les Syndicats autonomes pour affaiblir la CGT, en vertu du vieux principe : diviser pour régner.
(2) – L’USTT contredit sur ce point l’UGTT puisqu’elle affirme qu’elle groupe en son sein 70000 travailleurs payant leur cotisation. Si l’on additionne les chiffres, on obtient un nombre sup »rieur au total des syndiqués tunisiens estimé à 120000 environs ! Comme on voit chaque organisation tient à ses propres chiffres.
(3) – On m’a signalé que les grèves n’éclatent que chez les colons français. Il ne s’agirait donc pas seulement d’une action de classe. On m’a signalé aussi que l’UGTT admettait dans son sein certains employeurs tunisiens.

Entretien proposé par Mohamed Karim Assouane, universitaire

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