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« Les Lieux de mémoire de la guerre d’indépendance algérienne » d’Emmanuel Alcaraz

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« Les Lieux de mémoire de la guerre d’indépendance algérienne » d’Emmanuel Alcaraz

De tous les pays de l’ex-empire colonial français, l’Algérie se caractérise par une « boulimie commémorative » selon l’expression de Pierre Nora. Dans une préface enlevée, Aïssa Kadri, Professeur émérite à l’Université de Paris VIII, démontre que si le modèle des Monuments aux morts de la Grande Guerre commémore le souvenir des héros morts pour la patrie et peut être justement évoqué, le cas algérien est spécifique d’un régime figé qui a instrumentalisé la mémoire officielle à son bénéfice. Elle entre dans le lourd processus de légitimation du pouvoir autour d’une mémoire expurgée, mythifiée, formelle, qui ne tient pas compte des mémoires dissidentes apparues depuis le printemps berbère de 1980.

Face à ces témoignages de plus en plus nombreux qui libèrent la parole, les caciques du régime n’ont de cesse d’allumer des contre-feux mémoriels. C’est une sorte de «recharge sacrale» autour des fondamentaux patriotiques, notamment lors de la prolifération de mémoriaux divers pendant « la décennie noire » des années 1990 où la contestation islamiste alla jusqu’à souiller des Monuments aux morts.

C’est dire l’importance de l’enquête sur le terrain et de croisement d’archives algériennes et françaises d’Emmanuel Alcaraz, prolongement de sa thèse soutenue en 2012 à l’Université de Paris XIII. Fils d’un Français né à Oran, diplômé de Sciences Po Aix, inspiré par Bruno Etienne, Benjamin Stora ou Henri Rousso, ce jeune chercheur enseigne au lycée Gustave Flaubert à La Marsa à Tunis. Son esprit critique livre une analyse mémorielle des plus novatrices qui met à mal la mémoire « lissée, exclusiviste, moniste » du récit collectif de l’Algérie contemporaine qui vit dans une reconstruction permanente de son histoire. Pour ce faire, l’auteur offre un choix d’exemples significatifs.

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L’introduction, lumineuse, montre qu’en raison de cette mémoire contrôlée, sont peu représentées des familles originelles du nationalisme algérien : le courant arabo-réformiste de Ben Badis ou le messalisme ostracisé jusqu’en 1999 où Bouteflika réhabilita le zaïm. En outre, les mémoires dissidentes ont leur propre interprétation, comme pour le congrès de la Soummam pour lequel n’ont pas la même approche FFS, RCD et Mouvement pour l’autodétermination de la Kabylie. Est bien résumé le débat ouvert sur les origines du nationalisme algérien.

La mémoire officielle, qui tient d’un bricolage empirique selon Omar Carlier, nie le multiculturalisme à la fois, berbère, arabe, musulman, africain… Sans oublier les strates des quatre langues : amazigh, arabe littéraire, arabe classique et français. Les colons, dont on oublie l’histoire, ne sont que des ennemis et des faire-valoir de la nation en résistance, bien que le concept national algérien soit fondé sur le combat et la notion d’Etat-nation  importée d’Europe. Dans un effort de périodisation, l’auteur retient trois dates-clefs en tenant aussi compte des panthéons locaux et de la reconstruction de la guerre d’indépendance par le pouvoir, tout en distinguant les différentes générations de mémoriaux et leurs fonctions de devoir de mémoire et civique :

  • 1971, Boumedienne crée le Centre national des archives historiques, dont Mostefa Lacheraf est le premier directeur. Cet organisme est rattaché à l’Intérieur et est à l’origine de la mémoire officielle et de la rédaction des manuels scolaires.

  • 1984, sous Chadli, 30e anniversaire de la « Toussaint rouge » qui se traduit par une ouverture mémorielle : réinhumation au cimetière national d’El Alia à Alger d’Abane Ramdane, Mohammed Khider, Krim Belkacem.

  • 1999, Bouteflika donne le nom de Messali Hadj à l’aéroport de Tlemcen.

Sur ces fondements suivent cinq chapitres particulièrement riches. Les deux premiers concernent les mémoriaux, symboles du deuil collectif et patriotique de la nation, et héritage colonial. Les premiers sont érigés pendant la guerre au Maroc et en Tunisie pour témoigner devant la communauté internationale de la légitimité du combat. A l’indépendance, beaucoup de monuments aux morts sont détruits ou réemployés au bénéfice des chouhada (martyrs). Cette densité est sans exemple dans un pays musulman. Les noms des chouhada peuvent figurer sur plusieurs Monuments, c’est-à-dire des lieu de naissance et lieu de mort ou de disparition, mais aussi sur la place du village et dans le carré militaire du cimetière, chose rare en pays d’islam. On constate parfois une exagération du nombre de tués comparé au nombre de tombes, parfois vides, il faut dire aussi que tous les corps n’ont pas été identifiés ou trouvés (« corvées de bois » et autres horreurs coloniales).

Ces mémoriaux, surtout pour ceux de Kabylie et des Aurès, glorifient à juste titre une paysannerie en armes, tout en restant, dans le protocole des commémorations, un instrument de légitimation du pouvoir, afin que les tenants du « système » puissent montrer leur appartenance-descendance issue de la même souche que les héros de l’indépendance morts sous la torture ou les armes à la main. Plus qu’un devoir civique, ils correspondent à ce « devoir de mémoire » prôné par tous les moyens par la puissante Fondation pour le 8 mai 1945. Pour les mémoriaux qui concernent les grandes villes où, le plus souvent, on constate une glorification de l’ALN de l’extérieur que le régime met en avant avec les beaux uniformes représentés, on attendait une remarque sur leur style dans la statuaire outrageusement « pompier ». Elle copie les laideurs ostentatoires staliniennes des ex-dictatures des pays du bloc soviétique ou de la Chine communiste.

Quant à la majorité des mémoriaux pour lesquels on a utilisé céramique et fresque, si on retrouve l’art calligraphique algérien, on est cependant très loin dans ses figurations naïves, du grand art pictural de l’école algérienne dont Mohammed Racim fut le grand maître. Il aurait fallu le souligner, même si le thème principal des représentations demeure la répression commise par les forces de l’ordre françaises que les couleurs criardes soulignent à juste titre.

Des plus passionnants, le chapitre III concerne le Musée central de l’armée inauguré sous Chadli le 1er novembre 1984. Il sacralise cette date trente ans plus tôt, glorifiant surtout l’ALN de l’extérieur. Ce grand et majestueux monument est peu fréquenté (82 000 visiteurs, y compris les scolaires en 2012 pour le cinquantenaire de l’indépendance). Il évoque la « culture de l’affliction » d’une indépendance chèrement acquise, leçon pour les jeunes générations. Il incarne une volonté de consensus national face aux montées des régionalismes et de l’islamisme.

L’idéologie arabo-musulmane prend ici le contre-pied du Printemps berbère de 1980 et ses suites, tout en soulignant l’aspect religieux du djihad de la guerre de libération dont les attendus politiques sont peu évoqués, en dehors du 8 mai 1945 ou d’une évocation du rôle de Ferhat Abbas. En insistant sur la culture de guerre depuis Massinissa et Abd el-Kader, ce haut lieu de mémoire contribue à décoloniser l’histoire. Toutefois, comme dans le dernier chapitre consacré aux combats d’El Djorf , dans les Nemenchas, l’auteur ne critique pas l’emploi surabondant du terme de « bataille » dans ce musée, alors que sans attendus stratégiques vu la faiblesse des moyens et des effectifs engagés (tout au plus quelques centaines d’hommes/combat),  on reste seulement au niveau tactique. Ce qui n’enlève rien à la pugnacité, au courage des combattants de l’ALN qui déclinèrent toutes les variantes de la guérilla. La seule bataille de la guerre d’Algérie, toutes forces concentrées, reste celle de la frontière orientale en 1958. Mais après la victoire militaire française sur le terrain, stricto sensu suite aux effroyables effets du « plan Challe » pour les populations algériennes, l’auteur a raison de rappeler l’échec de la politique de « pacification » entreprise par les forces armées coloniales. Le tout aboutissant, on le sait, à une défaite morale (tortures, exactions, crimes de guerre), diplomatique et politique pour la France.

Relatif à la mémoire nationale et la mémoire contestataire du Congrès de la Soummam à Ifri-Ouzellaguen, le chapitre IV apporte beaucoup. Il est un des rares lieux où peuvent s’exprimer en même temps les deux mémoires antagonistes à propos de ce congrès qui aurait dû fonder le système politique algérien après l’indépendance sur la primauté du politique sur le militaire. La « culture de l’affliction » est ici mise en scène, sans aucune référence à la langue amazighe pendant plus de vingt ans, dans le sens d’une mise en conformité avec la mémoire officielle de la guerre d’indépendance (bien que dans le texte final de ce Congrès, le 20 août 1956, la nation algérienne ne soit pas identifiée à l’islam). Pareille approche, note l’auteur, ne pouvait que soulever l’ire d’Aït Ahmed et de son parti le FFS qui finit par évincer les autres composantes de la contestation kabyle sur ce haut lieu, tandis qu’à partir de 2006 les commémorations officielles devenaient de plus en plus discrètes. Les « visites pieuses » s’inscrivent pour les Kabyles dans une revendication de démocratisation confisquée depuis 1962 par le régime.

C’est une critique frontale du rôle politique de l’armée tenant encore les rênes du pouvoir. Il est dommage qu’Emmanuel Alcaraz ne s’interroge pas sur les raisons de la non-publication, à ce jour, des actes de deux colloques internationaux sur le Congrès, celui de juillet 2012 à Ifri-Ouzellaguen et celui d’août 2016 à Thiniri dans l’APC d’Akfadou.

Malgré quelques longueurs, oublis ou répétitions, ce travail fondamental fera date dans la connaissance de la mémoire de ce pays à la fois si proche et si lointain, l’irréductible Algérie.

J.C.J

Emmanuel Alcaraz, Les Lieux de mémoire de la guerre d’indépendance algérienne, préface d’Aïssa Kadri, Paris, Karthala, octobre 2107, 310 p., 24 euros.

Auteur
Jean-Charles Jauffret

 




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